ArticlePDF Available

Du capital à la propriété: Histoire et justice dans le travail de Thomas Piketty

Authors:

Abstract

Le présent article revient sur le dernier ouvrage de Thomas Piketty, Capital et idéologie (2019). Nous commençons par inscrire l’ouvrage dans l’argument développé par l’auteur dans ses précédents ouvrages, avant d’en souligner un certain nombre de limites. Nous questionnons d’abord la manière dont Piketty pense le capitalisme, avant d’en venir à sa théorie de l’idéologie. Enfin, nous tenterons de définir les contours et limites du projet de dépassement du capitalisme de Piketty, c’est-à-dire sa vision d’une société juste, d’un « socialisme participatif », développée au dernier chapitre de l’ouvrage. Codes JEL : B4 ; B51 ; D63 ; N01.
THOMAS PIKETTY, LE CAPITALISME ET LA
SOCIÉTÉ JUSTE
Documents de travail GREDEG
GREDEG Working Papers Series
Nicolas Brisset
Benoît Walraevens
GREDEG WP No. 2020-32
https://ideas.repec.org/s/gre/wpaper.html
Les opinions exprimées dans la série des Documents de travail GREDEG sont celles des auteurs et ne reèlent pas nécessairement celles de l’institution.
Les documents n’ont pas été soumis à un rapport formel et sont donc inclus dans cette série pour obtenir des commentaires et encourager la discussion.
Les droits sur les documents appartiennent aux auteurs.
The views expressed in the GREDEG Working Paper Series are those of the author(s) and do not necessarily reect those of the institution. The Working
Papers have not undergone formal review and approval. Such papers are included in this series to elicit feedback and to encourage debate. Copyright belongs
to the author(s).
1
Thomas Piketty, le capitalisme et la société juste
Nicolas Brisset
Université Côte d’Azur, CNRS, GREDEG, France
1
Benoît Walraevens
Université de Caen-Normandie, CNRS, CREM, France
GREDEG Working Paper No. 2020-32
Résumé : Le présent article revient sur le dernier ouvrage de Thomas Piketty, Capital et
idéologie (2019). Nous commençons par inscrire l’ouvrage dans l’argument développé par
l’auteur dans ses précédents ouvrages, avant d’en souligner un certain nombre de limites.
Nous questionnons d’abord la manière dont Piketty pense le capitalisme, avant d’en venir à sa
théorie de l’idéologie. Enfin, nous tenterons de définir les contours et limites du projet de
dépassement du capitalisme de Piketty.
Mots clefs : Thomas Piketty, Capitalisme, Propriété, Idéologie, Justice sociale.
Abstract: This article is devoted to Thomas Piketty's latest book, Capital and Ideology
(2019). We begin by placing the book within the argument developed by the author in his
previous works, before pointing out a number of limitations. We first question Piketty's way
of thinking about capitalism, before coming to his theory of ideology. Finally, we will try to
define the contours and limits of Piketty's project of overcoming capitalism.
Keywords: Thomas Piketty, Capitalism, Property, Ideology, Social Justice.
JEL codes : B4 ; B51 ; D63 ; N01.
1
Les auteurs remercient Muriel Dal Pont Legrand, Maxime Desmarais-Tremblay, Raphaël Fèvre, Jean-Luc
Gaffard, Dorian Jullien et Matthieu Renault pour leurs remarques.
2
Introduction
Capital et idéologie est le troisième ouvrage majeur de Thomas Piketty, après Les hauts
revenus en France au XXe siècle (Piketty 2001) et Le capital au XXIe siècle (Piketty 2013).
Chacun de ces livres a connu un grand succès, permettant à son auteur d’acquérir un statut
d’intellectuel international (Brissaud et Chahsiche 2017). L’ouvrage est à la fois une
extension de l’analyse salutaire développée dans Le capital au XXIe siècle, une synthèse de
certaines recherches en économie et en sciences sociales et un livre de recommandations
politiques, fondées sur ce que Piketty considère et définit comme une société juste. À ce titre,
le livre peut également être lu comme un ouvrage de philosophie politique.
Les recommandations formulées par l’auteur s’appuient sur une idée simple, mais
essentielle : les inégalités – qu’elles soient économiques (de revenu et de patrimoine), sociales
(par exemple éducatives) ou politiques (accès aux processus de prise de décisions collectives)
– non seulement ne reposent sur aucun fondement naturel, mais sont le fruit de constructions
sociopolitiques. Il importe donc de faire l’histoire de ces processus de construction, ceci en
mettant en perspective les systèmes idéologiques qui, à travers le temps, ont tenté de justifier
(nous y reviendrons) les formes d’inégalités propres aux différentes configurations
institutionnelles, formant ce que l’auteur appelle des « régimes inégalitaires ». Piketty en
étudie principalement cinq : le féodalisme, le propriétarisme, la social-démocratie, le
communisme et le néopropriétarisme. Les deux premiers ouvrages de l’auteur avaient reçu
leur lot de critiques, appelant pour la plupart une réponse. L’absence d’explication de la
croissance, et en définitive de la dynamique des inégalités, avait notamment été au cœur des
débats, faisant dire que Le capital au XXIe siècle était en définitive dénué de toute théorie du
capitalisme. Dans cet article, nous nous proposons d’abord de lire le dernier livre de Piketty
comme une tentative de réplique, plus ou moins convaincante, à cette critique. À ce titre,
l’ouvrage de Piketty est d’un intérêt certain. D’une part il poursuit la grande fresque entamée
3
dans ces deux premiers ouvrages, fournissant une image toujours plus précise de l’évolution
générale des inégalités économiques dans le monde. D’autre part, il précise les mécanismes
idéologiques et politiques ayant participé à cette évolution. On verra néanmoins que
l’approche proposée souffre de certaines limites, notamment dans le cadre d’une
compréhension fine de la production sociale des inégalités. Nous nous concentrerons sur trois
points : la manière dont Piketty pense le changement économique, son approche des inégalités
(qu’elles soient de revenu ou de richesse), et enfin sa façon d’aborder la justification
idéologique de ces dernières.
Nous nous attarderons ensuite sur le 17e et ultime chapitre de Capital et Idéologie,
intitulé « Éléments pour un socialisme participatif au XXIe siècle », dans lequel Piketty
développe un ensemble de propositions de réformes permettant, selon ses propres termes, la
mise en place d’une société et d’une « démocratie juste ». Nous tenterons de définir les
origines intellectuelles, les contours et les limites du projet de dépassement du capitalisme de
Piketty.
I : Une histoire du capitalisme et de son idéologie
I.I : Les inégalités et leur légitimation : du capital à
l’idéologie.
Succès planétaire, Le capital au XXIe siècle a suscité de nombreuses discussions, notamment
relatives à l’usage du terme « capital » dans un ouvrage dénué de toute théorie véritable du
capitalisme (Boyer 2013 ; Harvey, 2014 ; Zarka 2015). La principale limite de cet ouvrage
était en définitive, selon ces critiques, de ne pas considérer suffisamment les relations entre
accumulation du capital et dynamique économique. En particulier, l’analyse développée par
4
l’auteur ne liait les tendances inégalitaires et la dynamique économique que par le biais d’une
relation séculaire : la désormais fameuse loi
𝑟 > 𝑔
. Ainsi, l’accumulation croissante de capital
entre les mains d’une petite fraction de la population y était expliquée par l’existence d’une
tendance de long terme à l’infériorité de la croissance économique (
𝑔
, considérée comme
exogène) vis-à-vis du rendement du capital (r, également considéré comme exogène),
hypothèse qui range Piketty du côté des théoriciens de la stagnation séculaire (Backhouse et
Boianovsky 2016). Plus précisément, non seulement la répartition de la richesse entre les
différents types d’acteurs (ménages, investisseurs, rentiers) semble n’avoir aucun impact en
retour sur la dynamique du capitalisme (Krusell et Smith, 2015 ; Gaffard 2015), mais il n’est
fourni aucune explication de la dynamique en faveur des revenus du capital. Un point que n’a
pas manqué de souligner Robert Boyer, pour qui la grande absente de l’architecture de Piketty
est « la domination que codifie le rapport salarial » (Boyer 2013). Il s’ensuit que la
redistribution progressive, dont l’auteur est un fervent défenseur (Landais, Piketty et Saez
2011), est en définitive réduite à un palliatif des tendances séculaires de l’économie. De sorte
que les déséquilibres inégalitaires ne semblait en rien pouvoir fragiliser le système
d’accumulation (Delalande 2015).
Capital et idéologie peut être lu comme une réponse à cette critique par la mobilisation
d’une histoire longue des relations entre accumulation et régimes de propriété. Incidemment,
l’auteur glisse du concept de « capital » à celui de « propriété », alors même que le titre de
l’ouvrage conserve le terme « capital ». L’analyse aurait mérité une discussion concernant ce
glissement sémantique, notamment suite aux débats qu’avait suscité la manière dont Piketty
définissait le capital, prenant en compte de manière indifférenciée le capital productif et non
productif (Homburg 2015 ; Bonnet, Bono, Chappelle et Wasmer 2015 ; Magness et Murphy
2015), ce qui participe en définitive à ne pas considérer le capital comme un rapport social,
nous y reviendrons. De ce point de vue, il peut sembler plus cohérent de parler de propriété
5
plutôt que de capital. Néanmoins, la question du lien entre type de propriété et usages
différenciés du capital (productif ou improductif) reste intacte.
L’un des intérêts majeurs de Capital et idéologie réside selon nous dans le fait qu’en
institutionnalisant la problématique de l’accumulation de capital (en considérant l’économie
comme encastrée dans un système légal et idéologique), Piketty tend à pallier, au moins en
partie, le manque d’assise théorique de l’ouvrage de 2013. En effet, les régimes de propriété
successifs, parce qu’ils encadrent les mouvements d’actifs économiques, participent à la
constitution de régimes d’accumulation, de sorte que la dynamique économique trouve ses
racines dans les systèmes légaux et idéologiques
2
. Chez Piketty, la notion de propriété est
abordée à la fois sous l’angle formel, celui du droit, et sous l’angle informel, celui de
l’idéologie. Nous reviendrons sur la pertinence de cette approche dans la prochaine section.
Cette perspective indique une variation majeure vis-à-vis de ses travaux antérieurs, dont fait
montre la référence appuyée aux travaux de Karl Polanyi (Piketty 2019, 490-492). Comme
chez l’auteur hongrois, les différents régimes de propriété (chez Piketty, les sociétés ternaires,
le propriétarisme, la social-démocratie, le communisme et le néopropriétarisme) sont porteurs
de contradictions les menant à des crises. Ces crises ne sont pas tant économiques que
sociales. Piketty évoque trois « fragilités » des sociétés propriétaristes, reposant toutes sur un
mouvement de « dérive inégalitaire » : les inégalités de patrimoine et de revenus, les
inégalités coloniales et enfin, le « défi nationaliste et identitaire ». Ces fragilités ne sont pas
létales en tant que telles pour les régimes d’accumulation, du moment que ces derniers sont
soutenus par des systèmes idéologiques efficaces. L’objectif affirmé de l’ouvrage est
précisément de comprendre la manière dont l’idéologie propriétariste n’a pu pallier ces
2
Piketty se rapproche ici d’un auteur comme John Roger Commons (1924), connu pour avoir fait l’histoire du
capitalisme américain à partir de l’évolution des définitions des concepts juridiques, et notamment de celui de
propriété (Brisset 2013).
6
fragilités, menant le capitalisme aux grandes crises de la première moitié du XXème siècle
(Piketty 2019, 241-242).
De manière générale, les systèmes idéologiques encadrent, déterminent en même
temps qu’ils protègent les régimes d’accumulation sous forme de soupapes discursives :
On notera également que s’il existe dans l’histoire un certain nombre de sociétés s’approchant de
l’inégalité maximale du revenu en termes de part du décile supérieur (avec des niveaux autour de
70%-80% du revenu total dans les sociétés esclavagistes et coloniales les plus inégalitaires, et
autour de 60%-70% dans les sociétés actuelles les plus inégalitaires, en particulier au Moyen-
Orient et en Afrique du Sud), il en va différemment pour la part du centile supérieur. Les niveaux
les plus élevés se situent autour de 20%-35% du revenu total (voir graphique 7.4), ce qui reste
considérable, mais ce qui reste beaucoup plus faible que les 70%-80% des richesses annuelles
produites que le centile supérieur pourrait en théorie s’approprier, dès lors que le niveau de vie
moyen dépasse trois-quatre fois le niveau de subsistance (voir graphique 7.6). Sans doute
l’explication tient-elle au fait qu’il n’est pas si simple de bâtir une idéologie et des institutions
permettant à un groupe aussi étroit qu’un centile de convaincre le reste de la société de lui céder le
contrôle de la quasi-totalité des ressources. (Piketty 2019, 321-322)
L’émergence et le renforcement des inégalités primaires de revenu restent l’invariant de la
dynamique économique capitaliste. Lorsque l’idéologie ne parvient plus à les justifier, le
système de propriété change. C’est ainsi qu’en suivant, de manière plutôt lointaine, les
analyses de Karl Polanyi, mais également d’Hannah Arendt, Piketty envisage l’irruption des
régimes fasciste et soviétique comme venant répondre aux contradictions sociales du
capitalisme propriétariste : les niveaux d’inégalités atteints à la Belle Époque devenaient
incompatibles avec la défense du caractère a priori émancipatoire de la propriété privée. Des
niveaux d’inégalités notamment dus à une internationalisation d’un capitalisme industriel
protégé par les traités internationaux de libre-échange, l’étalon-or et l’équilibre des puissances
occidentales.
