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Lost in translation : la délicate importation de la campagne Fight for 15 en France

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Abstract

Né en 2012 aux États-Unis, le mouvement Fight for 15 vise à la fois à faire progresser le salaire minimum et à syndiquer les salarié.es à faibles revenus du secteur des services. Porté principalement par le syndicat SEIU, le combat pour 15 dollars marque par son ampleur inédite, sa stratégie innovante et une série de victoires a priori improbables. En 2014, alors en plein essor aux États-Unis, le mouvement cherche à s’internationaliser et tente notamment de favoriser l’émergence d’actions en France. Mais le scénario à succès déployé aux États-Unis semble bien difficile à mettre en œuvre dans l’Hexagone, en raison notamment de l’inertie des principaux acteurs syndicaux.
« Lost in translation » : La difficile traduction du mouvement états-unien
Fight for 15 dans le paysage syndical et militant français
Vincent Pasquier
Professeur assistant HEC Montréal
vincent.pasquier@hec.ca
Référence :
- Pasquier, V. (2018). Lost in translation : la délicate importation de la campagne Fight for 15
en France. Mouvements, 95(3), 116-125. doi:10.3917/mouv.095.0116.
Né en 2012 aux Etats-Unis, le mouvement Fight for 15 vise à la fois à faire progresser le salaire
minimum et à syndiquer les salarié.e.s à faibles revenus du secteur des services. Porté principalement
par le syndicat SEIU, le combat pour 15 dollars marque par son ampleur inédite, sa stratégie innovante
et une série de victoires a priori improbables. En 2014, alors en plein essor aux USA, le mouvement
cherche à s’internationaliser et tente notamment de favoriser l’émergence d’actions en France. Mais
le scénario à succès déployé aux USA semble bien difficile à mettre en œuvre dans l’hexagone, en
raison notamment de l’inertie des principaux acteurs syndicaux.
(Introduction)
Fight for 15 est né d’une conviction forte ; celle que les syndicats n’ont pas d’autre alternative que de
se réinventer ou mourir. C’est donc avec l’ambition de jeter les bases d’un syndicalisme d’un genre
nouveau que la SEIU (The Service Employees Interational Union), le plus important des syndicats du
secteur des services aux Etats-Unis, initie le mouvement au début des années 2010. Fight for 15 se
nourrit dès ses origines d’une philosophie étonnante pour l’observateur français, tout à la fois
ambitieuse, pragmatique, militante et novatrice. Ce cocktail donne depuis lors des résultats
surprenants, puisque le combat pour 15 dollars (de l’heure) a permis à 23 millions de salarié.e.s de voir
leur salaire progresser et souvent de manière très significative.
En 2014, en pleine montée en puissance aux Etats-Unis mais englué dans le bras de fer engagé contre
McDonald’s, Fight for 15 tente d’accroître son poids en favorisant l’émergence d’autres mouvements
nationaux, notamment en France. Une dynamique collective s’enclenche dans l’hexagone à partir de
2016, suscitée tout autant par l’aura du mouvement américain que par la volonté locale d’en découdre
avec la multinationale McDonald’s. Bien que le Fight for 15 à la française ait depuis lors à son actif
quelques opérations médiatiques réussies, le mouvement n’a pas véritablement réussi à décoller pour
le moment.
Un travail d’enquête réalisé des deux côtés de l’Atlantique montre que les principaux ingrédients du
succès aux USA n’ont pas réussi à être transposés en France. Mais, plus encore, cette tentative de
transposition sert de puissant révélateur des dynamiques syndicales nationales. Aux USA, le succès de
la campagne découle avant tout de la logique résolument conquérante initiée il y a près de 30 ans par
la SEIU. Fight for 15 doit alors se comprendre comme l’aboutissement d’une longue évolution
organisationnelle et culturelle qui place la (re)conquête des salarié.e.s au cœur de la stratégie
syndicale. Cette posture tranche clairement avec la relative apathie et la posture défensive des
principaux acteurs syndicaux en France au cours de cette campagne. Ce sont avant tout les « bonnes
raisons de ne pas agir » qui ont, pour le moment, servi de boussole aux fédérations et confédérations
syndicales françaises.
