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Comment évolue un trait grammatical : le pluriel en français dans une perspective romane

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Le statut actuel du nombre grammatical en français peut nous en apprendre beaucoup sur l'évolution des langues. Nous avons, d'un côté, un système morphologique écrit relativement stable depuis les origines de la langue. De l'autre, une réalisation orale très différente de ce système écrit et qui se prête à deux analyses : soit elle est le résultat de l'évolution du système grammatical originaire et constitue, par conséquent, un autre système indépendant, soit elle n'est que le fruit de l'évolution de la représentation phonologique d'un système qui n'a pas changé dans l'essentiel. Il n'est pas aisé de trancher de façon absolue entre ces deux interprétations, mais il semble y avoir des raisons suffisantes pour pencher pour la première et accepter, par conséquent, que, comme dans de nombreux autres cas connus, un code écrit stable empêche que l'observateur (naïf ou avisé) réalise jusqu'à quel point la langue pratiquée par les locuteurs s'est transformée par rapport à sa description idéalisée fondée sur l’écrit.
HAL Id: halshs-00266121
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Comment évolue un trait grammatical : le pluriel en
français dans une perspective romane
Mario Barra-Jover
To cite this version:
Mario Barra-Jover. Comment évolue un trait grammatical: le pluriel en français dans une perspective
romane. Romance Philology, Brepols Publishers, 2009, 63, pp.25-67. <halshs-00266121>
Mario Barra-Jover : « Le pluriel en français ». Romance Philology 60 (2007)
1
COMMENT ÉVOLUE UN TRAIT GRAMMATICAL :
LE PLURIEL EN FRANÇAIS DANS UNE PERSPECTIVE ROMANE
MARIO BARRA-JOVER
Université Paris 8 / CNRS (UMR 7023)
Le statut actuel du nombre grammatical en français peut nous en apprendre beaucoup
sur l'évolution des langues.1 Nous avons, d'un côté, un système morphologique écrit
relativement stable depuis les origines de la langue. De l'autre, une réalisation orale très
différente de ce système écrit et qui se prête à deux analyses : soit elle est le résultat de
l'évolution du système grammatical originaire et constitue, par conséquent, un autre
système indépendant, soit elle n'est que le fruit de l'évolution de la représentation
phonologique d'un système qui n'a pas changé dans l'essentiel. Il n'est pas aisé de
trancher de façon absolue entre ces deux interprétations, mais il semble y avoir des
raisons suffisantes pour pencher pour la première et accepter, par conséquent, que,
comme dans de nombreux autres cas connus, un code écrit stable empêche que
l'observateur (naïf ou avisé) réalise jusqu'à quel point la langue pratiquée par les
locuteurs s'est transformée par rapport à sa description idéalisée fondée sur l’écrit.
A titre de comparaison et sans nous éloigner de l'histoire du français, il est
évident pour nous que la déclinaison bicasuelle qui opposait un cas sujet à un cas
régime dès les premiers témoignages écrits était en train de disparaître aux XIIIe et XIVe
siècles. Qui plus est, certains trouveront légitime de dire que le système ne fonctionnait
plus et qu'il était en train de s'écrouler. Il en va de même pour la disparition, en anglais,
d'un système de cas plus riche dont la réduction commence à se manifester à partir du
XIIe siècle. Or, il y a lieu de soupçonner que les locuteurs lettrés de l'époque ne
voyaient pas les choses aussi nettement que nous et qu'ils étaient bien loin du sentiment
que quelque chose « ne fonctionnait plus » dans leur langue (il nous est difficile, voire
impossible, d'imaginer un locuteur contemporain en train de se dire que sa langue «ne
marche pas bien» mais nous ne voyons pas d'inconvénient à imaginer toute une
communauté qui le ferait dans le passé).2 Pour ce qui est de l'anglais et du français,
l'évolution du cas et d'autres formes s'est produite sans qu'il y ait eu rupture nette dans
le code écrit -comme cela est arrivé, par exemple, dans le passage du latin aux langues
romanes- et le cas morphologique en question a mis des siècles pour disparaître tout en
laissant toujours quelques vestiges graphiques non interprétables (par exemple, le -s de
Charles, Jacques et autres). Pour nous, en revanche, il est à présent inimaginable que le
système du pluriel à l'oral arrive à s'imposer à l'écrit en français. Mais je ne crois pas
que notre incapacité (facilement explicable) à l'imaginer implique que la situation
actuelle soit qualitativement différente d'autres du passé. Wright (1982) argumente
solidement en faveur de l'hypothèse selon laquelle pendant plusieurs siècles précédant
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l'apparition des codes écrits romans, les gens parlaient des dialectes romans, mais les
lettrés, à défaut d'autre chose, utilisaient pour les écrire le code du latin, ce qui faisait
croire à l'ensemble des locuteurs, à défaut d'autre identification, qu'ils parlaient encore
le latin.3 Nous allons voir que la situation telle qu'elle est décrite pour le latin, est
parfaitement comparable à ce qui arrive actuellement en français.
J'aimerais donc contribuer, avec cette étude sur le nombre en français, à
répondre à la question naïve suivante : comment un système morphosyntaxique peut-il
évoluer et changer substantiellement sans que les locuteurs perçoivent les
dysfonctionnements ou les ruptures servant de cadre conceptuel aux linguistes qui
analysent son évolution ? Cette question devient encore plus évidente lorsqu'il existe un
code écrit et qu'il garde longtemps les caractéristiques du système disparu ou en voie de
disparition. Dans le §1, après avoir expliqué pourquoi le terme « français parlé » (ou ses
équivalents) est évité, la confrontation sommaire entre le système du pluriel en français
écrit et celui du français oral nous servira à constater que le nombre en français oral
peut être décrit de façon entièrement indépendante de celui du français écrit et que la
plupart de ses particularités, souvent observées comme autant de manifestations
hétérogènes du système du français écrit, ne sont pas étrangères à ce que la typologie du
nombre nous apprend. En §2, je me concentre sur le nombre du Groupe Nominal.