7
L’introduction d’une dialectique sociétale (le propriétarisme produisant ses propres
limites sociales) correspond à un ensemble de considérations contemporaines vis-à-vis des
crises du capitalisme insistant sur le caractère social de ces dernières. L’analyse de Piketty se
rapproche sur ce point des travaux de Nancy Fraser relatifs à la manière dont le capitalisme
tend à scier la branche sociale sur laquelle il est assis (2014a et 2014b). On peut à ce titre
évoquer la massification du système éducatif. En effet, cette dernière constitue un des
fondements du développement capitaliste au XXème siècle, que ce soit par le biais de la
légitimation des inégalités économiques via la fiction de la méritocratie ou en raison de la
formation des masses de travailleurs.euses destinés à valoriser le capital par leur travail. Pour
autant, Piketty montre que les systèmes « propriétaristes » tendent à refermer l’accès à
l’éducation supérieure, ce qui a potentiellement des effets sur la croissance économique : les
inégalités éducatives constituent, selon Piketty, une des explications des faibles niveaux de
productivité et de croissance à partir des années 1980 aux États-Unis (Piketty 2019, 633-635).
L’autre exemple, largement détaillé par l’auteur dans l’ensemble de ses travaux, est le lien
entre creusement des inégalités économiques (de patrimoine et/ou de revenus) et croissance :
alors que la croissance de ce qu’on a pris pour habitude d’appeler les « Trente Glorieuses »
était fondée sur des politiques (re)distributives ambitieuses, le tournant idéologique des
années 1980, notamment en ce qui concerne les politiques de redistribution, va également de
pair avec des performances moindres en termes de croissance économique.
Une telle liaison vient nuancer les lois fondamentales du capitalisme mises en avant
dans Le capital au XXIe siècle – puisqu’il s’agit d’endogénéiser la croissance – sans pour
autant que l’auteur ne révise son appréhension du capitalisme en tant que système
économique. En effet, le principal apport de Capital et idéologie est plutôt d’élargir son
analyse à l’histoire de la redistribution et de sa justification. Autrement dit, les limites de sa
théorie économique semblent être compensées par une « théorie » de la dynamique politique
8
de la justification des clés de répartition des richesses, un élément dont l’absence avait été
notée (et critiquée) dans son ouvrage de 2013 (Soskice 2014). L’analyse de cette dynamique
permet à Piketty d’établir un lien (plus ou moins détaillé) entre propriété et pouvoir politique.
Cette réflexion est déclinée de trois manières. D’abord en étudiant la question de la
gouvernance des entreprises et plus généralement de la représentation salariale au sein de
celle-ci, sur laquelle nous reviendrons. Ensuite en abordant les flux internationaux de capitaux
comme des armes de domination dans les contextes coloniaux et postcoloniaux. Enfin,
l’ouvrage s’attarde longuement sur la dynamique électorale occidentale ayant mené à
l’émergence d’une gauche brahmane profitant de la montée des inégalités. Dans chacun de
ces cas, la propriété et les inégalités sont analysées comme relais du pouvoir : au niveau de
l’entreprise, au niveau national et au niveau international.
Dans les deux sous-sections suivantes, nous nous proposons d’insister sur plusieurs
éléments qui, à notre sens, constituent des faiblesses de l’argument d’ensemble de l’ouvrage.
Premièrement, la « naturalisation » de la dynamique d’accumulation inégalitaire avant
redistribution a des conséquences historiographiques importantes dans le cadre d’une histoire
du capitalisme. Deuxièmement, la manière dont l’auteur utilise la notion d’idéologie est
problématique dans la mesure où non seulement celle-ci est définie de manière très lâche,
mais le fond de cette idéologie n’est en définitive jamais abordé. Hormis quelques romans,
films et discours politiques, rien ne permet de comprendre véritablement le contenu des
idéologies propriétaristes et néo-propriétaristes. La très grande diversité des analyses nous
oblige nécessairement à mettre de côté un grand nombre de développements pour nous
concentrer sur ce qui nous semble être la substantifique moelle d’une riche argumentation.
9
I.II : Le capital sans capitalisme : la propriété comme concept
clef
Capital et idéologie repose donc sur une double histoire : une histoire quantitative des
inégalités de revenu et de propriété, ainsi qu’une histoire des idéologies les légitimant. La
propriété s’accumule en raison de dynamiques propres à l’économie, cette accumulation étant
légitimée par la forme légale de la propriété privée. Est-il pertinent néanmoins de faire reposer
tout l’édifice analytique sur la définition de la propriété privée ? Il nous semble qu’une
manière possible d’aborder cette question est de nous concentrer sur une problématique
centrale de l’histoire économique, à savoir celle du passage d’un système économique et
social à un autre, c’est-à-dire d’un régime d’accumulation à un autre. Piketty aborde par
exemple la problématique de la transition des régimes féodaux vers le régime capitaliste par le
truchement des débats politiques quant au périmètre de la propriété privée légitime (c’est ainsi
que sont abordées les discussions relatives à l’imposition). De sorte qu’on passe,
insensiblement, de l’histoire du capitalisme à celle de la propriété. Ce glissement a ceci de
positif qu’il permet de se focaliser sur le périmètre légal et idéologique de la propriété privée.
Néanmoins, cette lecture ne va pas sans poser un certain nombre de problèmes, nous
renvoyant à des débats anciens sur la nature de la transition des régimes féodaux aux régimes
capitalistes, transition au cœur de l’ouvrage de Thomas Piketty.
L’étape certainement la plus connue de ce débat fut la publication par Maurice Dobb, en
1946, de Studies in the development of capitalism (Dobb 1946). Un ouvrage qui appela la
célèbre critique de Paul Sweezy (1950), point de départ d’un riche débat (Hilton 1976). Ce
dernier portait essentiellement sur la nature des facteurs ayant provoqué l’effondrement
progressif des sociétés féodales et l’émergence du capitalisme. Alors que Dobb défendait
l’idée que ces facteurs étaient internes au système féodal anglais (dans une dynamique alliant
10
lutte des classes et développement des forces productives), Sweezy insistait sur la perversion
de l’ordre féodal par le commerce marchand, suivant en cela l’œuvre d’Henri Pirenne (1951).
Piketty, quant à lui, ne nous livre jamais clairement la clef conceptuelle de son analyse. Il
entend identifier une multitude de facteurs de « bifurcations », mais il est clair que la ligne
directrice reste l’émergence de la propriété privée. Ainsi met-il en avant l’hypothèse, qu’il
emprunte à Giacomo Todeschini (Todeschini, 2017), selon laquelle la propriété ecclésiastique
a ouvert la voie à la propriété moderne et au capitalisme :
Au final, la thèse sous-jacente est que le droit de propriété moderne (dans ses dimensions
émancipatrices comme d’ailleurs dans ses dimensions inégalitaires et excluantes) n’est pas en
1688, quand le propriétaire anglais (noble ou bourgeois) a voulu se protéger face à son souverain,
ni même en 1789, quand le révolutionnaire français a voulu opérer la « grande démarcation » entre
appropriations légitimes des droits sur les biens et illégitimes des droits sur les personnes : ce sont
les doctrines chrétiennes qui l’ont élaboré au fil des siècles pour assurer la pérennité de l’Église en
tant qu’organisation à la fois religieuse et possédante. (Piketty, 2019 : 124-5)
D’une part, c’est ici l’émergence de la propriété privée qui marque l’avènement du
capitalisme, d’autre part, ce mouvement a pour origine une lutte pour le maintien d’une
position dominante de la part de l’Église. On peut donc ranger l’argument du côté des lectures
endogènes de la transition, à la Dobb. En effet, ce serait la logique même du féodalisme, la
propriété ecclésiastique, qui aurait donné naissance au capitalisme. Néanmoins, c’est ici que
se situe, selon nous, l’une des grandes faiblesses de l’ouvrage : contrairement à ce qu’on peut
trouver dans la littérature classique sur cette question, les mécanismes de transformation ne
sont jamais véritablement explorés. Ainsi, deux questions restent ouvertes. D’abord, comment
se construit, à partir du régime de propriété féodal, la propriété privée au sens moderne du
terme ? Ensuite, dans quelle mesure la propriété privée donne-t-elle naissance au régime
d’accumulation capitaliste ? Bien entendu, la réponse qu’on donnera à ces question dépendra
des représentations du féodalisme et du capitalisme dont on se dote, ainsi que de la manière
11
dont on conçoit le rapport entre l’économie et le droit. Ces points furent particulièrement
débattus au moment d’une seconde controverse à propos de la transition, le Brenner Debate.
Dans son célèbre article « Agrarian Class Structure and Economic Development in Pre-
Industrial Europe », publié en 1976 dans la revue britannique Past and Present, Robert
Brenner souligne la faiblesse des analyses présupposant l’existence d’une volonté
d’accumulation de capital, qui aurait été jusqu’alors contenue par les règles institutionnelles
des systèmes féodaux (droits de douane, cloisonnement des marchés, interdiction de l’usure,
etc.). À ne considérer l’histoire du passage des sociétés féodales aux sociétés capitalistes que
par le prisme de la propriété, sans considérer que celle-ci est le résultat de relations sociales
(réglées de manières formelles et informelles) entre producteurs (travailleurs.ses) et
propriétaires, spécifiant l’accès aux moyens de production et aux moyens de subsistance ce
que Brenner nomme des « relations sociales de propriété » (Brenner 2007)
3
, et Marx les
« rapports de production » –, on ne comprend tout simplement pas l’émergence de deux
phénomènes centraux du capitalisme : l’accumulation de capital et la croissance économique.
Dans quelle mesure les comportements d’accumulation (soutenus par des rapports de
productions spécifiques) et d’amélioration des processus de production deviennent-ils les
moteurs du système économique à partir du moment où la propriété moderne est établie ?
Autrement dit, il est nécessaire de comprendre pourquoi, comme le souligne Piketty (2019 :
171), « le capital n’est jamais paisible ». Dans le cas contraire, l’analyse historique ne fait que
présupposer ce qu’elle se doit d’expliquer (Meiksins Wood, 2009). Piketty définit le
capitalisme ainsi :
Le capitalisme peut se voir comme un mouvement historique consistant à repousser sans cesse
davantage les limites de la propriété privée et de l’accumulation d’actifs, au-delà des formes
traditionnelles de la détention et des frontières étatiques anciennes. (Piketty, 2019 : 190)
3
Sur cette notion, voir Dufour et Rioux (2008).
12
Dans quelle mesure l’apparition de la propriété privée moderne donne-t-elle naissance à cette
tendance à l’accumulation ? De nombreux historiens ont montré que les possesseurs (par
privilège) de l’appareil productif dans le cadre du féodalisme, qu’ils soient seigneurs
(Brenner, 1997) ou marchands (Meiksins Wood, 2002), n’avaient simplement aucun intérêt à
investir dans cet appareil productif, et donc aucun intérêt à accumuler du capital
4
. Pour
comprendre l’émergence de cet intérêt, il ne suffit pas de poser la propriété privée moderne,
encore faut-il comprendre la manière dont celle-ci prend place et se définit au sein d’une
société féodale dont la structure est simplement antinomique avec la propriété privée
moderne, réunissant entre les mains d’une seule personne usus, fructus et abusus. Encore faut-
il comprendre la manière dont cette définition s’inscrit dans la dynamique économique et
politique du féodalisme. Ce qu’il n’est possible de faire qu’en dépassant la représentation
extrêmement simplifiée de ces sociétés en trois ordres. En effet, comme le montre très bien
bon nombre d’historiens et d’historiennes, la transition du féodalisme au capitalisme trouve
ses mécanismes dans les luttes entre des groupes sociaux irréductibles à la tripartition
classique (noblesse, clergé, tiers-état), qui est plus le fruit d’une représentation idéalisée et
légitimatrice de l’ordre féodal qu’une description fidèle de son organisation. Pour ne prendre
qu’un exemple, Robert Brenner soutient que l’absolutisme anglais dépossède les seigneurs
d’une partie importante de leur pouvoir politique sur les paysans (démilitarisation de la
noblesse), la plus grande maîtrise de leurs domaines (émergence progressive de la propriété
privée) étant une contrepartie de cette tendance. Se séparent donc progressivement
souveraineté et propriété, ce qui aurait poussé les seigneurs à la valorisation des terres,
nécessaire à leur reproduction économique. Un phénomène allant avec une restriction de
l’accès à la noblesse, une expropriation d’une partie d’entre elle et, donc, une concentration
des terres. Il faut ensuite comprendre la manière dont la paysannerie réagit à cette évolution. Il
4
Pour une histoire comparée des relations entre seigneurs et paysans en Europe, voir (Lemarchand, 2011).