Je propose de retracer, dans une projection en 5 étapes et en cinémascope, le destin croisé de la
campagne Fight for 15 en France et aux USA.
Le fabuleux destin de la campagne Fight for 15 aux Etats-Unis
Le mouvement Fight for 15 apparait publiquement fin novembre 2012, quand quelques 200 salarié.e.s
de fast-food se mettent en grève dans les rues de New-York pour revendiquer un salaire horaire à 15$
- alors que le salaire minimum est de 7,25$ à l’échelle fédérale, soit 5,80€ et même 5,30 euros à parité
de pouvoir d’achat1. Quatre ans plus tard, en 2016, Fight for 15 atteint son apogée : des dizaines de
milliers de salarié.es et sympathisant.es battent le pavé dans plusieurs centaines de villes américaines.
L’expansion du mouvement n’est pas seulement géographique, elle est aussi sectorielle. Alors que
Fight for 15 s’était initialement focalisé sur le secteur de la restauration rapide, avec « l’empire »
McDonald’s en ligne de mire, il s’est progressivement étendu à l’ensemble des industries précaires et
peu rémunératrices.
Le premier tour de force du mouvement Fight for 15 aura donc été de créer une dynamique collective
de grande ampleur autour de secteurs longtemps considérés comme impossibles à mobiliser. Ces
secteurs concentrent en effet une majorité de salarié.es précaires, à faible niveau de diplôme, issu.es
de minorités, avec une faible identité professionnelle et généralement peu d’ancienneté2, devant faire
face à des pratiques managériales et antisyndicales souvent sophistiquées et parfois brutales3.
La réussite du mouvement Fight for 15 aux Etats-Unis tient plus encore à ses victoires successives.
Depuis son lancement en 2012, plusieurs villes et Etats ont en effet adopté un salaire minimum à 15$
de l’heure, dont Seattle en 2013 puis les Etats de Californie et New-York en 2015. Dans leur sillage, des
dizaines d’autres villes et Etats ont relevé le salaire minimum applicable localement. On estime ainsi
que près de 23 millions de salarié.es vont bénéficier d’une augmentation de salaire grâce à la
mouvance Fight for 15, se traduisant par une redistribution des richesses de l’ordre de 62 milliards de
dollars par an4.
Quels facteurs permettent d’expliquer les victoires aussi massives qu’improbables de Fight for 15 ?
Son succès découle avant tout d’un renouvellement du genre de l’action syndicale classique.
S’inscrivant dans la (r)évolution culturelle engagée depuis près de 30 ans par la SEIU, Fight for 15 est
1 OCDE (2005) Parité de pouvoir d’achat : http://www.oecd.org/fr/sdd/34256809.pdf
2 de Turberville, S. R. (2004). Does the ‘organizing model’ represent a credible union renewal strategy?. Work,
Employment and Society, 18(4), 775-794.
3 Royle, T., & Towers, B. (Eds.). (2004). Labour relations in the global fast-food industry. Routledge.
4 http://www.nelp.org/news-releases/fight-for-15s-four-year-impact-62-billion-in-raises-for-americas-workers/
parvenu à revisiter en profondeur les stratégies, modes d’organisation et tactiques de communication
traditionnels des syndicats.
La première originalité de Fight for 15 tient à une structure en réseau relativement horizontal. SEIU
occupe une position centrale dans ce réseau d’organisations, en orchestrant les grandes orientations
stratégiques et en finançant très largement le mouvement (des dizaines de millions de dollars ont été
dépensés lors de ces 5 premières années5). Néanmoins, le travail d’organisation et de mobilisation des
salarié.es sur le terrain se trouve en grande partie délégué à des organisations militantes locales
(groupes sociaux, communautaires, religieux, étudiants, etc) qui nouent un lien privilégié avec les
salarié.es des secteurs précaires.