L'évolution du nombre sera intégrée à l'ensemble de l'évolution du Groupe Nominal
latin au Groupe Nominal roman à partir d'un processus de fission et fusion de traits. La
comparaison avec le pluriel de certains dialectes hispaniques où le -s disparaît mais sans
évolution semblable à celle du français oral, nous amènera à repérer les conditions
spécifiques de l'évolution du français qui touchent à plusieurs sous-systèmes. En §3,
j'introduis, comme éléments d'analyse, des données venant des variantes spontanées
informelles du français écrit. L'étude d'un corpus de “fautes” à l'écrit nous permettra de
comprendre que les locuteurs ayant une certaine maîtrise du français écrit établissent
une sorte d'interface sémantique entre les deux systèmes, ce qui explique leur longue
coexistence. En §4, les résultats obtenus nous permettront de répondre à la question
formulée au départ et d'évoquer les quelques leçons que le diachronicien travaillant sur
des scripta pourrait en retirer.
1. Deux systèmes. En abordant les différences entre français écrit et français
oral, une troisième notion, celle de « français parlé » pourrait perturber le raisonnement.
Lorsque j'utilise le terme « français oral », je fais référence à ce qui apparaît dans une
transcription phonétique, indépendamment du fait qu'il s'agisse d'une production
directement orale ou de l’oralisation d'une production préalablement écrite. Le terme
« français parlé » devrait en principe désigner les propriétés grammaticales des
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productions orales spontanées. Or, on peut reproduire le français parlé à l'écrit, ce qui
lui fera perdre la plupart de ses propriétés morphologiques, en ne mettant en évidence
que les syntaxiques. Voici donc la confusion (on peut parler « en écrit » et formuler la
question /l!R "ksplikRa ty /? aussi bien qu'on peut écrire « en parlé » la question tu
leur expliqueras ?) qui a amené certains à se servir des termes comme « français
avancé » ou, dernièrement, « français démotique » (cf. Massot 2003) par opposition à
un français standard ou classique. Pour éviter ici le risque de confusion par rapport aux
nuances que je vais introduire dans la description évolutive, j'éviterai des termes comme
« français parlé » ou « français avancé » qui embrassent simultanément des occurrences
écrites et orales et me servirai uniquement des termes français écrit et français oral
auxquels seront ajoutés, lorsqu'il sera opportun, les termes « français écrit informel » et
« français oral informel », « informel » étant ici une façon conventionnelle de désigner
tout ce qui ne correspond pas aux standards scolaires et académiques.
Dans cette section, je me contenterai d'une description synchronique sommaire
des systèmes du français écrit et du français oral. Une même grille parcourant les
marques morphologiques apparaissant dans les catégories nominales ainsi que les
accords produits à l'intérieur et à l'extérieur du constituant nominal est appliquée
séparément à chaque système, afin de mettre en évidence les points sur lesquels ils
s'opposent et ceux sur lesquels ils coïncident. Cette description est exclusivement
synchronique (et complètement triviale, d'ailleurs). Mais le point de vue naïf qui y est
adopté permet d'observer le français oral sous un angle différent qui sert de base à la
perspective diachronique adoptée en §2.
1.1. Français Écrit. (A) Morphologie nominale.
Noms : sauf quelques exceptions4 (comme arrhes), tous les membres de la classe
peuvent être spécifiés morphologiquement par rapport à l'opposition singulier / pluriel.
Cette spécification se fait de façon régulière avec Ø pour le singulier et -s pour le pluriel
(livre / livres) et, pour certains masculins, de façon irrégulière avec les oppositions Ø /
-x (cheveu / cheveux, tuyau / tuyaux, pou / poux) ou -al / -aux (cheval / chevaux), bien
que cette dernière n'ait pas une portée générale (cf. bal / bals) (cf. De Kock 1968).
L'opposition est neutralisée pour les noms finissant en -s (cas / cas), en -x (croix / croix)
ou en -z (nez / nez).
Pronoms : l'opposition apparaît marquée sur les pronoms personnels sujet (je /
nous, tu / vous, il-elle / ils-elles) et objet direct et indirecte (me / nous, te / vous, le-la /
les, lui / leur) et sur les démonstratifs (celui-celle / ceux-celles). Les relatifs-
interrogatifs de la série qui, que, dont, où ne la marquent pas, tandis que ceux de la série
(le)quel / (les)quels le font. Quant aux indéfinis, ceux de type adjectival portent le
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suffixe (plusieurs, certains, quelques-uns, tous), tandis que ceux de la série adverbiale
peuvent désigner une pluralité tout en restant invariables (cf. beaucoup ont dit que...)
(B) Accords à l'intérieur du constituant nominal.
(1) Dans la construction Dét (+Adj) + N (+Adj) tous les éléments autour du nom
doivent recevoir la marque du pluriel lorsque le nom est au pluriel (cf. ses [affreuses]
habitudes [nocturnes]). Lorsqu'il s'agit d'un nom pour lequel l'opposition est
neutralisée, c'est le déterminant qui la marque et l'impose à l'adjectif (cf. ces cas
[difficiles]). Quant à la morphologie du pluriel des déterminants et des adjectifs, elle est
régulièrement la même que pour les noms, c'est-à-dire en -s, avec des exceptions en -x
pour certains masculins (aux, nombreux). Les déterminants présentent pourtant deux
particularités : 1) sur la série des déterminants, article, monstratif et possessif, la
forme du pluriel ne se construit pas nécessairement sur la base du singulier. Ainsi, les
pluriels des féminins cette et la sont ces et les et les pluriels des possessifs mon-ma, ton-
ta, son-sa, notre, votre sont mes, tes, ses, nos, vos (leur(s) étant la seule exception) ; 2)
les quantifieurs, pour des raisons d'ordre sémantique, ne possèdent pas de singulier
(des5, plusieurs, nombreux), acquièrent une interprétation différente s'ils le marquent
(certain / certains, quelque / quelques) ou ne possèdent que le singulier (chaque).
(2) Dans la construction Qu de N, seul le nom porte la marque de l'opposition singulier /
pluriel, en fonction du caractère massif ou comptable du nom (beaucoup de beurre,
beaucoup de voitures). Dans d'autres constructions interprétables comme
quantifications et ayant la forme N de N, le deuxième nom marque toujours le pluriel et
le premier peut marquer le singulier ou le pluriel de façon indépendante en fonction de
l'interprétation sémantique (cf. un groupe de personnes, des groupes de personnes)
(C) Accords à l'extérieur du constituant nominal.