13
existe selon cette lecture un lien fort entre émergence de l’absolutisme, réduction du périmètre
de la noblesse et émergence d’un rapport social capitaliste. Cette émergence est une histoire
de lutte entre différents groupes pour l’accès à leurs moyens de subsistance. Il n’est pas ici le
lieu de revenir sur ces explications en détails
5
. Le plus important est qu’il nous semble que
Piketty peine à saisir les spécificités du féodalisme, et donc in fine de la transition vers le
capitalisme. Il affirme à plusieurs endroits de son ouvrage vouloir rompre avec l’histoire
« smithienne » en considérant la propriété comme un enjeu de luttes et non comme une
institution nécessairement vertueuse. Ainsi pointe-t-il du doigt (Piketty 2019, 448, nbp. 2) les
travaux de Douglass North et Barry Weingast
6
. Néanmoins, sans une théorie des rapports de
force adossée à une représentation de la croissance, Piketty reste lui-même enfermé dans une
approche qu’on pourrait qualifier, suivant Robert Brenner, de « néo-smithienne » : la
croissance reste une tendance transhistorique, c’est-à-dire déconnectée des relations sociales
de propriété et de production. En l’absence d’une telle réflexion, les idéologies successives ne
semblent que libérer des tendances préexistantes et essentielles de l’économie.
Ce point est particulièrement problématique dans la mesure il est une des raisons pour
lesquelles Piketty en reste à la surface des inégalités, que ce soit dans le cas du féodalisme ou
du capitalisme, ces inégalités n’étant jamais expliquées au regard des relations sociales de
propriété qui en sont à l’origine. Il nous semble que cette difficulté est en partie liée à la
manière dont Piketty envisage les inégalités de revenu et de propriété, à savoir dans une
perspective individualiste. Soit Piketty projette ses données sur des groupes dont il considère
a priori l’existence, comme dans le cas des sociétés féodales, soit il définit ces groupes par
les inégalités individuelles. De ce fait, Piketty masque les explications potentielles de ces
inégalités entre les groupes en construction. Lorsqu’il aborde les sociétés capitalistes
5
Pour des points de vue différents sur cette question, voir (Brenner, 1986, 1997, 2007; Lemarchand, 2011;
Meiksins Wood, 2002, 2009).
6
Par exemple, North, Wallis et Weingast (2009)
14
(« propriétaristes »), il en arrive, notamment au chapitre 14, à penser un certain nombre de
découpages de la population selon la religion, l’éducation, ou encore certaines préférences
politiques. Cette partition est utilisée pour expliquer les clivages politiques, compris en termes
de vote, et in fine la transformation d’une partie de la gauche en « gauche brahmane ». Piketty
reprend à cette occasion le vocable d’Amable et Palombarini de « bloc bourgeois » (Amable
& Palombarani, 2018), défini par Piketty comme l’alliance entre cette gauche brahmane et la
droite libérale, qu’il nomme « marchande ». Une recomposition ayant un impact sur les
politiques défendues par les partis de gauche, de moins en moins enclins à proposer des
programmes distributifs d’envergure. Cette analyse, effectuée à l’échelle de plusieurs pays,
est en tant que telle d’un grand intérêt. Néanmoins, le mécanisme d’émergence des inégalités,
i.e. l’émergence en tant que telle de classes populaires, ou de tout autre groupe social, qu’il
soit dominant ou dominé, n’est pas abordée (genre, classe, âge, etc.). La raison nous semble
en être le fait que Piketty s’intéresse en définitive aux inégalités entre les individus, sans en
analyser les soubassements sociaux-économiques, à savoir la manière dont le système
économique produit des inégalités. La compréhension du lien entre propriété privée,
capitalisme comme rapport social et inégalités est pourtant primordiale dans l’optique des
réformes que propose Piketty dans la dernière partie de l’ouvrage, sur laquelle nous
reviendrons plus spécifiquement par la suite. En effet, lorsque Piketty propose par exemple la
mise en place d’une dotation universelle en capital, versée à chaque adulte au moment de ses
25 ans, encore faudrait-il comprendre la manière dont cette mesure d’extension de la propriété
privée individuelle (et non son dépassement, comme nous allons le souligner) sera
« absorbée » dans le cadre d’un système capitaliste. C’est-à-dire, comment cette redistribution
sera travaillée par la dynamique générale du capitalisme.
Dans la lignée de ce qui vient d’être dit, il est un point qui, bien qu’ayant peut-être
moins attiré l’attention, nous semble également important. On vient de voir qu’il y avait des
15
limites à la manière dont Piketty assimilait capitalisme et propriétarisme, notamment dans la
mesure où on ne saisit pas la dynamique d’accumulation du capital, qui est dès lors réduite à
un mouvement quasi-naturel de l’économie, contrôlable par l’impôt. Cette limite trouve son
pendant dans la manière dont Piketty aborde la redistribution des revenus. En effet, le point
focal de l’analyse de Piketty est la progressivité des prélèvements, indépendamment du type
de prélèvement. Et en effet, la trame historique de longue période qu’il propose est
essentiellement axée sur l’émergence et le reflux de l’imposition progressive. Cette
focalisation sur la progressivité tend à aplatir l’appréhension des différents types de
prélèvement, en les analysant selon un unique critère. Or, plus que des palliatifs à une
croissance assise sur des inégalités primaires croissantes, les modes de prélèvements sont en
partie constitutifs des modes d’accumulation. Il y a bien une autre grille de lecture possible à
celle, importante, consistant à se focaliser sur la progressivité globale des prélèvements, à
savoir, au moins en France, celle du chassé-croisé entre impôt et cotisations sociales. La mise
en place progressive d’un système de sécurité sociale en France depuis les années 1930, et la
fiscalisation progressive de ce système depuis les années 1980 (politiques de « baisse des
charges » et mise en place de la CSG), peut être appréhendée comme une évolution
structurelle, qui touche aux fondements mêmes du système économique : d’un côté, la
socialisation des salaires via les cotisations sociales venant modifier la distribution des
salaires, de l’autre, la correction des inégalités par le truchement d’une redistribution fiscale.
Une approche de l’histoire des prélèvements largement étudiée par Bernard Friot (Friot 2012),
et qui montre qu’il y a un grand intérêt à entrer, derrière les catégories génériques de revenu et
de capital, dans les rapports économiques qui les constituent. Ceci a son importance dans la
mesure l’histoire produite par Piketty participe à la réduction problématique du débat sur
les prélèvements à leurs caractéristiques redistributives (régressif, proportionnel, progressif).
Une réduction qui va de pair avec l’approche individualiste des inégalités soutenue par
16
Piketty, les individus touchant des revenus et étant propriétaires, seuls, face à l’état
redistributeur. Or, pour reprendre l’exemple de la sécurité sociale, celle-ci s’est précisément
construite dans une logique politique en-dehors de l’état.
I.III : Une définition lâche de l’idéologie
En faisant intervenir l’idéologie, Piketty semblait pouvoir fournir ce qui manquait à son
ouvrage de 2013, à savoir une explication de la croissance et de la dynamique des inégalités.
Pour cela, il aurait néanmoins fallu que soit étudié (pourquoi pas dans une optique
wébérienne) le passage de l’idéologie à l’anthropologie. C’est à cette condition qu’on
comprendrait la manière dont les économies féodales ont pu basculer dans des régimes de
croissance, dans la mesure les comportements d’accumulation proviendraient d’une
idéologie de l’accumulation
7
. Une définition du concept d’idéologie nous est donnée dès le
début de l’ouvrage :
Une idéologie est une tentative plus ou moins cohérente d’apporter des réponses à un ensemble de
questions extrêmement vastes portant sur l’organisation souhaitable ou idéale de la société.
(Piketty 2019, 16)
Autant dire qu’il nous équipe légèrement pour le long voyage de 1198 pages qui nous attend.
La vision de l’idéologie développée ici est purement épistémique : il s’agit d’un discours
répondant à des questions. Dans les faits, Piketty n’en reste heureusement pas à cette
définition, puisque c’est bien de légitimation dont il s’agit : la capacité d’un système
économique à survivre à ses contradictions dépend de la cohérence et de la solidité du
discours sur la propriété, donc notamment de sa capacité à légitimer les inégalités.
7
Une lecture qui, en tant que telle, pose un certain nombre de difficultés largement discutées (Meiksins Wood
2009; Ravelli 2019).
17
Néanmoins, cette définition, pour le moins surprenante au regard de la vaste littérature
abordant la question de l’idéologie (par exemple Bourdieu et Boltanski 1976 ; Capdevila
2005), semble être néanmoins cohérente avec l’absence totale de considération pour les luttes
idéologiques. En effet, Piketty ne traite en définitive pas des idées, de leur importance, de
leurs effets, ni surtout des affrontements dont elles font l’objet
8
. Ce point de vue aurait pu
sembler acceptable si l’auteur n’avait pas affirmé son éloignement vis-à-vis du matérialisme,
notamment dans sa version marxiste
9
:
Au-delà des différences d’intérêt, qui ne doivent jamais être négligées, ce sont également et surtout
des conflits intellectuels et cognitifs qui étaient en jeu. (Piketty 2019, 147)
À quelques exceptions près, Piketty ne discute les discours idéologiques qu’à travers leurs
supposées (puisqu’il s’agirait de le prouver) manifestations politiques et économiques. Ainsi
n’a-t-il aucune analyse du propriétarisme hormis via la manière dont il est mis en acte à
quelques occasions. Le refus de la progressivité de l’impôt en Europe au XIXe siècle est par
exemple considéré en tant que tel comme une « idéologie », sans que ne soit proposée une
analyse précise des justifications de ce refus. De la même manière, l’analyse du système
féodal ne se fonde que très peu sur les justifications de cette organisation, mais bien sur
l’organisation réelle mise en place. Ce dernier cas pose particulièrement problème puisque,
comme nous l’avons déjà évoqué, Piketty accepte la manière dont les sociétés féodales se
présentent spontanément à nous, sans considérer cette présentation comme une idéologie
8
L’absence de considération pour les luttes idéologiques est particulièrement marquante dans la manière dont
Piketty aborde la question du communisme et des régimes politiques s’en réclamant. Si Piketty aborde le cas des
régimes communistes (chapitre XII), il le fait dans une fresque ayant pour ligne de mire le capitalisme
contemporain. De sorte que l’ouvrage donne peu de place à la question de l’affrontement, pourtant structurant
dans l’histoire du XXème siècle (Hobsbawm, 2020), entre capitalisme et communisme, que cet affrontement soit
politique ou intellectuel.
9
« ‘L’histoire de toute société jusqu’à nos jours n’a été que l’histoire de la lutte des classes’, écrivaient Friedrich
Engels et Karl Marx en 1848 dans le Manifeste du parti communiste. L’affirmation reste pertinente, mais je suis
tenté à l’issue de cette enquête de la reformuler de la façon suivante : l’histoire de toute société jusqu’à nos jours
n’a été que l’histoire de la lutte des idéologies et de la quête de la justice. Autrement dit, les idées et les
idéologies comptent dans l’histoire. » (Piketty 2019, 1191)
18
justificatrice de relations sociales de propriété bien plus complexes que ne le laisse envisager
le simple schéma ternaire
10
.
Cette approche de l’idéologie fait l’économie des systèmes de justification, mais
également de l’étude des débats intellectuels. Il manque donc à la fois une véritable histoire
intellectuelle de la notion de propriété, qu’on trouve par exemple dans l’ouvrage d’Ellen
Meiksins Wood, Liberty and Property (Meiksins Wood 2012), et une histoire de la mise en
acte des idéologies, à l’image de ce que l’on trouve dans les travaux de Célestin Bouglé
(1899), auteur important du courant solidariste dont Piketty se réclame pourtant, ou bien
encore dans ceux de Pierre Rosanvallon (2013). Une mise en acte qui aurait également pu être
abordée, assez logiquement, par le prisme d’une sociologie des élites politiques et
économiques (Denord et Lagneau 2016). La manière dont Piketty traite les idéologies ne lui
permet pas de combler l’absence d’une théorie de la dynamique du capitalisme, puisqu’il
n’analyse pas le rapport entre idéologie et comportements économiques, ni entre idéologie et
organisation politico-économique.
En outre, l’économiste, acteur social participant activement à la production idéologique,
brille par son absence dans le discours général de Piketty. Un paradoxe des plus étonnants au
regard de ce qu’est l’ouvrage de Piketty : écrit par un économiste, il a précisément pour
vocation de participer à un certain nombre de débats idéologiques. Certes, l’auteur évoque
Hayek, Fisher ou encore Friedman, mais jamais il ne met le discours économique au centre de
l’analyse. Karl Polanyi, auteur en apparence cher à Piketty, avait pourtant lui-même souligné
l’extrême importance des économistes classiques dans la mise en place du capitalisme de
marché : « In order to comprehend German fascism, we must revert to Ricardian England »
(Polanyi 1944 : 32). Plus spécifiquement et en lien direct avec la problématique de l’ouvrage,
les économistes ont participé activement aux débats relatifs aux inégalités (Breton, 1985 ;
10
Voir par exemple Paysans et seigneurs en Europe, de Guy Lemarchand (2011).
19
Etner et Silvant 2017) et/ou à l’imposition (Fausto 2008 ; Orain 2010 ; Saez et Zucman 2020).