La deuxième force de Fight for 15 tient à sa stratégie mêlant militantisme et pragmatisme. Militantisme
d’un côté, car le mode d’action privilégié par la campagne est celui de l’action directe, s’inspirant
grandement des mouvements sociaux contemporains tels qu’Occupy Wall Street ou plus tard Black
Lives Matter. Pragmatisme de l’autre, car la stratégie du mouvement se focalise sur l’efficacité des
moyens mis en œuvre, en recourant par exemple massivement à des expert.es et professionnel.les
plutôt qu’à des militant.es pour structurer et porter le mouvement.
La troisième innovation fructueuse de Fight for 15 est de revisiter les codes de la communication
syndicale pour l’adapter à l’ère du militantisme 2.0. Articulée autour d’un message simple et clair
(‘#Fightfor15’), la communication du mouvement vise principalement à mettre en scène les salarié.es
impliqué.es dans le combat. La communication est également centrée sur l’expression individuelle
et en apparence spontanée - de travailleur.sres de fast-food et non sur un discours d’organisations
syndicales préformaté et relativement convenu. Fight for 15 est devenu une fabrique à histoires virales
séduisant tout autant les médias traditionnels que les médias sociaux.
Fort de son aura croissante aux USA, mais toujours en difficulté dans le bras de fer qui l’oppose à
McDonald’s, le mouvement Fight for 15 va chercher, à partir de 2014, à accroître son pouvoir de
négociation en encourageant l’émergence de mouvements similaires à l’échelle internationale.
La classe américaine : le mouvement Fight for 15 fascine et s’exporte
Sous la bannière #FastFoodGlobal, le mouvement Fight for 15 commence en 2014 à sortir des
frontières américaines. Il s’exporte rapidement dans une dizaine de pays, dont le Brésil, le Japon, le
Canada, la Grande-Bretagne et la Nouvelle-Zélande. Le volet international de Fight for 15 se développe
au rythme de journées d’action mondiales organisées tous les ans. Cette internationalisation du
mouvement s’explique par la convergence d’intérêts entre la SEIU et ses différents alliés
internationaux.
Côté américain, la SEIU a en effet tout intérêt à voir émerger un réseau d’alliés hors de ses bases
nationales. Le développement de la contestation dans des pays stratégiques pour McDonald’s ne peut
que renforcer son poids dans le bras de fer engagé contre la firme multinationale aux Etats-Unis.
5 https://www.theguardian.com/us-news/2015/aug/30/fight-for-15-strategist-mcdonalds-unions
L’intérêt marqué de la SEIU pour l’Europe s’explique ainsi par la manne financière que génèrent ces
marchés pour McDonald’s, environ 40% de la marge opérationnelle du groupe 6.
La stratégie de partenariats de Fight for 15 sur le continent européen commence tout d’abord par la
mise en place d’une alliance syndicale par « le haut ». La SEIU entame un travail commun avec la
fédération syndicale européenne EFFAT qui débouche notamment début 2015 sur la publication du
rapport Unhappy Meal. Co-écrit avec le syndicat EPSU et l’ONG britannique War On Want, le rapport
chiffre à un milliard d’euros le manque à gagner de recettes fiscales en Europe sur la période 2009-
2013, en raison de la politique d’optimisation fiscale de McDonald’s. L’ampleur des chiffres et le
battage médiatique qui s’ensuit permettent d’inscrire durablement auprès de l’opinion publique
McDonald’s sur la liste des multinationales pratiquant massivement l’évasion fiscale.
Dans cette stratégie d’essaimage par « le haut », la SEIU s’approche également des syndicats nationaux
susceptibles d’initier localement des mouvements de contestation contre la firme multinationale. La
France constitue à ce titre un territoire à fort potentiel. Pays européen comptant le plus grand nombre
de restaurants McDonalds, la France est, derrière les Etats-Unis, le pays le plus profitable au monde
pour l’enseigne.
Du côté des syndicats français, l’intérêt à faire émerger une campagne nationale Fight for 15 est
double. Premièrement, l’ampleur et le succès « improbables » du mouvement américain suscitent un
attrait marqué, teinté d’une dose d’admiration. La dynamique de Fight for 15 s’inscrit à contre-courant
du climat de sinistrose dans lequel baignent les syndicats en France et démontre avec force que les
victoires syndicales offensives restent possibles, y compris dans les secteurs où on s’y attend le moins.