(1) Le sujet, qu'il soit nominal ou pronominal, impose son nombre au verbe qui le
marque morphologiquement pour les trois personnes et à tous les temps (quelques
exemples disparates : je viens / nous venons, tu arriveras / vous arriverez, il-elle
mangeait / ils-elles mangeaient).
(2) Généralement, le sujet et l'objet imposent leur nombre aux constituants nominaux
(noms ou adjectifs) prédicatifs du groupe verbal lorsqu'ils ne sont pas introduits par une
préposition (cf. les murs sont blancs, je veux les murs blancs, je veux les murs en
blanc).
(3) L'antécédent nominal d'une phrase relative impose son nombre au pronom relatif s'il
appartient à la série lequel / lesquels (cf. les choses auxquelles je pense) et au verbe
lorsque le relatif est sujet ou objet (cf. les choses qui m'intéressent, les choses qui ont
été suggérées).
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(4) En général, lorsque deux phrases apparaissent en relation hypotactique ou
paratactique, si les arguments de la première ont des arguments coréférentiels
pronominaux dans la seconde, ils imposent leur nombre au pronom lorsqu'il est objet et
ils imposent leur nombre au pronom et au verbe quand le premier est sujet (cf. les
instructeursi obligent les enfantsj à faire ce qu'ilsi leurj ordonnenti).6
1.2. Français Oral. Pour des raisons strictement méthodologiques, les cas de
liaison seront intégrés plus tard dans le raisonnement. Ils sont essentiels pour aboutir à
une analyse adéquate de la situation en français oral, mais une description « hors
contexte » me semble préférable comme point de départ.7
(A) Morphologie nominale.
Noms : en général, les membres de la classe nominale ne possèdent pas de
morphologie de pluriel. Par conséquent, devant une séquence nominale sans
déterminants telle que /#R"R duv"RtyR/, seules les connaissances encyclopédiques
des locuteurs permettront, si la question se pose vraiment, de déterminer si elle désigne
des pluralités ou des individus. La possibilité qu'il existe une marque sous-jacente /z/
que le contexte phonétique peut faire émerger sera examinée un peu plus loin. Seul un
groupe, peu représentatif par rapport à l'ensemble, de noms et adjectifs en /al/ fait son
pluriel en /o/ (metal / meto). Mais il ne s'agit pas d'une règle morphologique (cf.
fRaktal / *fRakto) mais d'oppositions plutôt lexicales comparables à d'autres plus
isolées comme /bail / bo/ ou /bœf / bø/.
Pronoms : l'opposition singulier / pluriel apparaît sur les pronoms personnels de
première et deuxième personne dans tous les cas ($! - m! / nu, ty – t! / vu), tandis
que ceux de la troisième personne ne le marquent pas au nominatif (il - "l / il - "l , l!
- la / le, lyi / R ). Les pronoms démonstratifs marquent le pluriel uniquement sur le
masculin ( s!lyi – s"l / sø – s"l ). Dans la série des relatifs-interrogatifs, le pluriel est
marqué uniquement sur le relatif de la série / l!k"l / lek"l /. Il n'apparaît ni sur la série
/ ki – k! /, ni sur les interrogatifs de la série /k"l /. Les quantifieurs indéfinis
pronominaux ne portent pas de marque (cf. boku, s"Rt"!, plyzjœR) à l'exception de la
marque interne de / k"lkœ!, k"lk!! / et de l'opposition /tu - tus/.
(B) Accords à l'intérieur du constituant nominal
(1) Dans la construction Dét (+Adj) + N (+Adj), lorsqu'une pluralité est désignée
et qu'il y a une marque morphologique, cette marque apparaît uniquement sur les
déterminants n'appartenant pas à la série des quantifieurs : articles, possessifs et
démonstratifs. Le pluriel y est formé régulièrement avec une voyelle / e, o / qui apparaît
sous une forme qui conserve la consonne initiale du singulier (s! - s"t / se, l! - la /
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le, m#! - ma - ta / te, s#! - sa / se, n#tR / no, v#tR / vo) ou une forme homonyme
du masculin et supplétive du féminin ( o - ala / o ).
Ainsi, l'opposition singulier / pluriel est marquée au niveau du constituant et
non sur le nom. Par exemple, / l! livR / le livR , m#! livR / me livR, v#tR livR / vo
livR /.
Les quantifieurs indéfinis désignant lexicalemment une pluralité ne portent pas
de marque morphologique de pluriel (plyzjœR, div"R) et ceci concerne également ceux
pouvant désigner un individu dans des contextes précis (s"Rt"!, k"lk), la seule exception
étant, peut-être, /de/ dont la voyelle pourrait être identifiée au le morphème du pluriel
apparaissant dans la série des non quantifieurs.
La possibilité qu'une marque /z/ puisse, dans tous les cas évoqués, apparaître
avant les noms commençant par voyelle sera, comme il a été annoncé, examinée dans la
section suivante d'un point de vue diachronique, afin de mettre à clair dans quelle
mesure elle peut être interprétée comme une marque autonome du pluriel.
(2) Dans la construction Qu de N, ou dans toute autre construction du type N de
N interprétable comme expression de la quantification, il n'y a de marque du pluriel sur
aucun des deux termes. L'opposition massif / comptable relève de l'interprétation
sémantique du nom et, dans quelques cas précis (cf. /boku d! kafe / ) de considérations
pragmatiques.
(C) Accords à l'extérieur du constituant nominal.
(1) Comme nous venons de le voir, seuls les pronoms de 1ère et 2ème personne
portent systématiquement des marques du pluriel. La troisième personne pronominale
n'a pas de marque et, parmi les constituants nominaux, seul un groupe en porte une sur
le déterminant. Cette différence entre personnes se reproduit, dans un certain sens, sur
le verbe. Il marque morphologiquement de façon systématique (c'est-à-dire, pour tous
les verbes et tous les temps) le pluriel de la première et de la deuxième personnes (paRl
/ paRlo! / paRl / paRle ), tandis que le pluriel de la troisième personne est marqué sur
le verbe de façon hétérogène et partielle : il existe une morphologie spécifique régulière
pour certains temps comme le futur simple ou les temps composés (paRl!Ra / paRl!Ro!,
a paRle / o! paRle), mais pour d'autres temps, seule une courte série formée par des
verbes comme ale (va / vo!) avwaR (a / o!), f"R (f" / fo!), vulwaR (vø / vøl ), puvwaR
(pø / pøv) /, finiR (fini / finis), t!niR (tj"! / tj"n), v!niR (vj"! / vj"n) fait la différence.