Qui plus est, il y aurait beaucoup à dire d’une profession dont le critère normatif le plus
important, le critère de Pareto, nécessite un arbitrage entre efficacité et égalité. La question de
la réconciliation entre efficacité économique et justice sociale est au cœur de bon nombre de
débats certes théoriques (Fleurbaey 1996 ; Kolm 2006), mais ayant des conséquences directes
sur la manière de penser les dispositifs de redistribution (Piketty, 1994).
De manière générale, un grand nombre de travaux d’histoire de la pensée économique
s’oriente vers l’étude de la manière dont les discours des économistes se situent à la fois vis-à-
vis des autres types de discours (par exemple, ceux des autres sciences sociales), mais
également vis-à-vis des institutions politiques (Amadae 2003 ; Fontaine 2016). Des travaux
qui interrogent également les rôles sociaux des économistes à travers l’histoire, et notamment
l’histoire de l’expertise économique (Lévy et Peart 2017 ; Brisset, Fèvre et Juille 2019 ;
Chassonnery-Zaïgouche, 2020). La sociologie économique est sur ce point riche de travaux
soulignant le rôle des économistes dans la production de l’idéologie économique dominante
(Lebaron 2000 ; Fourcade 2009), ainsi que dans la construction sociale des infrastructures
économiques (Callon 1998 ; Brisset 2018 ; 2019 ; Brisset & Jullien 2020). Une construction
venant précisément nourrir le lien entre idéologie et comportements.
Il résulte de tout cela que l’idéologie est inscrite de manière lâche dans l’analyse de
Piketty. Il manque en définitive une réflexion relative à la fabrique des idéologies dominantes
en tant qu’idéologies des groupes ayant intérêt au maintien des différents régimes de
propriété. Des « dominants » dont on a vu que l’identification était rendue compliquée par
l’absence de véritable théorie de la production des inégalités et par une approche purement
individualiste de celles-ci. En somme, l’idéologie, selon l’analyse qui en est faite, semble
émerger en toute autonomie par rapport aux rapports sociaux constitutifs des inégalités.
II : La société juste de Thomas Piketty
20
La volonté non feinte de Piketty de contribuer à la « lutte des idéologies » apparait d’autant
plus clairement à la lecture de la fin de son ouvrage. En effet, après sa longue analyse des
inégalités économiques dans les sociétés à travers le temps et l’espace (son précédent ouvrage
étant plus centré sur l’Europe), et des structures idéologiques qui les ont accompagnées et
légitimées, Piketty se propose dans le 17e et ultime chapitre de Capital et Idéologie, intitulé
« Eléments pour un socialisme participatif au XXIe siècle » (Piketty 2019, 1111-1190),
d’offrir des propositions de réformes et de définir ce que serait pour lui une « société juste »
(ibid, 1155), une « démocratie juste » (ibid, 68, 1169) et un « impôt juste » (ibid, 68). Celui-ci
s’inscrit dans le prolongement du dernier chapitre de son précédent livre, dans lequel Piketty
avait déjà offert l’ébauche d’un « État social pour le XXIe siècle », mais aux contours et au
contenu moins développés (Piketty 2013, chap 13). Ceci étant dit, et comme l’indique le titre
du chapitre que nous allons étudier, il s’agit néanmoins bien plus d’une esquisse ou d’une
« idée de justice », pour reprendre les termes du titre de l’ouvrage d’Amartya Sen
11
(2009),
que d’une véritable théorie de la justice en tant que telle. L’objet de cette seconde partie est
donc de reconstruire les origines intellectuelles et les grands principes de la société juste que
nous présente Piketty, ainsi que d’en cerner les limites, conceptuelles et philosophiques.
II.I : Piketty dans les pas de Rawls ?
Sa conception de la société juste s’articule principalement autour de notions de
« participation » et de « délibération » étendues, qu’il va tenter de préciser. Piketty pose
11
Dans son précédent ouvrage, Le capital au XXIe siècle, Piketty évoquait la proximité de ses idées avec
l’approche de Sen en termes de « capabilités maximum et égales pour tous ». Il faut noter cependant deux
choses. Tout d’abord la référence à Sen disparait dans Capital et Idéologie. Ensuite, la théorie de la justice de
Sen dans The Idea of Justice n’est pas fondée sur l’idée de capabilités maximum, mais sur celle de spectateur
impartial d’Adam Smith, et vise à offrir une approche alternative à la théorie rawlsienne. Voir sur ce point
Breban and Gilardone (2020).
21
d’emblée la question des contours d’une société juste, et tente d’y répondre en proposant une
définition qu’il qualifie lui-même d’ « imparfaite » :
La société juste est celle qui permet à l’ensemble de ses membres d’accéder aux biens
fondamentaux les plus étendus possible. (Piketty 2019, 1113)
Parmi ces biens fondamentaux, il inclut l’éducation, la santé, le droit de vote, « et plus
généralement la participation la plus complète de tous aux différentes formes de la vie sociale,
culturelle, économique, civique et politique. » (ibid) Ainsi la société juste « organise les
relations socio-économiques, les rapports de propriété et la répartition des revenus et des
patrimoines, afin de permettre aux membres les moins favorisés de bénéficier des conditions
d’existence les plus élevées possible. » (ibid) Il y a donc, semble-t-il, la volonté chez Piketty
d’élaborer, ou au moins d’esquisser, une théorie normative de la justice, dont les principes
sont très proches, pour ne pas dire identiques, à ceux mis en avant par John Rawls dans sa
théorie de la justice comme équité, et en particulier du principe de différence. Piketty
reconnait cette filiation
12
mais cherche d’emblée à s’en écarter. Il souligne, d’une part, que
l’on retrouve des principes similaires bien avant Rawls, et en particulier dans l’article 1 de la
Déclaration des droits de l’homme et du citoyen de 1789 (ibid, p. 1114)
13
, d’autre part que la
théorie rawlsienne serait trop « abstraite » et imprécise sur les « niveaux d’inégalité et de
progressivité fiscale qu’elle implique » (ibid, p. 1114, note 3). Si bien qu’Hayek, note-t-il,
pourtant farouche opposant à l’idée de justice sociale, avait pu se sentir proche de Rawls et de
12
Voir déjà Piketty (2013, 768).
13
Piketty faisait déjà référence à la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen de 1789 dans Le Capital au
XXIe siècle, et en particulier à son article 1er dont la 2nde partie qui dit bien que « les distinctions sociales ne
peuvent être fondées que sur l’utilité commune. » (Piketty 2013, 767) Mais dire que cette notion d’ « utilité
commune » anticipait déjà le principe de différence de Rawls est, à notre avis, trompeur. Comme le reconnait
Piketty lui-même, cette notion a fait l’objet de « débats interminables » et les utilitaristes l’interprètent
différemment de Rawls. C’est en réalité Piketty qui interprète l’utilité commune de manière rawlsienne en
soutenant qu’elle doit être entendue aujourd’hui de la manière suivante : « les inégalités sociales ne sont
acceptables que si elles sont dans l’intérêt de tous, et en particulier des groupes sociaux les plus désavantagés »
(Piketty 2013, 767).
22
son principe de différence, qui « de fait a souvent été utilisé pour justifier n’importe quel
niveau d’inégalité en évoquant des considérations incitatives mal établies. » (ibid)
Au-delà de la distanciation quelque peu artificielle et exagérée que Piketty tente
d’établir entre sa conception de la société juste et celle de Rawls, ainsi que de la référence
contestable à Hayek dans ce contexte
14
, la volonté de Piketty est clairement d’ancrer son idée
d’une société juste sur les expériences réelles, historiques des sociétés et sur la « délibération
collective », qui est « à la fois une fin et un moyen » (ibid, 1113), et non sur un hypothétique
raisonnement sous « voile d’ignorance », faisant fi des caractéristiques des individus, de la
société considérée ou du contexte historique. Ces éléments doivent au contraire nourrir le
débat sur la délimitation des droits et biens fondamentaux (ibid, 1114), mais aussi sur les
niveaux de progressivité des impôts sur le revenu, la propriété et la succession qui, dans
l’approche pratique revendiquée par Piketty, vont être précisés pour ensuite être soumis au
débat démocratique et politique. On trouve donc chez Piketty un idéal de « démocratie
délibérative »
15
et « participative ». Un idéal qui pose néanmoins, comme on va le voir, un
certain nombre de problèmes, principalement en raison de son caractère relativement
indéterminé, et d’une conception optimiste des bienfaits de la délibération collective. Sans
parler de l’absence étonnante de références à la littérature sur le sujet.
II.II : Socialisme participatif et démocratie de propriétaires
Explicitement, le modèle de société dont s’inspire et se revendique Piketty est le « socialisme
participatif » dont l’origine remonte au XIXe siècle, et qui est au fondement de l’idée et de
14
Sur l’affirmation de Hayek selon laquelle les différences entre sa théorie de la justice et celle de Rawls sont
réellement ou non « plus verbales que substantielles », voir Gamel (2008).
15
L’importance de la délibération démocratique et de la confrontation politique pour fixer les droits accordés à
tous et les moyens de faire progresser les conditions de vie des plus défavorisés était déjà affirmée par Piketty,
sans qu’il ne cherche néanmoins à en préciser les contours (Piketty 2013, 769). Pour une synthèse des théories de
la démocratie délibérative, voir Girard et Le Goff (2010, 11-112).
23
l’émergence de l’Etat social (ibid, 1115). S’il souligne que son modèle de société est d’abord
et en priorité applicable aux pays occidentaux les plus développées, il revendique cependant
la portée universelle de celui-ci (ibid). Ce socialisme participatif est aussi et surtout
« démocratique » en ce qu’il implique une démocratisation ou plutôt une diffusion plus large
de la propriété privée et des pouvoirs économiques, en particulier au sein des entreprises.
Nous verrons que Piketty considère son projet comme étant un projet de « dépassement » de
la propriété privée, terme qui nous semble inapproprié dans la mesure où ce que propose in
fine Piketty s’apparente surtout à une extension à plus d’individus d’une propriété qui reste
fondamentalement individuelle, dans la lignée de son approche elle aussi individualiste des
inégalités économiques. Ainsi, Piketty reconnait en note de bas de page la proximité de son
modèle avec le socialisme solidariste français de Léon Bourgeois
16
et Emile Durkheim et leur
idée de « dette sociale »
17
. L’association du projet de Piketty avec la pensée des solidaristes
français nous semble légitime. En effet, ce courant de pensée qui émerge en France à la fin du
19e siècle, aux sources de l’État social français, se présente dès l’origine comme une
alternative au libéralisme des économistes et au collectivisme des socialistes, prônant
l’interdépendance et la solidarité plutôt que la charité (chrétienne) ou la fraterni
(républicaine)
18
, et considérant la propriété comme étant fondamentalement sociale, c’est-à-
dire le fruit, au moins pour une part, d’un effort commun qu’il s’agit (en partie) de restituer à
la société. Or il existe aujourd’hui un renouveau du solidarisme, porté par les critiques du
16
Sur la vie et les idées de Bourgeois, voir Audier (2007), Léon Bourgeois. Fonder la solidarité, Michalon.
17
Ainsi, à propos de la question de la propriété des terres et de la réforme agraire, Piketty explique en effet que
« la question n’est pas tant de savoir si une richesse constitue une ressource naturelle appartenant à tous, ou bien
une richesse privée qui pourrait être attribuée à l’action d’un seul individu isolé, car au fond toutes les richesses
sont avant tout sociales. En particulier, toutes les créations de richesse dépendent de la division du travail social
et du capital de connaissances accumulées depuis les débuts de l’humanité, dont aucune personne vivante ne
saurait être tenue pour responsable ou propriétaire. La question importante est plutôt de savoir dans quelle
mesure l’intérêt général, et en particulier l’intérêt des groupes sociaux les plus défavorisés, justifie tel ou tel
degré d’inégalité de la propriété, quelle que soit la nature de la propriété. En tout état de cause, il serait illusoire
de penser qu’il suffirait pour rendre une société juste de procéder une bonne fois pour toutes à une grande
réforme agraire concernant les terres et l’ensemble des ressources naturelles, puis de laisser les uns et les autres
échanger et accumuler jusqu’à la fin des temps. » (ibid, 655)
18
Pour plus de détails sur la pensée solidariste, on consultera l’ouvrage de Serge Audier (2010).
24
(néo)libéralisme et ceux qui veulent, justement, réinventer l’État social et les solidarités au
21e siècle
19
. Si l’émergence du solidarisme à la fin du 19e siècle et son renouveau au début du
21e siècle ont pour point commun la lutte contre les excès du libéralisme économique, en
particulier en termes d’exacerbation des inégalités, et la recherche d’une troisième voie entre
libéralisme et socialisme collectiviste, les contextes intellectuels et institutionnels dans
lesquels ils se développent sont fort différents, puisque l’apparition du solidarisme répondait à
l’absence d’un Etat social, quand sa relecture vise à surmonter la crise de celui-ci et à
répondre aux transformations du travail présentes et à venir.