Deuxièmement, la force de répulsion exercée par « l’adversaire » McDonald’s est très forte. Symbole
du précariat, le groupe est en effet connu pour avoir bâti son système de production autour de
« McJobs » : des emplois mal payés, standardisés et répétitifs, réalisés dans des conditions difficiles et
précaires. Une victoire contre le leader ultra-dominant du marché des fast-foods en France pourrait
faire boule de neige et se répercuter positivement pour l’ensemble des salarié.es du secteur A la
faiblesse du modèle social de McDonald’s s’ajoutent de nombreuses autres « bonnes raisons » de
s’engager contre le groupe américain, devenu également synonyme d’évasion fiscale, de malbouffe et
de pollution.
En raison de la convergence des intérêts des acteurs américains et français, une mouvance Fight for
15 à la française émerge au début de l’année 2016.
« Structuration » et « temps fort médiatique »: la montée en puissance de Fight for
15 en France
Un Fight for 15 à la française apparaît de manière relativement éclatée début 2016. En mettant en
ligne une pétition réclamant un salaire minimum de 13€/h chez McDonald’s, le collectif des « Indignés
de McDonald’s » (porté par la CGT McDonald’s Ile-de-France) est l’un des premiers à s’emparer du mot
d’ordre lancé par le mouvement américain. D’autres syndicats vont développer localement des
revendications salariales similaires - à Marseille et Soissons notamment. En avril 2016, la campagne
est portée pour la première fois par des acteurs syndicaux nationaux. Dans le cadre des journées
d’action mondiales de Fight for 15, la fédération Commerce et la confédération de la CGT prennent
6 http://corporate.mcdonalds.com/corpmcd/investors-relations/financial-information/annual-
reports.html
ainsi part au blocage du restaurant McDonald’s de Disneyland Paris. En présence du secrétaire général
Philippe Martinez, les manifestant.es y font retentir l’Internationale et flotter les banderoles CGT.
Encouragée par la SEIU, la mouvance se structure à partir de mi-2016 autour de l’ONG ReAct et
développe des actions directes contre McDonald’s, telles que des blocages de restaurants. Les
mobilisations organisées dans le cadre de la journée d’action mondiale de Fight for 15 de novembre
2016, même si elles ne regroupent à Paris qu’une petite centaine de participants, bénéficient d’une
couverture presse nationale et régionale non négligeable.
Mais le principal temps fort médiatique de Fight for 15 en France se situe en 2017 avec le lancement
de la campagne pour l’élection présidentielle. Les restaurants McDonald’s parisiens voient défiler, en
l’espace de quelques semaines, pas moins de trois candidats à l’Elysée. Ce bal des prétendants s’ouvre
avec la visite du ticket du Parti socialiste Montebourg-Filoche (17/01/2017), se poursuit par celle de la
paire socialiste et écologiste Hamon-Jadot le 27 février 2017 et se clôt le 25 mars 2017 par le passage
de Mélenchon pour la France Insoumise. Ces visites politiques offrent ainsi aux participant.es de la
campagne une forte exposition pour faire connaître leurs revendications et leurs motivations.
En parallèle de ce temps fort médiatique, la mouvance française de Fight for 15 se structure au
printemps 2017 autour du collectif « McDo passe à la caisse » qui regroupe des organisations de la
société civile (ReAct, Attac France, et MNCP), des syndicats de salarié.es (CGT McDonald’s Ile-de-
France et Sud Commerce) et d’étudiant.es (UNEF). En s’organisant de la sorte, la mouvance éparse et
peu structurée gagne en unité et en cohérence. La plateforme revendicative portée par le collectif
reflète la diversité des acteurs impliqués et s’articule autour d’une double demande de justice sociale
et fiscale. Elle défend ainsi trois revendications principales : la mise en place d’un salaire minimum à
13€, le paiement d’un 13ème mois et le rapatriement de bénéfices de McDonald’s en France afin d’y
être soumis à l’impôt. Il est à noter néanmoins qu’aucune des trois principales fédérations ou
confédérations implantées chez McDonald’s (FO, CFDT et CGT) n’a rejoint le collectif, par manque de
volonté ou en raison de conflits internes.