Ces verbes partagent pour la plupart, outre la fréquence d'emploi, la caractéristique
d'intervenir dans la formation de périphrases. Bien entendu, la marque du pluriel
apparaît, dans tous ces cas, sur le verbe indépendamment du fait qu'elle soit affichée sur
le constituant nominal (il f" / il fo!).
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(2) Les attributs et prédicatifs ne portent pas de marque de pluriel (l! myR " bla!
/ le myR so! bla!, il l! myR bla!, il le myR bla!), sauf pour les termes possédant
une morphologie spécifique (s" myR " k#mynal / se myR so! k#myno).
(3) Dans les phrases relatives, seules les formes de la série / l!k"l lak"l /
lek"l/ peuvent marquer systématiquement le nombre de leur antécédent. En général,
dans les relations de coréférence entre les phrases, le nombre est marqué de façon très
irrégulière, compte tenu des caractéristiques de la troisième personne que nous venons
de voir. Seuls les pronoms objet échappent à cette situation et marquent
systématiquement le nombre de leur antécédent (ty d!ma!de le livR o k#l"g " il t! le
donRo! / " il n! t! le Ra! pa).
1. 3. Le français oral comme système cohérent face au français écrit. Les
descriptions qui précèdent, bien que superficielles et en partie idéalisées, nous
fournissent le matériel suffisant pour justifier l'hypothèse servant de base à tout le
développement qui suivra. Selon cette hypothèse, le français oral est un système
autonome (ses caractéristiques pourraient être décrites sans connaître le français écrit)
et il ne représente pas, par conséquent, un cas aberrant du point de vue interlinguistique.
Le large éventail de données8 offert par le travail de Corbett (2000) nous prouve,
d'ailleurs, que c'est plutôt le contraire qui se produit.
D'emblée, Corbett (2000:88) fait remarquer que, bien que le nombre soit inclus parmi
les catégories flexionnelles, on constate que, dans beaucoup de langues, il n’est pas
accessible à tous les membres des paradigmes concernés. Ceci revient à dire que les
langues comme le français écrit (et les autres langues romanes) le nombre apparaît
marqué pratiquement sur tous les membres des paradigmes nominaux et verbaux, et
dans tous les contextes, ne représentent qu’une possibilité parmi d'autres. Il va de soi
que le français oral n'appartient pas à ce groupe et la question que nous devons nous
poser est de savoir si la distribution des marques du nombre qu'il affiche correspond à
ce qu'une approche interlinguistique permet, ne serait-ce qu'informellement, de prédire
comme possible. La réponse à cette question possède, d'ailleurs, un grand contenu
informatif dans la mesure l'on peut aussi prédire, sinon l'impossible, le hautement
improbable.
De ce point de vue, il y a quatre caractéristiques majeures opposant le français
oral au français écrit qui s'intègrent naturellement à des tendances observées dans de
nombreuses langues.
(A) Les noms ne possèdent pas, en français oral, une morphologie de pluriel généralisée
et seuls quelques-uns disposent de marques idiosyncrasiques. À ce propos, on peut se
borner à dire que, dans nombreuses langues, le pluriel relève plutôt du lexique que de la
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morphologie (Corbett 2000:138), que cette distribution peut ne pas obéir à une règle
quelconque (Corbett 2000:67, 155 et ss) et que ce type d'opposition porte souvent
d'autres nuances sémantiques (cf., par exemple, la différence entre travail et travaux).
(B) Le nombre n'est pas marqué, en général, sur le nom en français oral mais sur
d'autres termes (déterminants ou verbes). Cette situation est si fréquente que Nichols
(1992:148-149) affirme que la tendance générale est que le nombre n'apparaisse pas sur
le nom et qu'il soit marqué par accord, notamment du verbe. Smith-Stark (1974:657)
avait déjà proposé, pour sa part, un classement par ordre quantitatif des quatre
mécanismes basiques pour marquer le pluriel : accord verbe-argument, accord nom-
modificateur, marque directe sur le nom, marque directe sur le constituant nominal.9 Il
semble clair que le français oral développe surtout le deuxième des mécanismes et,
partiellement, le premier.
(C) Lorsque le nom n'est pas déterminé, l'opposition singulier / pluriel n'est pas marquée
et relève uniquement de l'interprétation sémantique. Corbett (2000:278-279) cite
plusieurs langues (Aari, Kambera, Basque) où le pluriel apparaît uniquement s'il y a
détermination définie. Par exemple, en Kambera (Micro-Polynésie), nous avons na
uma ‘la maison’, da uma ‘les maisons’ et uma ‘maison / maisons’, ce qui correspond
exactement au français oral / la m"zo!, le m"zo!, m"zo!/ et nous venons de voir que c'est
sur le paradigme des définis (article, démonstratif, possessif) que le nombre est toujours
marqué en français oral. Ce type de distribution semble d'ailleurs conceptuellement
justifié si nous acceptons l’hypothèse qu'il y a une opposition entre les quantifieurs et
les non quantifieurs et que les derniers ne portent pas une valeur inhérente de pluralité
comme le font les premiers, et ceci indépendamment de la marque du nombre.10 Nous
reviendrons, plus loin, sur cet aspect.
(D) L'opposition singulier / pluriel apparaît régulièrement aux première et deuxième
personnes, aussi bien dans les pronoms que dans les formes verbales, la troisième étant
marquée de façon irrégulière et uniquement sur le verbe. Cette particularité converge
avec l'une des hypothèses de Corbett, celle de la hiérarchie d'animacité : si la troisième
personne est marquée par rapport au nombre dans une langue donnée, la première et la
deuxième le sont aussi, mais le contraire n'est pas possible. Indépendamment du fait que
l'on accepte cette hiérarchie comme une contrainte conceptuellement justifiée ou, tout
simplement, comme le résultat d'une régularité observée,11 il semble clair que le
français oral la respecte et qu'il peut être comparé à une langue comme le Asmat (cf.