En outre, par son plaidoyer pour une plus large (re)distribution de la propriété grâce à une
progressivité accrue des impôts sur les revenus et les richesses, et par sa défense d’une
gouvernance d’entreprise plus démocratique, points sur lesquels nous reviendrons plus en
détail par la suite, il nous semble que le modèle de société de Piketty rejoint celui soutenu il y
a plus d’un demi-siècle par l’économiste James Meade, la « démocratie de propriétaires »
(Meade 1964)
20
. On notera d’ailleurs avec intérêt que Rawls reconnut que celle-ci était
compatible avec sa théorie de la justice (Rawls 1971 ; 1993) et que, sans doute, elle
l’influença (Audard 2019,402-404)
21
, ce qui tend à valider notre hypothèse selon laquelle
Piketty surestime ce qui le différencie de Rawls
22
. On ne s’étonnera donc pas que Piketty
reconnaisse justement une filiation de son projet de société avec la property-owning
democracy de James Meade. Sauf que, comme vis-à-vis de Rawls, il semble essayer de
minorer la filiation tout en éludant la comparaison critique, soulignant seulement que « cette
19
Voir sur ce point Audier (2010, 78-79) et Supiot (2012 ; 2015).
20
Sur l’histoire de l’idée de « démocratie de propriétaires », voir Jackson (2012).
21
L’idée de « démocratie de propriétaires » a également été reprise par les philosophes qui se réclament du
républicanisme, comme le note fort justement Audard (2019, 400). Voir sur ce point Thomas (2017).
22
Sur la convergence entre Piketty et Rawls eu égard à l’idée de « démocratie de propriétaires », voir Audard
(2019, chap 7), qui se base cependant sur l’ouvrage précédent de l’économiste français. Il faut donc souligner
que Rawls, en accord avec ses principes de justice, défend comme Piketty des taux très progressifs de l’impôt sur
le revenu et la propriété (Audard 2019).
25
notion a parfois été utilisée de façon nettement conservatrice », et renvoyant pour cela à
l’article de Jackson (2012)
23
. Il termine sa note en écrivant que « par construction, les options
défendues ici s’appuient sur les expériences historiques des différents pays depuis le XIXe
siècle et mêlent donc plusieurs traditions intellectuelles. » (ibid) Si, donc, Piketty mentionne
dès le début du chapitre des précurseurs ou au moins des sources philosophiques de son
modèle de société juste, les allusions restent extrêmement parcellaires et élusives. C’est en
vain que le lecteur cherche ce qui, d’après lui, le différencie véritablement du solidarisme
français, de la théorie de la justice sociale de Rawls et encore plus de la « démocratie de
propriétaires » et son concept de workplace democracy. Nous tenterons néanmoins d’indiquer
quelques pistes à ce sujet.
II.III : Démocratie délibérative et redistribution de la
propriété
Un point que l’on peut mettre en avant pour caractériser, néanmoins, l’originalité de Piketty
est de mettre en exergue sa défense de la démocratie délibérative
24
. Ceci implique, toutefois,
d’identifier qui délibère, comment et sur quoi. Si Piketty donne des éléments de réponse, ces
derniers sont peu nombreux et demandent une reconstruction. Ainsi, au début du chapitre et
afin d’illustrer son idéal de démocratie délibérative, Piketty imagine une expérience de pensée
dans laquelle les « citoyens du monde » débattraient « au sein d’une agora mondiale » et « sur
un temps infini » (ibid, 1116). Idéal cosmopolitique qui remet en cause l’idée selon laquelle
les frontières nationales seraient l’échelon adéquat de formation des normes de justice sociale
23
(ibid, 1116, note 1).
24
On peut s’étonner de ne voir aucune référence dans ce chapitre à la littérature nombreuse sur la démocratie
délibérative en science politique et philosophie politique, alors que Piketty fait de ce concept un élément central
de sa société juste.
26
et fiscale
25
, comme on le verra. Les propositions du livre sont par conséquent celles que
l’auteur défendrait dans ce cadre hypothétique « sur la base des connaissances historiques
accumulées » pour l’écrire (ibid)
26
. Il reconnait le caractère « artificiel », irréaliste, d’un tel
cadre de débat, en particulier son insistance sur le « temps infini », ce qui l’amènera à
formuler des propositions plus précises et d’après lui plus réalistes, plus tard dans le chapitre
17, sur lesquelles nous reviendrons. Il suffit de préciser pour le moment que pour Piketty « la
justice doit avant tout être conçue comme le résultat d’une délibération collective toujours en
cours », d’un débat perpétuellement renouvelé (ibid). Si l’on veut faire des progrès vers un
régime fiscal et « de propriété idéal » ou « un système de vote parfait », les seules ressources
dont nous disposions, soutient-il, sont « une vaste expérimentation collective
27
, au fur et à
mesure de l’histoire des sociétés humaines », fondée sur une « délibération la plus étendue
possible » (ibid, 1116-1117). La société juste, pour Piketty, n’est pas une donnée fixe,
abstraite et universelle ou une utopie. Impensable par un seul individu et irréductible à une
expérience de pensée, elle évolue dans le temps et dans l’espace, résultat des délibérations
collectives, et dépendante du contexte historique, culturel et institutionnel. A mi-chemin entre
universalisme et particularisme, la théorie de la justice de Piketty se veut donc
« contextualiste », délibérative et évolutive. Voyons le contenu concret qu’il lui donne et les
réformes qu’il prône.
Piketty évoque en premier lieu un plus grand partage du pouvoir dans les
entreprises en octroyant plus de voix aux représentants de salariés dans les conseils
d’administration, à l’image du modèle de « cogestion » germanique et nordique, mais tout en
25
Cette défense d’une démocratie délibérative et cosmopolitique rapproche Piketty d’Habermas, même si ce
dernier n’est étonnement pas mentionné dans Capital et Idéologie. Sur la théorie cosmopolitique de la
démocratie d’Habermas, voir Pratt (2020).
26
Piketty rejette donc implicitement l’idée de Rawls selon laquelle qu’il faudrait placer les individus sous un
voile d’ignorance, sans connaissance de leurs caractéristiques et positions sociales personnelles, pour qu’ils
puissent penser adéquatement la justice.
27
Considérer l’histoire des sociétés humaines comme autant d’expérimentations renforce l’ambiguïté de
l’histoire proposée par Piketty : alors qu’il souligne l’extrême violence des différents régimes de propriété, il
envisage les idéologies en dehors des luttes tout aussi violentes dont elles participent.
27
l’amendant (ibid, 1118-1119 ; voir aussi p. 592-5). En effet, Piketty espère que les mesures de
redistribution qu’il préconise par ailleurs, comme la dotation en capital, vont permettre aux
salariés d’acheter des actions de leurs entreprises et ainsi d’obtenir la majorité des droits des
vote (ibid, p. 1119). Il défend aussi l’idée de plafonner les voix des actionnaires dans les
grandes entreprises, sur le modèle des « sociétés de médias à but non lucratif » (ibid, 597),
dont il défend le développement plus tard, pour redonner plus de poids à la délibération
collective (ibid, 1120). C’est bel et bien le modèle dominant de la société par actions et de la
règle « une action, une voix » qu’il s’agit de remettre en cause (ibid, 1121), sans pour autant
que Piketty ne franchisse l’étape suivante en défendant les coopératives, qu’il considère
comme un modèle peu généralisable et critique par ailleurs (ibid, 596-7).
Vient ensuite le second pilier du modèle de société de Piketty, la défense d’un impôt
fortement progressif sur la propriété et la circulation du capital
28
, afin de réduire la
concentration de la propriété, sans « utilité du point de vue de l’intérêt général » puisque sa
« compression » dans la seconde moitié du 20e siècle n’a pas « empêché le développement
économique de suivre son cours » (ibid, 1122). À l’inverse, la forte remontée de la
concentration des richesses observée depuis les années 1980-1990, en particulier aux Etats-
Unis, en Russie, en Inde ou en Chine et dans une moindre mesure en Europe, au cœur des
travaux de Piketty, s’est au contraire accompagnée d’un ralentissement de la croissance du
niveau de vie pour la majorité de la population (ibid, 1123), comme il le montre par ailleurs
(ibid, 799).
Le troisième pan du projet de société de Piketty, peut-être le plus original, repose sur
une dotation universelle en capital, que nous avons brièvement évoquée précédemment. Cette
dotation serait versée à chaque jeune adulte, par exemple à ses 25 ans, et financée par un
impôt progressif sur la propriété privée (ibid, 1129, 1132). S’il propose cette dotation en
28
Dans son précédent livre, Piketty proposait déjà un impôt mondial sur le capital, bien qu’il jugea l’idée
utopique. Voir Piketty (2013, chap 15, 835-882).
28
capital, c’est essentiellement parce que la part des 50% les plus pauvres dans le total des
propriétés privées a toujours été très faible, même lorsque celle des 10% les plus riches
refluait, offrant dès lors aux populations les moins nanties « des possibilités limitées de
participation à la vie économique, et en particulier à la création d’entreprises et à la
gouvernance de ces dernières », ceci étant contraire à « l’idéal de participation vers lequel doit
tendre une société juste » (ibid, 1127). L’idée de « participation » à la société juste semble
donc ici de nature purement économique. On notera ainsi, en premier lieu, que ce n’est pas en
invoquant des considérations de liberté, d’émancipation, d’arbitrage entre travail et loisirs ou
vie professionnelle et personnelle ou encore de choix individuel de ce qu’est une vie bonne
que Piketty justifie sa défense d’une dotation universelle en capital, ce qui serait pourtant plus
en adéquation avec le projet annoncé de « dépassement » du capitalisme et de la propriété
privée qu’il revendique. Ou plutôt, si la diffusion plus grande de la propriété privée permise
par cette dotation en capital accroit la liberté, c’est essentiellement la liberté d’entreprendre
sur laquelle Piketty insiste ici. Ceci est en partie confirmé quelques pages plus loin lorsqu’il
indique que le rajeunissement des patrimoines que devrait engendrer une telle mesure serait
pour lui « une excellente chose pour le dynamisme social et économique », peut être afin de
rassurer les économistes sur l’efficacité économique des mesures fortement redistributives
qu’il met en avant (ibid, 1132). Mais rien n’empêche de penser que cette dotation universelle
et inconditionnelle en capital puisse être l’instrument d’une liberté réelle et pour tous, à
l’instar du revenu de base, tout du moins dans l’esprit de Van Parijs et Vanderborght (2017,
chap 1). Ceci nous amène naturellement à un second point : la filiation revendiquée par
Piketty avec des auteurs défendant une dotation en capital, comme Anthony Atkinson et
Bruce Ackerman, mais aussi et surtout avec des partisans du revenu de base comme Thomas
Paine
29
ou, plus près de nous, Philippe Van Parijs, auxquels Piketty aurait pu ajouter les noms
29
On sait que chez Paine ce revenu de base est tiré d’un impôt foncier car la terre est considérée comme un bien
29
d’économistes de renom comme John Kenneth Galbraith, Peter Diamond ou Christopher
Pissarides. Si l’association avec Ackerman
30
et Atkinson est tout à fait légitime, ce dernier
proposant bien, comme l’indique Piketty, une dotation
31
mais de moindre importance, de
l’ordre d’environ 5-10% du patrimoine moyen contre 60% chez l’économiste français, celle
avec les défenseurs du revenu de base peut s’avérer trompeuse. Il y a en effet une certaine
ambiguïté de Piketty sur ce point, du fait de l’usage qu’il fait de l’expression « revenu de
base ». Pour être plus précis, s’il défend bien l’instauration de ce qu’il nomme à maints
reprises un « revenu de base » (ibid, 1130, 1131, 1151, 1154), celui-ci n’est ni universel, ni
inconditionnel (ibid, 1151-1156), contrairement à celui que proposent, entre autres, Van Parijs
et Vanderborght (2017), présentés pourtant par Piketty en note de bas de page comme
proposant « d’intéressantes propositions centrées […] sur le revenu de base » (ibid, 1132).
L’ambiguïté persiste lorsque Piketty conclut sa section sur le revenu de base et le salaire juste
en soulignant que le revenu de base, supposément celui qu’il propose, ne doit pas être vu
comme une solution miracle devant se substituer à l’Etat social, contrairement à ce que
propose Milton Friedman avec son projet d’impôt négatif dans Free to Choose (Friedman
1980) ou, pourrait-on ajouter, Marc de Basquiat et Gaspard Koenig en France
32
, mais plutôt
comme un élément parmi d’autres d’un « ensemble plus ambitieux » comprenant l’imposition
progressive sur la propriété et les revenus, une dotation en capital et un Etat social (ibid,
1156). Si Friedman se fait bien l’avocat d’un impôt négatif en lieu et place, à terme, de tout
Etat social (Friedman 1980, 119-124), le revenu de base qu’il instaure est néanmoins plus
proche dans ce contexte d’un revenu universel et inconditionnel. Par conséquent, Piketty
commun de l’humanité.
30
La proximité sur ce point entre Ackerman et Rawls, et entre ce dernier et Piketty, a été soulignée par Audard
(2019, chap 7,392-396). Elle soutient en particulier que Rawls et Piketty partagent l’idée selon laquelle « c’est
l’inégale distribution du capital ex ante bien plus que celle des revenus du travail qui est la cause structurelle des
inégalités injustes et arbitraires » (ibid, 392).