Début avril 2017, la campagne connaît un ultime point d’orgue porté par deux événements
concomitants. Un rapport co-signé par le ReAct et la CGT McDonald’s Ile-de-France est publié le 5
avril. Il est immédiatement repris en Une du Canard Enchaîné. Intitulé le « Système McDo », ce rapport
met notamment en évidence qu’environ 420 millions d’euros ont échappé aux salarié.es de l’enseigne
entre 2006 en 2015 (soit près de 1000 euros par salarié et par an) en raison d’un contournement du
droit du travail par la firme multinationale. Le même jour, le collectif « McDo passe à la caisse »
organise dans une dizaine de villes des séances « d’happy hours fiscales » pour dénoncer les pratiques
de l’enseigne américaine.
Néanmoins, après ce « temps fort » du printemps 2017, la dynamique de la campagne s’étiole
rapidement. L’ONG ReAct, qui a joué un rôle moteur dans le collectif ne dispose plus de moyens à
investir et chacune des parties prenantes retourne alors à ses propres priorités et turpitudes…
Beaucoup de bruit pour rien ? La difficulté à construire une dynamique collective de
long terme.
Suite à ce premier épisode du volet français de Fight for 15, c’est avant tout un sentiment d’échec qui
prédomine parmi les militant.es mobilisé.es. D’une part parce que les actions de visibilité et le « temps
fort » médiatique n’ont débouché sur aucune victoire concrète, que ce soit en termes d’amélioration
du modèle social de McDonald’s ou de dynamique syndicale. D’autre part car la dynamique collective
s’est rapidement essoufflée. Malgré l’embryon de structuration autour du collectif « McDo passe à la
caisse », les forces centripètes se sont avérées pour le moment plus puissantes que les forces
centrifuges. Le volet français n’est pas parvenu à réaliser le changement d’échelle opéré par la
campagne « mère » aux Etats-Unis. Les trois ingrédients (stratégie, mode d’organisation, tactique de
communication) à l’origine du succès de Fight for 15 aux Etats-Unis ont tous, dans une plus ou moins
large mesure, fait défaut à la campagne française.
La première source de l’échec de la campagne française tient à l’inertie et la fracturation des
principales forces syndicales. Alors que la SEIU est parvenue aux USA à assurer la cohérence d’un très
large réseau d’organisations « sympathisantes », le mouvement en France se caractérise davantage
par ses divisions et son inertie. Côté CGT, malgré la volonté de la confédération, de la fédération
Commerce et de syndicats locaux de se joindre au mouvement, de fortes dissentions internes ont
empêché la mise en route d’une démarche unifiée. La CFDT s’est quant à elle limitée à soutenir
« officiellement » le mouvement américain, sans prendre de part active à l’organisation de la
campagne, ni porter de revendications claires à l’égard de McDonald’s. FO, syndicat majoritaire chez
McDonald’s, n’a pour sa part pris aucune position officielle dans cette campagne. Malgré l’attrait et
l’intérêt pour la campagne américaine, ce sont donc les « bonnes raisons de ne pas agir » qui ont primé:
souvenir douloureux de précédentes campagnes transnationales (CGT, CFDT), absence d’historique de
coopération transatlantique (FO), crainte de s’engager aux côtés d’acteurs qu’ils connaissent mal
(CGT), choix de privilégier le dialogue social aux moyens de pressions externes (CFDT), volonté de ne
pas écorner McDonald’s - considéré comme l’un des meilleurs employeurs du secteur (FO), etc. A cette
absence de cohésion entre fédération et confédérations syndicales s’ajoutent des divisions en leur sein
même. Ainsi, les quelques syndicats à s’être lancés localement dans la bataille pour un Fight for 15 à
la française (principalement FO à Marseille, CGT en Ile-de-France) sont entrés en dissidence avec leurs
fédérations respectives. Enfin, à ces divisions inter et intra-syndicales se superpose une méfiance des
syndicats à l’égard d’acteurs non-syndicaux. Cette méfiance a été particulièrement palpable à l’égard
du ReAct, perçu comme un acteur « inclassable » et donc potentiellement incontrôlable. Au final, faute
de soutien de la part des principales fédérations syndicales, la campagne n’a pu bénéficier des moyens
nécessaires à un changement d’échelle significatif. Rapportés aux dizaines de millions de dollars
investis aux Etats-Unis, les moyens humains et financiers dont ont disposés les acteurs en France sont
proches de zéro.