Corbett 2000:64 d'après Voorhoeve 1965:143) dont le paradigme pronominal est :
première personne du singulier no, première personne du pluriel na, deuxième personne
du singulier o, deuxième personne du pluriel ca, troisième personne du singulier et du
pluriel a.
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On a ainsi montré, comme il a été annoncé, que les quatre caractéristiques du
français oral les plus saillantes par rapport au français écrit se rapprochent des
régularités observées dans de nombreuses langues et qu'il n'affiche pas de
caractéristiques « aberrantes » comme pourraient l'être le fait que la troisième personne
marque le pluriel (pronom et verbe) et que la première et la deuxième ne le fassent pas,
ou que les constituants nominaux portent la marque du pluriel lorsqu'ils sont
indéterminés et ne la portent pas lorsqu'ils apparaissent avec un déterminant défini. Qui
plus est, sur certains aspects, comme le fait que la marque apparaisse surtout dans les
déterminants ou les verbes, le français oral est un exemplaire d'un groupe apparemment
plus répandu que le groupe auquel appartient le français écrit (avec marque sur tous les
membres du constituant nominal). Ajoutons à cela qu'il a été possible de décrire le
français oral en lui-même avec une certaine cohérence, étant donné que, par exemple, le
pluriel des déterminants affiche toutes les propriétés d'un paradigme bien organisé sans
besoin de se rapporter à celui du français écrit. Assez d'arguments pour accepter, au
moins, que les propriétés du français oral ne sont pas uniquement le résultat hétérogène
de la simple évolution de la représentation phonologique du français. Il reste, bien
entendu, des apparentes irrégularités comme le /z/ apparaissant dans certains contextes
qui méritent examen et qui trouveront une place dans les descriptions qui suivent.
2. Du français écrit au français oral du point de vue de l'évolution du
système. Je partirai de la supposition que le français écrit a eu, aux origines, un corrélat
oral relativement isomorphique, notamment en ce qui concerne la morphologie.
Autrement dit, la représentation graphique a dû être, à un moment donné, une projection
beaucoup plus proche de la représentation phonologique qu’elle ne l’est à présent. Ceci
fait partie d'une dynamique habituelle dans l'évolution des langues à tradition écrite : au
départ, il y a un système oral relativement unifié qui peut produire un système écrit dont
l'évolution ne suit pas directement celle de l'oral. Il se produit donc un écart plus ou
moins prononcé l'évolution de l'oral peut aboutir à l'émergence d'un ou de plusieurs
nouveaux systèmes qui, à leur tour, pourront produire de nouveaux systèmes écrits
isomorphiques, et ainsi de suite.
Il va sans dire qu'une autre hypothèse sous-tendant mon point de vue sur
l'évolution du français est que le français écrit et français oral sont devenus deux
systèmes différents mais que, faute de nouveau système écrit, ils sont perçus comme un
seul système (malmené à l'oral, pour ainsi dire). Nous avons vu, en outre, dans la
section précédente, que l'écart entre français écrit et français oral, au moins en ce qui
concerne le pluriel, va plus loin que la simple évolution de la représentation
phonologique. Ceci revient à dire que l'évolution entre les deux systèmes de nombre ne
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répond pas à la possibilité la plus simple, formulable comme suit (S = système, RPhon
= représentation phonologique) :
(1) S1 -> [ RPhon1 > RPhon2 ]
Cependant, le fait de rejeter (1) comme la description des faits nous met devant une
autre interrogation. S'il existe un S2 , il peut être, tout simplement, le résultat de
l'évolution de RPhon1 à RPhon2 formulée en (2) ou le résultat d'une évolution plus
complexe seulement explicable à partir de la transformation globale de S1 formulée en
(3):
(2) [S1 ] -> RPhon1 > RPhon2 -> [S2 ]
(3) [S1 -> RSynt1, RMorpho1, RPhon1 ] > [S2 -> RSynt2, RMorpho2, RPhon2 ]
J'essaierai de prouver que (3) rend mieux compte de ce qui est arrivé avec le nombre en
français, tout en acceptant que l'évolution phonétique y joue un rôle important. Mais
avant de nous attaquer à ce problème précis, il me semble indispensable de placer
l'évolution du nombre en français dans l'ensemble de l'évolution des traits nominaux du
latin vers ceux des langues romanes.
2.1. Le nombre et les traits nominaux : du latin aux langues romanes. Le
constituant nominal du latin classique peut être décrit comme un Nom dont les traits
Cas (K), Nombre (Nb) et Genre (Gn) forment un complexe dans une seule tête
fonctionnelle.12 Le paradigme du cas (déclinaison) en est l'élément organisateur, étant
donné que tout morphème est identifiable à partir du cas qu'il représente dans telle ou
telle déclinaison plutôt qu’à partir de son genre ou de son nombre qui sont impossibles à
isoler. Pour un Groupe Nominal comme librum la représentation proposée est la
suivante :
(4) KP [K, Nb, Gn]
/ \
K NP
libri-um ti
L'idée qu'il existe déjà, en latin classique, une tête Déterminant (D) sans réalisation
phonétique (cf. Batllori et Roca 2000) me semble insoutenable, car démonstratif,
possessif ou autres fonctionnent comme n'importe quel modificateur adjectival.