31
Voir sur ce point Atkinson (2015, chap 6). Cette dotation en capital est couplée chez lui à un revenu de base,
comme l’indique Piketty.
32
Voir Basquiat et Koenig (2017).
30
privilégie une dotation en capital universelle et inconditionnelle, versée en une fois à l’âge
adulte, plutôt qu’un revenu de base présentant les mêmes caractéristiques, mais versé
régulièrement, sans que l’on ne sache véritablement pourquoi, et ce alors même que le revenu
de base est souvent présenté comme un des piliers de la réinvention de l’Etat social au XXIe
siècle, en raison notamment des bouleversements attendus de l’emploi dans les années à venir.
Une discussion sur ce point aurait donc pu être intéressante, d’autant plus que le sujet est
revenu au ur du débat public avec la crise du coronavirus et les premiers résultats de
l’expérimentation finlandaise
33
.
Ceci étant dit, afin de financer cette dotation en capital d’un montant conséquent et les
dépenses de santé et d’éducation de son État social, Piketty appelle à une taxation très
progressive (avec des taux supérieurs atteignant jusqu’à 90%
34
) et précisément chiffrée des
patrimoines et des successions d’une part, et des revenus d’autres part (ibid, 1129-1137, en
particulier tableau 17.1 p. 1130)
35
. Ces chiffres, précise-t-il, n’ont qu’une valeur illustrative et
doivent servir surtout à nourrir « une discussion approfondie et une large délibération
démocratique que cet ouvrage n’a aucune vocation à clore » (ibid, 1130), délibération qui
nécessite par ailleurs une transparence de l’information fiscale pour éclairer le débat public
(ibid, 1146)
36
. Anticipant certainement les critiques possibles du caractère irréaliste et
économiquement inefficace de telles mesures, Piketty souligne que de ces taux d’imposition
de 60-70% au-delà de 10 fois la moyenne des patrimoines et des revenus, et jusqu’à 90% au-
delà de cent fois la moyenne ont été appliqués au XXe siècle dans plusieurs pays comme les
États-Unis ou le Royaume-Uni pendant des décennies, périodes qui « ont été parmi les plus
33
Voir également la proposition d’un « revenu de transition écologique » chez Swaton (2020).
34
Voir sur ce point le tableau 3.1, p. 141 où Piketty, fidèle à son engagement de se baser sur l’histoire, présente
des propositions d’impôt progressif datant du 18e siècle et formulées par Graslin, figure de ce qu’on appelle
aujourd’hui l’ « anti-physiocratie ». Pour plus de détails sur les propositions de réforme fiscale de Graslin, voir
Orain (2010).
35
Piketty propose par ailleurs que la progressivité de l’impôt soit inscrite dans la Constitution (ibid, 1145).
36
On retrouve la même démarche dans l’ouvrage de Saez et Zucman (2020) qui propose également une réforme
fiscale précise, spécifique aux Etats-Unis, tout en appelant au débat et à l’appropriation par les individus des
questions de répartition des richesses et des revenus par l’intermédiaire de leur simulateur fiscal.
31
dynamiques jamais observées en termes de croissance économique », d’où le fait qu’ « il
parait raisonnable de les appliquer de nouveau. » (ibid, 1133-1134). Cependant, les normes de
taxation qu’il établit ici ne reposent pas uniquement sur l’histoire, extrapolant simplement ce
qui devrait être à partir de ce qui a été, ce qui violerait en quelque sorte la loi de Hume.
Comme dans l’ouvrage de Saez et Zucman (2020), ces normes sont également fondées sur
une théorie économique de la taxation optimale des hauts revenus et des successions qu’il a
développée par ailleurs dans deux articles avec Emmanuel Saez et Stefanie Stancheva
37
, mais
à condition de prendre une fonction de bien-être social de type rawlsien, c’est-à-dire reposant
sur la maximisation du bien-être des moins bien lotis (ibid, note 2, 1134). Une fonction de
bien-être fondée sur l’utilitarisme ou l’utilitarisme moyen donnerait des taux
significativement inférieurs. C’est néanmoins sur le barème d’imposition très progressif de la
propriété qu’il reconnait innover le plus, méritant par conséquent sur ce point une discussion
plus poussée (ibid, 1134). En effet, elle profiterait à la grande majorité de la population mais
entrainerait un alourdissement conséquent pour une minorité de très hauts patrimoines (ibid,
1135). Piketty suggère alors une nouvelle fois que ces taux de 60 et même 90% sur les
patrimoines les plus élevés sont indicatifs, peuvent être tout d’abord fixés à 10 ou 20% et
étalés sur plusieurs années pour atteindre les mêmes résultats en terme de redistribution, et
servent principalement à alimenter la délibération collective et les expérimentations (ibid,.
1136). De même, ses propositions pour instaurer un revenu de base (au sens particulier qu’il
lui donne), une taxe carbone et une répartition juste de l’investissement éducatif doivent être
soumises au débat public (ibid, 1154, 1157, 1163, 1166). Reste à savoir (i) quelle forme doit
prendre cette délibération, (ii) qui y participerait et surtout (iii) pourquoi les idées de Piketty
s’y imposeraient, points cruciaux sur lesquels le lecteur trouvera assez peu d’éléments dans
37
Voir Piketty et Saez (2013) et Piketty, Saez et Stantcheva (2014).
32
l’ouvrage. Essayons toutefois de reconstruire l’argumentation de Piketty sur ces différents
points.
II.IV : Démocratie participative et délibérative
Celui-ci défend une « démocratie juste », qui ne se réduit pas aux processus électoraux mais
qui est plutôt fondée, en amont des décisions, sur une « délibération démocratique et
égalitaire » qui repose sur un certain contrôle des médias, de nouvelles règles plus strictes sur
le financement des partis et des campagnes électorales (plafonnement des dons privés à des
sommes très faibles, interdiction de financements politiques par les entreprises et personnes
morales), et l’octroi de « bons pour l’égalité démocratique », idée qu’il reprend à Julia Cagé
38
,
et qui vise à instaurer une démocratie plus « égalitaire » et « participative », afin de réduire
l’influence des financements privés sur les processus politiques (ibid, 1169-1173). Piketty
propose en outre de généraliser cette logique des bons pour l’égalité démocratique aux dons
aux associations et organismes reconnus d’utilité publique, en remplacement des mécanismes
actuels de réductions d’impôts, et d’étendre le champ de la démocratie directe par la voie de
budgets participatifs et d’un recours accru aux référendums, et ce afin de vivifier la
démocratie parlementaire (ibid, 1175). Il aborde ensuite ce qu’il considère comme la
« question la plus délicate pour définir la société juste », à savoir la question de la
« frontière juste » (ibid, 1176). Les débats sur la justice ne sauraient se limiter aux frontières
nationales, soutient-il. Il appelle ainsi à des débats et des délibérations trans-nationales sur la
justice, quitte pour cela à former des assemblées elles-mêmes transnationales (ibid, 1180)
afin d’élaborer des « traités de codéveloppement d’un nouveau type » (ibid, 1176), dont le
cœur ne serait plus la libéralisation des flux commerciaux et financiers, mais plus
38
Voir sur ce point Cagé (2015, 2020).
33
généralement dans le but de concevoir une justice fiscale globale et de prendre des décisions
sur les « biens publics globaux ». Le « socialisme participatif » et « décentralisé » de Piketty
repose donc sur une délibération et une participation démocratique à tous les niveaux, de
l’échelon local et régional quand les enjeux concernent des communautés restreintes, à
l’échelon transnational, quand sont en jeu les biens publics globaux (climat, éducation,
recherche), la question des migrations et la fiscalité des multinationales (ibid, 1184-1186). Or,
comme le reconnait notre auteur lui-même, il est impossible de savoir a priori à quoi
aboutiraient de telles procédures démocratiques transnationales (ibid, 1183). Et pourtant il
affirme qu’ « il n’est pas exclu qu’une norme d’égalité éducative (selon laquelle tous les
enfants doivent bénéficier d’un même investissement éducatif, qu’ils soient nés en Europe ou
en Afrique) finisse graduellement par s’imposer, ainsi, à terme, qu’une norme de dotation en
capital égale pour tous. » (ibid) Les normes de justice de Piketty vont donc s’imposer d’elles-
mêmes, sans que l’on ne sache pourquoi. Cette confiance aveugle que Piketty accorde à la
démocratie délibérative et sa foi proclamée en des assemblées parlementaires transnationales
est d’autant plus surprenante quand on sait à quel point il se montre critique par ailleurs, y
compris dans ce livre, de l’Union Européenne dont on pourrait difficilement affirmer qu’elle a
fait avancer significativement les droits sociaux des citoyens de l’Union ces dernières années.
Conclusion
Dans la conclusion de l’ouvrage, Piketty affirme clairement sa position « idéaliste »,
soutenant, contre les marxistes, que l’histoire des sociétés humaines ne doit être lue à l’aune
de la lutte des classes mais de la « lutte des idéologies », dont on peine pourtant à trouver une
véritable analyse dans l’ouvrage, comme nous l’avons souligné. L’histoire ne serait en réalité
qu’une « quête de la justice » (Piketty 2019, 1192). S’il reconnait qu’il n’y a pas de vérité
34
absolue concernant la propriété, la démocratie ou l’imposition juste (ibid), nous pouvons tout
de même tendre vers plus de justice en nous appuyant essentiellement sur les expériences
historiques et la délibération la plus étendue possible. C’est une théorie de la justice fondée
sur l’histoire, évolutive et non transcendantale (au sens de Sen) que nous propose Piketty. A
l’instar de Sen (2009), il semble croire que la confrontation des points de vue conduira
nécessairement à plus d’impartialité et de justice. Comme si la raison publique émergeait
naturellement d’un débat contradictoire, étendu et éclairé, comme l’a soutenu, entre autres,
Habermas avant eux
39
. Ce qui ne va pas de soi et nécessite des conditions fortes.
40
Or Piketty
postule plus qu’il n’explique pourquoi la délibération collective aurait la capacité d’orienter
les choix individuels vers le bien commun et de produire une forme de consensus, ou au
moins de majorité, favorable à plus de justice sociale et de redistribution de la richesse. Cette
vision est à l’image de l’histoire qu’il dessine, lorsque l’idéologie est définie comme une
forme de compréhension collective, en dehors de toute lutte.
En supposant néanmoins que la délibération démocratique donnerait raison aux
mesures préconisées par Piketty (ce qui est loin d’être assuré), le résultat de celles-ci, et leur
objectif avoué, serait de rendre la propriété sociale et temporaire (ibid, 1138-1139). Sociale
ne signifie pas ici collective, puisqu’il s’agit toujours de propriété privée et non commune,
mais d’une propriété individuelle plus largement diffusée, moins inégalement répartie, comme
dans le modèle de la « démocratie de propriétaires ». A la manière des solidaristes, dont il se
réclame comme on l’a vu, Piketty refuse de voir dans la propriété privée un droit naturel et
inviolable, et la considère plutôt comme une « relation sociale » (ibid, p. 1139). Mais si le but
avoué est bien, comme nous l’avons mentionné, un « réel dépassement du capitalisme » (ibid,
p. 1138), pourquoi ne pas aborder de front la question des « communs », qui fait l’objet
39
Voir aussi Sen (2019, chap 15 : “Democracy as Public Reason”).
40
Voir sur ce point Girard (2019, chap IV).
35
aujourd’hui de nombreux travaux
41
, ou plus spécifiquement défendre, dans la lignée des
solidaristes, le développement des mutuelles et des coopératives ?
On regrettera, enfin, que dans sa critique de la science économique actuelle et son
éloge de l’interdisciplinarité (ibid, 1196-1197), Piketty, qui recommande pourtant le recours à
l’histoire et à la littérature, ne fasse mention de la philosophie comme outil permettant
d’enrichir le savoir économique, en particulier lorsque, comme lui, on souhaite aborder de
front des questions d’inégalités, de justice sociale ou d’idéologie. Si donc de nombreuses
questions peuvent se poser à la lecture de l’ouvrage, ceci est néanmoins en adéquation avec le
projet initial de Piketty, qui vise principalement, rappelons-le, à alimenter les débats sur la
justice sociale en s’appuyant sur une connaissance inégalée de l’histoire des inégalités et sur
leurs systèmes de légitimation, et non à proposer un modèle de société juste clé en main et
totalement bouclé. Au final, l’ouvrage de Piketty, et en particulier son dernier chapitre, offre
les éléments d’une théorie économique de la justice d’inspiration solidariste et rawlsienne, et
s’inscrit, selon nous, dans le courant de « l’égalitarisme libéral » au côté des travaux de
Rawls, Sen et Kolm
42
. Ce livre constitue ainsi une fresque alliant histoire quantitative et
intellectuelle. L’ampleur de la tâche est telle qu’elle laisse certainement plus de portes
ouvertes qu’elle n’en referme. À notre sens, il s’agit là du plus grand mérite de la démarche de
l’auteur : appeler à une intrication plus forte entre histoire économique, histoire des idées,
sociologie économique et théorie de la justice. Nul doute que ce nouvel ouvrage de Piketty
saura une fois encore nourrir le débat sur les inégalités, la fiscalité et la lutte des idéologie
Bibliographie
41
Voir entre autres Dardot et Laval (2014), Coriat (2015) et Pharo (2020).