La deuxième barrière à laquelle la campagne française s’est heurtée est son manque de clarté
stratégique. Alors que la campagne américaine a mis en avant une lutte offensive et positive pour
l’augmentation du salaire minimum en prenant pour cible (plus ou moins) symbolique McDonald’s, la
stratégie du volet français s’est structurée à l’inverse. L’unicité de la campagne a principalement été
assurée par la volonté d’en découdre avec un adversaire (McDonald’s), faisant de la cohérence des
revendications un élément relativement secondaire. La structuration autour du collectif a certes
permis d’opérer une clarification des objectifs stratégiques, sans toutefois réussir à faire émerger un
message simple, clair et direct. Le nom du collectif (« McDonald’s passe à la caisse ») illustre ainsi que
l’unité parmi les parties prenantes tient plus aux qualités de la cible qu’à la volonté de poursuivre un
but partagé et clairement identifié. La focale mise sur McDonald’s s’explique également par la volonté
de ne pas avoir à hiérarchiser les revendications portées par les différents acteurs et de préserver les
équilibres au sein du collectif.
Troisièmement, malgré une bonne visibilité médiatique eu égard aux moyens engagés, la campagne
hexagonale ne s’est pas appuyée sur une communication aussi profondément renouvelée qu’aux
Etats-Unis. Même si les actions, qui ont privilégié la surprise et parfois l’humour (organisations
d’« happy hours fiscales », présence de clowns, etc.), ont permis de rafraîchir le répertoire d’actions
des organisations syndicales, la stratégie de communication n’a pas atteint le degré de viralité de Fight
for 15 aux Etats-Unis. Alors que la campagne américaine a su donner un / des visage(s) à sa campagne
en mettant en scène des salarié.es et en laissant au second plan les organisations, la campagne
française a laissé au second plan les travailleur.ses en mettant en avant les organisations parties
prenantes.
Conclusion : la divergence des dynamiques syndicales des deux côtés de l’Atlantique
L’étude de l’importation en France du mouvement Fight for 15 permet donc d’identifier des conditions
nécessaires à l’action syndicale transnationale. Mais cette tentative d’action conjointe met surtout en
lumière la divergence des dynamiques syndicales en France et aux Etats-Unis.
Les syndicats américains, considérant qu’ils n’ont plus rien à perdre et tout à reconstruire, se sont
lancés dans une stratégie résolument offensive de reconquête des salarié.es et des droits sociaux.
Considérant au contraire qu’ils ont beaucoup à perdre, les syndicats français tendent à rester dans une
posture davantage défensive dans l’espoir de préserver les acquis.
Le destin très contrasté des campagnes américaines et françaises s’explique ainsi tout d’abord par des
contextes politico-économiques aux dynamiques contraires. Aux Etats-Unis, le mouvement syndical
doit en effet faire face depuis plus de trente ans à des politiques néo-libérales ayant pour effet à la fois
d’amoindrir le pouvoir des syndicats et de faire exploser les inégalités de revenu7. Le jeu syndical
s’inscrit en France davantage dans un contexte de réformes sociales-libérales par « touches » dont les
conséquences en termes d’inégalités sont restées beaucoup plus contenues.
De plus, la déliquescence des effectifs syndicaux qui frappe la France et les USA dans des mesures
équivalentes8, ne se traduit pas par les mêmes conséquences financières. Contrairement aux syndicats
français dont la survie dépend dans une large mesure des résultats aux élections professionnelles, celle
des syndicats américains dépend très directement du nombre de salarié.es adhérent.es.