L'apparition de la tête Déterminant est donc le résultat d'une évolution dont la première
étape consiste en la fission en traits autonomes de la tête K. Il y a, d'un côté, la
réduction progressive des cinq déclinaisons et des six cas à des déclinaisons bicasuelles
et, d'un autre côté, un transfert de la morphologie du cas au nombre qui développe de
Mario Barra-Jover : « Le pluriel en français ». Romance Philology 60 (2007)
11
cette façon une morphologie propre, dissociée aussi du genre. Les déclinaisons
bicasuelles de l'ancien français (afr) ou de l'ancien occitan (aocc) nous montrent de
façon nette comment un même suffixe -s peut être interprété comme marque de
nominatif singulier ou comme marque d’accusatif pluriel. Ainsi, pour une forme comme
murs (Sujet Singulier. murs, Régime Singulier. mur, Sujet Pluriel Pluriel. mur, Régime
Pluriel murs) nous avons, dans les deux langues, deux interprétations en fonction du
trait qui domine la tête fonctionnelle F à laquelle il est impossible d'attribuer une
identité stable :
(5a) FP [K : Suj, Nb : Sg]
/ \
F NP
muri-s ti
(5b) FP [ Nb : Pl, K : Rég]
/ \
F NP
muri-s ti
La suite de ce processus fait que la morphologie de cette tête ne sera plus interprétable
comme K et le sera uniquement comme Nb. C'est pourquoi les désinences du nominatif
pluriel latin (-i, -ae) finiront, en italien et en roumain (cf. Tekavcic 1972:57 et ss.), par
être uniquement interprétées comme sinences du pluriel et les désinences de
l'accusatif pluriel (-as, -es, -os) le seront uniquement comme pluriel dans les langues
romanes occidentales. Nous arrivons ainsi à un stade FP est devenu exclusivement
NbP.
Mais cette dernière évolution doit être mise en parallèle avec l'émergence de la
tête Déterminant qui ne saurait être réduite à la simple création de l'article défini roman
à partir du démonstratif latin ille, car les choses sont beaucoup plus complexes.
L'origine de l'évolution du démonstratif latin en article semble être l'emploi comme
marqueur de topique. C'est, au moins, la seule chose que l'on peut observer dans les
textes du latin tardif (cf. Selig 1992). Il est possible de comprendre pourquoi un
marqueur de topicité peut devenir marqueur de définitude, étant donné que les topiques
sont normalement des termes définis. Il suffit que le marqueur commence à apparaître
sur plus d'un groupe nominal de la même phrase pour que le glissement sémantique se
produise.13 Mais il faut ajouter à ce processus un autre permettant de mieux comprendre
comment un adjectif adjoint devient une tête fonctionnelle dont le rôle dépasse
Mario Barra-Jover : « Le pluriel en français ». Romance Philology 60 (2007)
12
l'expression de notions comme « défini » ou « topique » et, surtout, comment cette
évolution concerne non seulement ille mais d'autres adjectifs démonstratifs, possessifs
ainsi que les quantifieurs.
Signalons pour commencer que, comme tous les adjectifs latins, ille s'accorde en
cas, nombre et genre avec le nom. Son appartenance à la classe des adjectifs déclinés
suivant la première et la deuxième déclinaisons fait qu'il marque toujours l'opposition
masculin / féminin dans les nombreux cas où la morphologie casuelle du nom ne le fait
pas (tous les noms de la troisième et certains de la première). Son nominatif irrégulier
en -e fait aussi que, malgré les évolutions phonétiques du latin tardif, il garde une
différence entre nominatif et accusatif au masculin. On pourrait donc dire que ille passe
d'adjoint à Déterminant lorsque, n’étant plus seulement un adjectif recevant les marques
d'accord du cas et du genre, il devient l'hôte de ces traits qui ne sont plus exprimés dans
d'autres catégories fonctionnelles. Ceci est évident pour le genre eu égard à la situation
actuelle dans les langues romanes. Par exemple, Harris (1991), après un examen
minutieux des suffixes nominaux de genre en espagnol, arrive à la conclusion que le
genre est syntaxique dans cette langue et que l'opposition -o/-a remplit d'autres
fonctions phonétiques, morphologiques et sémantiques. La preuve diachronique la plus
simple est fournie par les nombreux changements de genre guidés par l'article en dépit
du suffixe (par exemple, en espagnol la planeta devient au XVIIe siècle el planeta).
Pour ce qui est du cas, Krámscy (1972) observe que la création de l'article défini devait
être associée à la disparition des marques casuelles. Il me semble que, bien qu'il n'y ait
pas de preuves directes, certains éléments permettent d'entrevoir la situation :
1) En ancien français, c'est l'article défini qui marque les différences entre cas sujet et
cas régime lorsque le nom au cas sujet singulier ne porte pas de marque. Pour le mot
père nous avons : Sujet Singulier : li pere, Régime Singulier : le pere, Sujet Pluriel : li
pere, Régime Pluriel : les peres (cf. Moignet 1988:22). En général, aussi bien en ancien
français qu'en ancien occitan, la marque du cas est le résultat de la combinatoire entre
désinences nominales et article, et c'est le plus souvent grâce à l'article que l'on fait la
différence entre Régime Singulier et Sujet Pluriel. Par exemple :
(6) SujSg RégSg SujPl RégPl
a. afr. li chevaliers le chevalier li chevalier les chevaliers
b. aocc . lo cavals lo caval li caval les cavals (cf. Anglade 1921:220)
Un détail révélateur est que, chez un auteur du dernier quart du XIIe siècle
comme Chrétien de Troyes, les marques de cas sont utilisées sans erreurs sauf dans
quelques exemples repérés par Foulet (1982:36) où le cas régime est utilisé à la place du
Mario Barra-Jover : « Le pluriel en français ». Romance Philology 60 (2007)
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cas sujet. Il s'agit toujours de contextes où le nom apparaît sans détermination. Par
exemple, dans (7a) torment apparaît irrégulièrement au cas régime, tandis que li dus le
fait régulièrement au cas sujet. En revanche, duc apparaît irrégulièrement au régime en
(7b) et ceci dans le même texte :
(7)(a.) Ne torment ne le lest pensser / ce que li dus veut demander (La
Chastelaine de Vergi, 235-236)
(b.) Je ne sui ne duc ne conte / qui si hautement amer doie (La Chastelaine
de Vergi, 76-77)
2) On peut supposer que, dans d'autres langues et dialectes romans il n'y a pas de
trace de déclinaison pour le nom, l'article a été une marque de cas. Le fait que, pour
certaines langues ou certains dialectes, l'article défini provienne de l'accusatif illum
(portugais et galicien o, occitan lo) et pour d'autres du nominatif ille (espagnol el,
français le) est explicable si nous acceptons, pour l'article, l'existence d'une déclinaison
bicasuelle romane généralisée. L'opposition entre les deux cas ayant disparu, l'un d'eux
se serait imposé à l'autre. Cette idée est étayée par des idiolectes comme celui de
l'auteur catalan Llull (XIIIe siècle), alternent encore, dans les mêmes contextes, les
formes venant du nominatif et de l'accusatif. Par exemple, el frare / lo frare, els monges
/ los monges (cf. Guiter 1963:23). De plus, certains documents des dialectes ibériques
montrent des vestiges d'une forme spécifique pour le cas régime. Ainsi, on trouve une
forme lo apparaissant dans des constructions prépositionnelles dans des documents
galiciens et léonais du XIIIe siècle. Par exemple, galicien jaz sobre lo canal (cf. Maia
1986:645), léonais por lo convento (Staaff 1907:265). Même en castillan, il y a des
vestiges dans un texte de 1072 : et uinea illa de lu lumbo (Menéndez Pidal 1950:337).