42
Pour plus de détails sur cet « égalitarisme libéral », voir Gamel (2015).
36
Allègre, G., & Van Parijs, P. (2018). Pour ou contre le revenu universel. Paris : PUF.
Amable, B., & Palombarani, S. (2018). L’illusion du bloc bourgeois: Alliances sociales et
avenir du modèle français. Raisons d’agir.
Amadae, Sonja. (2003). Rationalizing Capitalist Democracy: The Cold War Origins of
Rational Choice Liberalism. Chicago: University of Chicago Press.
Atkinson, A. (2015). Inequality. What can be done?. Cambridge Massachusetts: Harvard
University Press.
Audard, C. (2019). La démocratie et la raison. Actualité de John Rawls. Paris : Grasset.
Audier, S. (2007). Léon Bourgeois. Fonder la solidarité. Paris : Michalon.
Audier, S. (2010). La pensée solidariste. Aux sources du modèle social républicain. Paris :
PUF.
Backhouse, R., & Boianovsky, M. (2016). Theories of stagnation in historical perspective.
European Journal of Economics and Economic Policies: Intervention, 13(2), 147-159.
Basquiat (de), M. & Koenig, G. (2015). Liber. Un revenu de liberté pour tous : une
proposition d’impôt négatif en France. Editions de l’Onde.
Bonnet, O., Bono, P.-H., Chappelle, G., & Wasmer, E. (2015). Réflexions sur le logement, la
hausse des prix de l’immobilier et les inégalités en réponse à l’ouvrage de Thomas
Piketty, Le capital au XXIe siècle. Revue d’économie politique, 125(3), 317–346.
Bouglé, C. (1899). Les idées égalitaires. Paris: Alcan.
Bourdieu, P., & Boltanski, L. (1976). La production de l’idéologie dominante. Actes de La
Recherche En Sciences Sociales, 2(2–3), 3–73.
Boyer, R. (2013). Le capital au XXIe siècle. Revue de La Régulation.
Breban, L. et Gilardone, M. (2020). A Missing Touch of Adam Smith in Amartya Sen’s
Account of Public Reasoning: the Man Within for the Man Without. Cambridge
Journal of Economics, 44(2), 257-283.
Brenner, R. (1976). Agrarian Class Structure and Economic Development in Pre-Industrial
Europe. Past and Present, 70(Février), 30–75.
Brenner, R. (1986). The social basis of economic development. In Analytical Marxism (John
Roemer, pp. 33–86). Cambridge University Press.
Brenner, R. (1997). Property Relations and the Growth of Agricultural Productivity in Late
Medieval and Early Modern Europe. In A. Bhaduri & R. Skarstein (Eds.), Economic
Development and Agricultural Productivity (pp. 9–44). Elgar.
Brenner, R. (2007). Property and progress: where Adam Smith went wrong. In Marxist
history-writing for the twenty-first century (pp. 49–111). Oxford University Press.
Breton, Yves. « Les économistes, le pouvoir politique et l’ordre social en France en 1830 et
1951 ». Histoire, économie et société 4, no 2 (1985): 233-52.
Brissaud, C., & Chahsiche, J.-M. (2017). How to Become an International Intellectual? The
Case of Thomas Piketty and ”Capital in the Twenty-First Century”. Sociologica, 1.
Brisset, N. (2013). Discours économique et évolution institutionnelle: les apports de J.R.
Commons. Economie et Société, Série “Histoire de La Pensée Économique,” 49(10),
1777–1802.
Brisset, N. (2018). « Models as speech acts: the telling case of financial models ». Journal of
economic methodology 25(1):21-41.
Brisset, N. (2019). Economics and Performativity: Exploring Limits, Theories and Cases
(Routledge). London and New York.
Brisset, N., & Jullien, D. (2020). The model (also) in the world: extending the sociological
theory of fields to economic models. Journal Economic Methodology. 27(2) : 130-145.
37
Brisset, Nicolas, Raphaël Fèvre, et Juille Tom. 2019. « Les années noires de la “Science de
l’Homme”. François Perroux, la Fondation Carrel et l’appropriation de la sociologie ».
Cagé, J. (2015). Sauver les médias. Capitalisme, financement et démocratie. Paris : Seuil.
Cagé, J. (2020). Le prix de la démocratie. Paris : Gallimard.
Callon, M. (Ed.). (1998). The Laws of the Markets (Blackwell Publishers). Oxford: Blackwell.
Capdevila, N. (2005). Le concept d’idéologie. Presses Universitaires de France.
Chassonnery-Zaïgouche, C. (2020). Economists Entered the ‘Numbers Game’. Measuring
Discrimination in the U.S. Courtrooms, 1971-1989. Journal of the History of Economic
Thought. 42(2): 229-259.
Commons, J. R. (1924). Legal Foundations of Capitalism. New York: Augustus M. Kelley
Publishers.
Coriat, Benjamin (dir.). (2015). Le retour des communs. La crise de l’idéologie propriétaire.
Les Liens Qui Libèrent.
Dardot, P. et Laval, C. (2014). Commun. Essai sur la révolution au XXIe siècle. Paris : La
Découverte.
Delalande, N. (2015). Vers une histoire politique du capital ? Annales. Histoire, Sciences
Sociales, 70(1), 47–59.
Denord, François et Paul Lagneau. (2016). Le Concert des puissants. Paris: Raisons d’agir.
Dobb, M. (1946). Studies in the development of capitalsm (Routledge and Kegan Paul LDT).
London.
Dufour, F et S. Rioux. (2008). « La sociologie historique de la théorie des relations sociales
de la propriété ». Actuel Marx 43(1):126-39.
Etner, François, et François Silvant. Histoire de la pensée économique en France depuis
1789. Economica. Paris, 2017.
Fausto, D. (2008). The Italian theories of progressive taxation. The European Journal of the
History of Economic Thought, 15(2), 293–315.
Fleurbaey, M. (1996). Théories économiques de la justice. Économica.
Fontaine, Philippe. (2016). « Other Histories of Recent Economics: A Survey ». History of
Political Economy 48(3):373-421.
Fourcade, M. (2009). Economists and Societies. Princeton: Princeton University Press.
Fraser, N. (2014a). Can society be commodities all the way down? Past-Polanyian Reflexions
on Capitalism Crisis. Economy and Society, 43(4), 541–558.
Fraser, N. (2014b). Behind Marx’s Hidden Abode. New Left Review, 86(Mar-Apr), 55–72.
Friot, B. (2012). Puissance du salariat. La Dispute.
Gaffard, J.-L. (2015). Capital, richesse et croissance. De la recherche empirique aux
éclairages théoriques. Revue de l’OFCE, 137(1), 57–82.
Gamel, C. (2008). Hayek et Rawls sur la justice sociale : les différences sont-elles plus
‘verbales’ que ‘substantielles’ ?. Cahiers d’économie politique, 54, 85-120.
Gamel, C. (2015). Essai sur l’économie de l’égalitarisme libéral. Une combinaison sélective
des travaux de Rawls, Sen et Kolm. Revue d’économie politique, 125, 347-392.
Girard, C. (2019). Délibérer entre égaux. Enquête sur l’idéal démocratique. Paris : Vrin.
Girard, C. et Le Goff, A. (2010). Les théories de la démocratie délibérative dans C. Girard et
A. Le Goff (ed) La démocratie délibérative. Anthologie des textes fondamentaux. Paris :
Hermann.
Harvey, D. (2014). Taking on 'Capital’ Without Marx: What Thomas Piketty misses in his
critique of capitalism. In These Times. Retrieved from
http://inthesetimes.com/article/16722/taking_on_capital_without_marx
Hilton, R. (Ed.). (1976). The Transition from Feudalism to Capitalism. London: Verso.
Hobsbawm, E. (2020). L’Ère des extrêmes. Histoire du court XXe siècle. Agone.
38
Homburg, S. « Critical remarks on Piketty’s Capital in the Twenty-first Century ». Applied
Economics 47, no 14 (2015): 1401-6.
Jackson, B. (2012). Property-Owning Democracy : A Short History. dans M. O’Neill and T.
Williamson (ed), Property-Owning Democracy. Rawls and Beyond, Blackwell.
Kolm, S-C. (2006). Liberté, justice et efficacité. Distribution, impôts et transferts optimaux.
Revue économique, 57(1), 55-84.
Krusell, P., & Smith, A. (2015). Is Piketty’s “Second Law of Capitalism” Fundamental?
Journal of Political Economy, 123(4), 715–748.
Landais, C., Piketty, T., & Saez, E. (2011). Pour une révolution fiscale. Un impôt sur le
revenue pour le XXIème siècle. Paris: Seuil.
Lebaron, F. (2000). La croyance économique, les économistes entre science et politique.
Paris: Seuil.
Lemarchand, G. (2011). Paysans er seigneurs en Europe. Une histoire comparée XVIe-XIXe
siècle. Presses universitaires de Rennes.
Levy, David et Sandra Peart. 2017. Escape from Democracy: The Role Of Experts And The
Public In Economic Policy. Cambridge: Cambridge University Press.
Maccabelli, T. (2009). Measuring Inequality: Pareto’s Ambiguous Contribution. History of
Political Economy, 41(1), 183–208.
Magness, P. W., & Murphy, R. P. (2015). Challenging the Empirical Contribution of Thomas
Piketty’s Capital in the Twenty-First Century. Journal of Private Enterprise, 1–34.
Meade, J. (1964). Efficiency, Equality and the Ownership of Property, London: Allen and
Unwin.
Meiksins Wood, E. (2002). The Question of Market Dependence. Journal of Agrarian
Change, 2(1), 50–87.
Meiksins Wood, E. (2009). L’origine du capitalisme : une étude approfondie. Lux Éditeur.
Meiksins Wood, E. (2012). Liberty and Property. London: Verso.
North, D. C., Wallis, J. J., & Weingast, B. R. (2009). Violence and Social Orders: A
Conceptual Framework for Interpreting Recorded Human History. Cambridge:
Cambridge University Press.
Orain, A. (2010). Progressive indirect taxation and social justice in eighteenth-century France:
Forbonnais and Graslin’s fiscal system. The European Journal of the History of
Economic Thought, 17(4), 659–685.
Pharo, P. (2020). Eloge des communs. Paris : PUF.
Piketty, T. (1994). Introdution à la théorie de la redistribution des richesses. Economica.
Piketty, T. (2001). Les hauts revenus en France au XXème siècle. Inégalités et redistributions
1901-1998 (Grasset). Paris.
Piketty, T. (2013). Le capital au XXIe siècle. Paris: Seuil.
Piketty, T. (2019). Capital et idéologie. Paris: Seuil.
Piketty, T., et Saez, E., (2013). A Theory of Optimal Inheritance Taxation. Econometrica, vol.
81, n° 5,1851-1886.
Piketty, T., Saez, E. et Stantcheva, S. (2014). Optimal Taxation of Top Labour Incomes: A
Tale of Three Elasticities. American Economic Journal: Economic Policy, vol. 6, 1,
230-271.
Pirenne, H. (1951). Histoire économique de l’Occident médiéval. Desclée De Brouwer.
Polanyi, K. (1944). The Great Transformation. The Political and Economic Origins of Out
Time. Boston: Beacon Press.
Pratt, V. (2020). Habermas : la démocratie au point de vue cosmopolitique. Pour une théorie
radicale de la démocratie, Cahiers philosophiques, 160, 91-104.
Ravelli, Q. (2019). Le capitalisme a-t-il une date de naissance ? Tracés, 36(1), 29–57.
Rawls, J. (1971). A Theory of Justice. Harvard: Belknap.
39
Rawls, J. (1993). Political Liberalism. New York: Columbia University Press.
Rosanvallon, P. (2013). The Society of Equals. Harvard: Harvard University Press.
Saez, E. et Zucman, G. (2020). Le triomphe de l’injustice. Richesse, évasion fiscale et
démocratie, Paris : Seuil.
Saez, E., & Zucman, G. (2020). Le triomphe de l’injustice. Richesse, évasion fiscale et
démocratie. Seuil.
Sen, A. (2009). The Idea of Justice, Harvard : Belknap.
Soskice, D. (2014). Capital in the twenty-first century: a critique. The British Journal of
Sociology, 65(4), 650–660.
Supiot, A. (2012). Grandeur et misère de l’Etat social, leçon inaugurale au Collège de France,
Paris : Fayard.
Supiot, A. (dir), (2015). La solidarité. Enquête sur un principe juridique. Paris : Odile Jacob.
Swaton, S. (2020). Pour un revenu de transition écologique. Paris : PUF.
Sweezy, P. (1950). The Transition from Feudalism to Capitalism. Science & Society, 14(2),
134–157.
Thomas, A. (2017). Republic of Equals, Oxford: Oxford University Press.
Todeschini, G. (2017). Les marchands du temple. La société chrétienne et le cercle vertueux
de la richesse du Moyen Âge à l’époque moderne. Albin Michel.
Van Parijs, P. et Vandenborght, Y. (2017). Basic Income. A Radical Proposal for a Free
Society and a Sane Economy. Cambridge Massachusetts: Harvard University Press.