Enfin, la question des inégalités est redevenue hautement légitime aux Etats-Unis au début des années
2010, quand la croissance économique a redémarré après avoir enregistré une récession brutale en
2008-2010. Les syndicats français ne bénéficient pas d’une telle fenêtre d’opportunité économique. La
croissante dans l’hexagone est restée très faible depuis 2010, suite à une moindre récession dans les
années 2008-2010.
Au final, les syndicats français ne sont ni acculés par les mêmes pressions financières et politiques que
leurs homologues américains, ni bénéficiaires d’une même fenêtre d’opportunité facilitant le passage
7 World Inequality Lab (2018) Rapport sur les inégalités mondiales : http://wir2018.wid.world/
8 https://www.bls.gov/opub/mlr/2006/01/art3full.pdf
à l’action. En paraphrasant Hauptmeier et Hurd9, il apparaît donc que les syndicats américains (et la
SEIU en l’occurrence) ont réussi à « tirer avantage de leurs faiblesses » alors que les syndicats français
semblent être victimes « des inconvénients de leur force ». La dynamique syndicale aux USA s’inscrit
alors dans un élan de reconquête en décalage avec les postures syndicales françaises qui semblent
davantage conservatrices.
Bien que présentée ici sous un jour largement favorable, il faut se prémunir de « magnifier » à l’excès
le mouvement américain Fight for 15. Aussi impressionnantes et significatives soient-elles, les victoires
de Fight for 15 sont loin d’être totales : le mouvement n’a pas gagné le bras de fer engagé contre
McDonald’s et les effectifs de la SEIU n’ont pas grimpé en flèche. Par ailleurs, le mouvement fait face
à de nombreuses critiques, émanant en partie du camp progressiste. Fight for 15 est ainsi accusé
d’être un « spectacle médiatique » et non un véritable mouvement d’organisation des salariés10. Il est
également décrié pour être piloté par de jeunes diplômé.es qui ne feraient qu’instrumentaliser les
salarié.es des fast-foods pour servir les fins du syndicat11. Ses détracteurs l’accusent enfin d’être
incapable d’instaurer durablement un rapport de force durable dans les entreprises12.
La situation française mérite bien sûr également d’être relativisée, ses succès et échecs ne pouvant
s’apprécier pleinement que sur le temps long. Ainsi, les graines semées en 2016 et 2017 peuvent, à
plus ou moins court terme, finir par porter leurs fruits. Les très récentes occupations de restaurants
McDonald’s dans le Nord-Est parisien semblent ainsi indiquer qu’un nouveau départ est possible. Il
reste néanmoins vrai qu’un changement de posture des principales fédérations syndicales,
comparable à la mue engagée par la SEIU depuis près de 30 ans, ne pourrait que catalyser ce type
mouvement.
9 Hauptmeier, M., & Turner, L. (2007). Political insiders and social activists: coalition building in New York and
Los Angeles.
10 Dencik, L., & Wilkin, P. (2015). Worker resistance and media: challenging global corporate power in the 21st
century. Peter Lang.
11 Gupta, A. (2013). Fight for 15 Confidential. In These Times.
12 https://www.jacobinmag.com/2015/10/strike-chicago-teachers-union-public-private-sector/
... Premièrement, les constats de résistance doivent être relativisés par rapport à une littérature qui s'est longtemps intéressée à des dispositifs de résistance combatifs, dans (Pasquier, 2018) ou en dehors de la syndicalisation notamment (Courpasson, 2016). Dans ce cadre, des auteurs, y compris proche de la LPT (Thompson & Ackroyd, 1999;McKinlay & Taylor, 1996) C'est là le dernier élément marquant de cette résistance bénigne à la Louve : les actes de résistance sont souvent compensés par une participation supplémentaire, non prévue des membres. ...