3) Le génitif pluriel illorum a donné le possessif pluriel leur du français, loro de l'italien
ainsi que l'ancien catalan llur, ce dernier étant uniquement une forme clitique.
4) Enfin, les pronoms clitiques de la troisième personne auxquels on pourrait attribuer
une évolution commune à celle des articles venant de ille sont, au moins à l'origine, des
DP défectifs ayant gardé le cas morphologique jusqu'à nos jours.
Il y a, par conséquent, des arguments suffisants pour proposer un processus progressif
qui fait d'un modificateur accordé la projection des traits Gn et K lorsque les traits de la
tête K se scindent. Les phases pourraient être représentées de façon à faire une
différence conventionnelle entre la phase de fusion et la phase de formation d'un
complexe (A = Adjectif) :
Mario Barra-Jover : « Le pluriel en français ». Romance Philology 60 (2007)
14
(8) (a.) AP adjoint accordé de KP (p. ex. latin illum librum)
KP
/ \
AP KP [K, Nb, Gn]
illum / \
K NP
libri-um ti
__________
Accord
(b.) Fission de Gn de FP et fusion avec D (p. ex. ancien français li chevaliers)
DP
/ \
D GnP
lij / \
Gn FP [K / Nb]
tj / \
F NP
chevalieri-s ti
________________
Accord
(c.) Gn forme un complexe avec D. K se scinde de FP et fusionne avec D. FP
devient Nb (p. ex. léonais lo convento)
DP [D, Gn]
/ \
D KP
loj / \
K NbP
tj / \
Nb NP
conventoiti
________________
Accord
Mario Barra-Jover : « Le pluriel en français ». Romance Philology 60 (2007)
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(d.) K forme un complexe avec D et disparaît ensuite
DP [D, Gn, K > Ø]
/ \
D NbP
el / \
Nb NP
conventoi ti
_________
Accord
Une fois que nous sommes à la phase (8d) et que le trait K disparaît, nous avons affaire
à la structure romane commune14 jusqu'au moment où le français continue sa propre
évolution.
2. 2. L'évolution du français. Reprenons les données sur le français écrit et le
français oral exposées dans la section 1. Elles nous permettent de proposer l'hypothèse
selon laquelle l'évolution du nombre du français écrit au français oral suit les mêmes
pas que celle du genre et du cas avant la disparition de ce dernier. Nous aurions donc
une évolution hypothétique comme la suivante :
(9) (a.) Français écrit
DP [D, Gn, K > Ø]
/ \
D NbP
/ \
Nb NP
Ni + Nb ti
_________
Accord
Mario Barra-Jover : « Le pluriel en français ». Romance Philology 60 (2007)
16
(b.) Français oral 1
DP [D, Gn]
/ \
D NbP
D + Nbi / \
Nb NP
ti N
(c.) Français oral 2
DP [D, Nb, Gn]
/ \
D NP
N
Les étapes (9b) et (9c) reprennent ce qui a été proposé comme une simple convention
dans (8) : la possibilité qu'il existe une phase où Nb fusionne avec D tout en gardant sa
nature de tête fonctionnelle, et une autre phase se forme un complexe Nb n'est
plus une tête fonctionnelle. Nous pouvons à présent nous demander laquelle des deux
étapes hypothétiques correspond le mieux aux données actuelles. Il y a, à ce propos,
assez d'éléments pour affirmer que c'est (9b) :
(1) Le tête N, semble-t-il, ne reçoit aucune morphologie de pluriel et ce sont
uniquement les noms possédant lexicalement la marque qui l'ont gardée. La preuve
évidente en est que le /z/ de liaison n'apparaît pas, en tant que règle grammaticale, entre
le nom et un adjectif postposé commençant par une voyelle.15 S'il le fait, c'est dans des
registres où l'on essaie de se rapprocher du français écrit, comme c'était le cas dans les
écoles récemment, ou dans des expressions figées comme langues et grammaire qu'on
peut éventuellement prononcer /la!g!zegRam"R/. Mais, dans une autre phrase, comme il
a parlé de langues et de dialectes, on dira /d! la!g ".../.
(2) Il est clair aussi que le nom ne déclenche pas d'accord en nombre dans les
adjectifs lui étant postposés (sauf ceux le possédant lexicalement). La séquence formes
analytiques anciennes et modernes sera en français oral /foRm analitik a!sj"n "
m#d"Rn/.
(3) Le /z/ de liaison apparaît obligatoirement au pluriel lorsque le nom
commence par une voyelle, indépendamment du fait qu'il soit précédé d'un déterminant
ou d'un ou plusieurs adjectifs (cf. Massot 2003). Par exemple, mes amis, mes trois amis,
mes trois meilleurs amis correspondent à /me zami, me tRwa zami, me tRwa m"R
Mario Barra-Jover : « Le pluriel en français ». Romance Philology 60 (2007)
17
zami/. Ceci est possible uniquement dans le cas représenté comme étape hypothétique
dans (9b), étant donné que le ou les adjectifs se placeront entre les têtes D et Nb et que
le mouvement partant de la tête Nb doit passer par la tête A pour arriver à D. Cette tête
Nb ne possède pas de morphologie propre et, en l'absence de contexte phonétique
spécifique, elle apparaît directement sur D. Lorsque le contexte phonétique l'impose,
elle apparaît sous la forme /z/ dans chacune des têtes cible de son mouvement. En voici
une possible représentation :
(9) (e.) DP [D, Gn]
/ \
D AP
D + (z) Nbi / \
A NbP
A + (z) ti / \
Nb NP
ti N
Qui plus est, seule cette représentation prédit que, lorsqu'il y a plusieurs adjectifs
commençant par une voyelle, ils peuvent sont tous être marqués par /z/, comme dans
mes trois autres insupportables amis. Cette configuration implique aussi qu'en l'absence
de déterminant (soit en contexte prédicatif, soit comme complément prépositionnel) le
nom perd toute spécification grammaticale du trait Nombre. Autrement dit, dans les
autres langues romanes, en l'absence de déterminant, la tête Nb peut exister, tandis
qu'en français oral elle disparaît et il ne reste que le NP dont l'interprétation désignant
une pluralité dépend de facteurs sémantiques et pragmatiques (cf. Bouchard 2002).