Zarka, Y. C. (2015). Un capital sans capitalisme ? Cités, 64(4), 145–156.
DOCUMENTS DE TRAVAIL GREDEG PARUS EN 2020
GREDEG Working Papers Released in 2020
2020-01 Samira Demaria & Sandra Rigot
Taking on Board the Long-term Horizon in Financial and Accounting Literature
2020-02 Gérard Mondello, Elena Sinelnikova & Pavel Trunin
Macro and Micro Implications of the Introduction of Central Bank Digital Currencies:
An Overview
2020-03 Gérard Mondello & Nissaf Ben Ayed
Agency eory and Bank Governance: A Study of the Eectiveness of CEO’s Remuneration for
Risk Taking
2020-04 Nicolas Brisset
Capital et idéologie : une critique
2020-05 Giuseppe Attanasi, Alessandro Bucciol, Simona Cicognani & Natalia Montinari
Public e Italian North-South Divide in Perceived Dishonesty: A Matter of Trust?
2020-06 Giuseppe Attanasi, Kene Boun My, Andrea Guido & Mathieu Lefebvre
Controlling Monopoly Power in a Double-Auction Market Experiment
2020-07 Vera Barinova, Sylvie Rochhia & Stepan Zemtsov
How to Attract Highly Skilled Migrants into e Russian Regions
2020-08 Guilhem Lecouteux
Welfare Economics in Large Worlds: Welfare and Public Policies in an Uncertain Environment
2020-09 Raphaël Chiappini, Samira Demaria, Benjamin Montmartin & Sophie Pommet
Can Direct Innovation Subsidies Relax SMEs’ Credit Constraints?
2020-10 Giuseppe Attanasi, Samuele Centorrino & Elena Manzoni
Zero-Intelligence vs. Human Agents: An Experimental Analysis of the Eciency of
Double Auctions and Over-the-Counter Markets of Varying Sizes
2020-11 Jean-Luc Gaffard
Entrepreneuriat et créativité : du détournement à la création de valeur
2020-12 Michaël Assous, Muriel Dal Pont Legrand & Sonia Manseri
Samuelson’s Neoclassical Synthesis in the Context of Growth Economics, 1956-1967
2020-13 Frédéric Marty
Is the Consumer Welfare Obsolete? A European Union Competition Law Perspective
2020-14 Charles Ayoubi, Sandra Barbosu, Michele Pezzoni & Fabiana Visentin
What Matters in Funding: e Value of Research Coherence and Alignment in
Evaluators’ Decisions
2020-15 Giuseppe Attanasi, Claire Rimbaud & Marie-Claire Villeval
Guilt Aversion in (New) Games: the Role of Vulnerability
2020-16 Frédéric Marty
Lapproche plus économique en matière d’application des règles de concurrence
2020-17 Michaël Assous, Olivier Bruno, Vincent Carret & Muriel Dal Pont Legrand
Expectations and Full Employment: Hansen, Samuelson and Lange
2020-18 Gérard Mondello
Strict Liability vs Negligence: Is Economic Eciency a Relevant Comparison Criterion?
2020-19 Gérard Mondello
Construction de systèmes de croyances et éthique médicale: les controverses autour du Covid-19
2020-20 Giuseppe Attanasi, Michela Chessa, Sara Gil Gallen & Patrick Llerena
A Survey on Experimental Elicitation of Creativity in Economics
2020-21 Mattia Guerini, Patrick Musso & Lionel Nesta
Estimation of reshold Distributions for Market Participation
2020-22 Rodolphe Dos Santos Ferreira
When Muth’s Entrepreneurs Meet Schrödinger’s Cat
2020-23 Adel Ben Youssef & Adelina Zeqiri
Hospitality Industry 4.0 and Climate Change
2020-24 Olivier Bruno & Melchisedek Joslem Ngambou Djatche
Monetary and Prudential Policy Coordination: impact on Bank’s Risk-Taking
2020-25 Adel Ben Youssef, Mounir Dahmani & Ludovic Ragni
Technologies de l’information et de la communication, compétences numériques et performances
académiques des étudiants
2020-26 Aurélien Goutsmedt, Matthieu Renault & Francesco Sergi
European Economics and the Early Years of the “International Seminar on Macroeconomics”
2020-27 Matthieu Renault
eory to the Rescue of Large-scale Models: Edmond Malinvaud’s Alternative View on the
Search for Microfoundations
2020-28 Marta Ballatore, Lise Arena & Agnès Festré
e Use of Experimental Methods by IS Scholars: An Illustrated Typology
2020-29 Agnès Festré & Stein Østbye
Michael Polanyi on Creativity in Science
2020-30 Romain Plassard
Making a Breach: e Incorporation of Agent-Based Models into the Bank of England’s Toolkit
2020-31 Nicolas Brisset
Qu’est-ce qu’un contexte ? Quentin Skinner et l’histoire des idées
2020-32 Nicolas Brisset & Benoît Walraevens
omas Piketty, le capitalisme et la société juste
... For Piketty, the political and ideological superstructure is not (fully) determined by the economic infrastructure: "Given an economy and a set of productive forces in a certain state of development […] a range of possible ideological, political, and inequality regimes always exists" (8). These clear albeit provocative statements very much sound like an idealist view of history (Brisset and Walraevens 2020;Motadel and Drayton 2021). But Piketty's position is more nuanced than it seems at first sight, especially WALRAEVENS / IDEOLOGIES AND UTOPIA ERASMUS JOURNAL FOR PHILOSOPHY AND ECONOMICS aa in his latest book, A Brief History of Equality, maybe in response to some of the criticisms he faced for C&I. ...
... The conceptual limits of Piketty's notion of ideology have been repeatedly underlined (Brisset and Walraevens 2020;Motadel and Drayton 2021;Reddy 2021;Zevin 2021). Here it seems that Ricoeur's analysis of ideology can be helpful to complete and enrich Piketty's view by providing stronger philosophical foundations to it. ...
... Another important source of influence on Piketty's thought of social justice is Rawls's theory of justice (Brisset and Walraevens 2020; Morgan 2021, section 5), which had a major influence on 20 th century social science; though Piketty seems to underestimate this filiation (Brisset and Walraevens 2020). In particular, he appropriates Rawls's difference principle, arguing that the just society "organizes socioeconomic relations, property rights, and the distribution of income and wealth in such a way as to allow its least advantaged members to enjoy the highest possible life conditions" (Piketty 2020, 968). ...
Article
Full-text available
In his most recent books, Piketty offers a global history of inequality in its economic, social, political, and intellectual dimensions, arguing that history is moved by the struggle of ideologies. To take part in this battle of ideas, he conceives a new ideal model of society, ‘participative socialism’, as an egalitarian alternative to the dominant neoproprietarian ideology and to the dangerous resurgence of nationalism and populism. This paper provides a new interpretation of Piketty’s view of history and of his participatory socialism in light of Paul Ricoeur’s study of the dialectics of ideology and utopia. First, I present Ricoeur’s singular analysis of ideology and utopia, which he sees as two inseparable facets of social imagination. Then I show how Ricoeur’s concepts can be fruitfully applied to Piketty’s conception of history and to his conception of a new form of socialism for the 21st century, drawing lessons from history and forming a ‘good’ or ‘realist’ utopia. Finally, I demonstrate that this interpretation of Piketty’s socialism can help to better understand some of the criticisms he has received.
Article
Distribution électronique Cairn.info pour Vrin. Distribution électronique Cairn.info pour Vrin. La reproduction ou représentation de cet article, notamment par photocopie, n'est autorisée que dans les limites des conditions générales d'utilisation du site ou, le cas échéant, des conditions générales de la licence souscrite par votre établissement. Toute autre reproduction ou représentation, en tout ou partie, sous quelque forme et de quelque manière que ce soit, est interdite sauf accord préalable et écrit de l'éditeur, en dehors des cas prévus par la législation en vigueur en France. Il est précisé que son stockage dans une base de données est également interdit.
Thesis
Full-text available
Les sociétés occidentales contemporaines sont entrées dans un « moment critique ». En cause : l’incapacité des sociétés de croissance à concilier réduction des inégalités, durabilité des écosystèmes et croissance continue de la production et de la consommation. Face à cet échec, des critiques radicales du système socio-économique dominant émergent. Celles-ci s’attachent à déconstruire l’idéologie de la croissance économique perpétuelle et prônent l’avènement de sociétés « post-croissance » ; une posture qui implique de dépasser un horizon qui a longtemps été – et qui continue d’être – présenté comme l’objectif premier des sociétés. Bien que l’après-croissance commence à devenir une hypothèse de travail plausible, le mouvement reste confronté à d’importants défis, aussi bien sociaux que politiques et économiques, afin de s’affirmer comme une alternative crédible et désirable aux systèmes actuels. Parmi ces enjeux, la capacité d’allier diminution des activités économiques et réduction des inégalités fait particulièrement l’objet de débat. La question centrale est ainsi celle de la place de la justice sociale dans ce type de projet de transition écologique. Pour y répondre, ce mémoire propose d’approfondir le concept de régime d’inégalités développé par Piketty pour analyser les propositions en faveur de l’avènement de sociétés post-croissance dans une perspective sociohistorique. Ce cadre d’analyse, articulé avec celui de société de croissance permet notamment de mettre en lumière la structure des inégalités à l’échelle d’une société et le rôle qu’a joué, pour un temps, l’idéologie de la croissance comme mécanisme de justification de ces inégalités. Au coeur de notre démonstration ressort l’idée que les propositions en faveur de la postcroissance s’accordent avec des principes rawlsiens de la justice distributive. Des principes qui sont aussi constitutifs du système de valeurs dominant dans les sociétés capitalistes contemporaines. Cette continuité des systèmes de valeurs laisse entrevoir une possibilité pour la post-croissance de s’imposer comme base d’un nouveau compromis social-écologique.
Article
Full-text available
De la capacité de l’entrepreneur à concevoir une organisation apte à créer des canaux d’information suffisamment robustes dépendent la nature des innovations effectuées, la façon dont sont exploitées les connaissances scientifiques et techniques, l’usage qui est fait de l’esprit créatif. C’est à cette aune qu’il convient de juger du comportement entrepreneurial, des rythmes imposés par la finance, de la façon dont sont allouées les ressources humaines. La réalité de la créativité réside dans le choix opéré entre recherche de rentes et innovations productives, entre une finance impatiente et une finance patiente, entre flexibilité et rigidité sur les marchés de travail. C’est un choix d’ordre organisationnel et institutionnel.Classification JEL : D21, D23, D47, J53, L26.
Article
We present novel data from a survey on the perception of dishonesty in Italy. We collected data at a mass-gathering music festival in Southern Italy, whose audience includes a relevant fraction of subjects residing in Northern Italy. The survey consists of questions on perceived dishonesty measured on an institutional, social, and everyday dimension. Using structural equation models, we estimate whether regional differences in the perception of dishonesty persist even when controlling for generalized trust and socio-demographic characteristics. From a sample of nearly 1000 individuals, we find that respondents residing in the North or abroad perceive a lower level of dishonesty in its institutional and everyday dimension than Southern respondents. Perceived dishonesty also correlates negatively with trust. Finally, we find suggestive evidence of an indirect channel going from the area of residence to perceived dishonesty through generalized trust as a mediator.
Article
From the outset, expectations were a central part of the first business cycles and early growth models. In the 1940s, a third line of research emerged which questioned the capacity of an economy to reach full-employment equilibrium. Starting with Alvin Hansen [1938] and culminating with Oskar Lange [1944], the crux of the debate evolved from the existence of full employment equilibrium to the analysis of its stability, suggesting an increased role of expectations and finally challenging the economic system’s global stability. The present paper traces those debates through the contributions of Hansen, Paul Samuelson and Lange. Using archive materials, we show that while Samuelson’s analysis of instability remained implicit, his correspondence reveals that he encouraged Lange to examine it more carefully. Lange’s results are presented in his 1944 Monograph published by the Cowles Commission for Research in Economics. We point out that his contribution cannot be understood in isolation either from his exchanges with Samuelson or the way that Keynesian ideas were being interpreted in the United States. Finally, we emphasize the ambiguity of Samuelson’s view on instability and expectations.
Article
We study two well‐known electronic markets: an over‐the‐counter (OTC) market, in which each trader looks for the best counterpart through bilateral negotiations, and a double auction (DA) market, in which traders post their quotes publicly. We focus on the DA–OTC efficiency gap and show how it varies with different market sizes (10, 20, 40, and 80 traders). We compare experimental results from a sample of 6400 undergraduate students in Economics and Management with zero‐intelligence agent‐based simulations. Simulation results show that the traded quantity increases with market size under both DA and OTC. Experimental results confirm the same tendency under DA, while the share of periods in which the traded quantity is lower than the efficient one increases with market size under OTC, ultimately leading to a DA–OTC efficiency gap increasing with the market size. We rationalize these results by putting forward a simple model of OTC market as a repeated bargaining procedure under incomplete information on buyers' valuations and sellers' costs. We show that efficiency decreases slightly with size due to two counteracting effects: acceptance rates in earlier interactions decrease with size, and earlier offers increase, but not always enough to compensate for the decrease in acceptance rates.