Thesis
Cette thèse explore la question du travail dans les organisations alternatives et propose de répondre à la problématique suivante : « comment peut s’organiser le travail dans des organisations alternatives en dehors d’une logique capitaliste ? Une telle organisation peut-elle permettre de s’émanciper des formes d’oppression au travail ? » Le manuscrit s’inscrit dans les perspectives émergentes sur les organisations alternatives qui proposent un nouveau projet d’émancipation pour les études critiques en gestion. Nous proposons une approche anti-essentialiste de ces organisations et insistons sur l’enjeu théorique des imaginaires pour accompagner l’émergence des alternatives. Toutefois, nous soulignons l’absence de recherche sur le travail dans ces organisations. Nous mobilisons ici la Labour Process Theory qui a particulièrement étudié la question de l’aliénation au travail en expliquant le contrôle du travail par des dispositifs coercitifs et une fabrique du consentement. Classiquement centrées sur les conflits sociaux dans les usines, nous suivons de récentes perspectives qui appliquent la LPT à de nouvelles organisations. Nous présentons ensuite notre méthode ethnographique de trois ans au sein de la Louve, le premier supermarché coopératif et participatif de France. Les résultats montrent que le travail à la Louve se présente comme la construction permanente d’un équilibre entre contestation et consentement. Les membres de la coopérative s’organisent pour porter un projet contestataire vis-à-vis des acteurs traditionnels de la grande distribution. Un imaginaire commun est activement fabriqué, régulé et stabilisé pour obtenir le consentement des membres au contrôle de leur travail volontaire. Cependant, cette organisation du travail maintient des rapports de pouvoir au sein de la coopérative en séparant les coopérateurs qui contrôlent la politique alimentaire de l’organisation de ceux qui ne font que la mettre en œuvre.
... FF15 est avant tout né de la volonté de renouveler le modèle des organisations syndicales. Après quatre décennies d'érosion quasi-continue de leurs effectifs, les syndicats états-uniens considèrent que leur survie dépend de leur capacité à se La présente analyse s'appuie sur des travaux portant sur le mouvement américain Pasquier et al., 2019) ainsi que sur sa tentative d'exportation en France (Pasquier, 2018). Nous allons maintenant détailler comment la coexistence des « ancienne » et « nouvelle » philosophies militantes s'incarne, dans le mouvement FF15, au travers d'une double logique hiérarchique. ...
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Il est communément admis que la tendance dans les organisations contemporaines est à l’aplatissement des lignes hiérarchiques, processus qui serait encore davantage marqué dans les organisations dites « alternatives ». Nous proposons dans ce chapitre de questionner ce postulat au travers de l’étude de trois cas : une coopérative à la culture très égalitaire, une organisation libérée et un réseau d’organisations centralisé autour d’un syndicat. Nous nous appuyons sur les travaux de Diefenbach et Sillince (2011) pour mettre notamment en lumière la subtile relation qui s’y joue entre hiérarchies formelles et informelles. En étudiant trois types d’organisations non couverts par le modèle initialement proposé par ces auteurs, notre analyse permet tout à la fois de compléter leur typologie et d’éclairer des dimensions jusqu’ici négligées de la hiérarchie.
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Excerpt] Why have labor movements in New York City and Los Angeles changed so dramatically? And more specifically, why have the activist social coalitions that revitalized the labor movement in Los Angeles not played the same kind of role in New York? Our research persuades us that the relationship between .contrasting coalition types—political and social—is central to explaining the differences. Political coalitions refer to cooperation between unions and parties, politicians, and other social actors, focused largely on elections and policy-making processes. Social coalitions, by contrast, include labor and other social actors such as community, religious, environmental, and immigrant rights groups, focused on a range of political, economic, and social campaigns. A comparison of the two metropolitan areas over the past two decades reveals distinct patterns of coalition building in New York and Los Angeles. In New York, the labor movement is dominated by several powerful local unions, often at odds with one another in contending political coalitions. New social coalitions have developed but are not central to organized labor's political action. The focus of most unions on narrow interest representation contributes to a disconnect between social and political coalitions in which the latter dominate. In Los Angeles, by contrast, the significance of social coalition building stands out as the labor movement has coalesced over the past fifteen years. To be sure, labor in Los Angeles participates actively in political coalitions. In contrast to New York, however, political coalitions move beyond narrow union interests, building on social coalitions that broaden the influence of labor as a whole.
Fight for 15 Confidential
  • A Gupta
Gupta, A. (2013). Fight for 15 Confidential. In These Times.