Il reste, bien sûr, à savoir si la phase représentée en (9c), où Nb fait uniquement
partie du complexe D et perd son caractère de tête fonctionnelle, est envisageable. Ceci
reviendrait à dire qu'il existe un changement en cours amenant des séquences comme
/me za!sj"! zami/ à /me a!sj"! ami/. Une telle évolution, tout en étant possible, ne
semble pas proche car (9b) représente encore une grammaire accessible aux enfants
dans la mesure ils peuvent interpréter le /z/ comme une marque contextuellement
conditionnée du pluriel avant l'apprentissage du français écrit.16 Il s'agit, d'ailleurs,
d'une grammaire stable car, déjà, De Bèze, en 1584 (cf. Nyrop 1988:I/353), affirme que
les bons hommes sonnait « bon zommes » et Encrevé (1988:46-48) classe la liaison
entre déterminant et nom parmi les liaisons invariables, toujours enchaînées et réalisées
dans tous les groupes sociaux.
Mario Barra-Jover : « Le pluriel en français ». Romance Philology 60 (2007)
18
2.3. Facteurs déterminant l'évolution. Nous pouvons, à présent, revenir sur le
problème posé au début de cette section et nous demander si le passage à un nouveau
système caractérisé par le rôle crucial des déterminants est, tout simplement, le résultat
de l'« usure » phonétique des morphèmes de pluriel, comme on l'affirme souvent.17 Ceci
revient à dire que le système du Nombre en français oral est ce qui reste du système en
français écrit lorsque le processus généralisé de disparition du /s/ coda a lieu. À
première vue, cette affirmation a la vertu d'être simple et vraisemblable, mais il y a des
raisons de soupçonner que les choses sont un peu plus compliquées, ne serait-ce que par
le fait qu'il est tout de même surprenant qu'un processus phonétique local laisse comme
résultat le système cohérent que nous avons vu dans la section 1.
Envisager un processus plus complexe que la simple disparition de /-s/ nous
entraîne vers un sujet « classique » des études diachroniques : l'éventuelle réaction des
langues à l'érosion phonétique. Une réaction qui, conçue de façon très déterministe,
pourrait être traitée comme le déclencheur de deux types de processus :
a) La « résistance morphologique » aux changements phonétiques, évoquée déjà
par Sapir 1921:196). Approche plutôt structuraliste (qu'il ne faut pas confondre avec
celle qui y verrait un processus analogique, à portée plus restreinte, proposé depuis
l'époque des néogrammariens).
b) Les « conditions de distinction » (cf. Kiparsky 1972), selon lesquelles il
existe une tendance à retenir dans la structure de surface et par divers moyens
l'information sémantique pertinente. Approche plutôt fonctionnaliste.18
Une bonne façon d'évaluer la capacité explicative des deux approches et, du coup, de
rejeter définitivement l'idée que la chute de /-s/ a produit, à elle seule, le changement de
l’expression du nombre en français oral, c'est d'examiner la situation dans de nombreux
dialectes (ou variantes) du domaine hispanique qui affichent une évolution phonétique
très proche. Je voudrais montrer qu'il n'est pas toujours pertinent d'introduire un
processus « négatif », tel que l'usure ou l'érosion dans l'évolution des langues, et qu'il
serait souhaitable de se défaire de la très vieille métaphore dialectique de la lutte entre
deux forces représentant l'ordre et le désordre à l'intérieur d'un mécanisme. Cette vision
qui pourrait très bien être remplacée par une idée beaucoup moins déterministe, à savoir
qu'une énorme quantité de changements locaux non téléologiques peut arriver dans une
langue, qu'il y a une dimension imprédictible dans les propriétés générales pouvant
émerger de ces changements, et que, si ces changements (locaux et généraux) arrivent
c'est parce qu'il existe toujours une grammaire « apprenable » car transmissible. Si non,
ils ne se diffusent pas et restent des « accidents » sans conséquences.19
La disparition de /-s/ est un phénomène relié à la formation des langues
romanes. Dans un premier temps, les régions occidentale et orientale de la Romania ont
Mario Barra-Jover : « Le pluriel en français ». Romance Philology 60 (2007)
19
été tracées à partir de la conservation ou de la perte, respectivement, du /-s/ final de mot
du latin, toutes les deux attribuées à des facteurs substratiques (Wartburg 1967),
souvent contestés et remplacés par des facteurs d'ordre différent (cf., par exemple,
Politzer 1972). Dans un deuxième temps, la disparition du /-s/ final ou intérieur a
touché certains dialectes de la Romania occidentale, d'abord en France, ensuite en
Espagne et, accompagnant l'extension de l'espagnol, en Amérique. En français, le
processus de disparition s'est généralisé, tandis que dans le domaine hispanique, il
touche d'une façon très irrégulière les dialectes de la moitié sud de la péninsule ainsi
qu'une grande partie des dialectes de l'Amérique (cf., Moreno Fernández 2004:994-995,
pour des données très détaillées sur la distribution).
Bien entendu, nous connaissons mieux le déroulement de cette seconde étape et
nous savons que la disparition de /-s/ est un processus d'assimilation qui se manifeste
d'abord comme une aspiration pouvant produire ensuite l'allongement et / ou l'ouverture
de la voyelle, la gémination de la consonne suivante ou une réalisation Ø. Quant à la
chronologie précise, il semble que le /-s/ était déjà aspiré en français au XIIIe siècle
dans certains contextes et que, s'il disparaissait, entre les XVIe et XVIIe siècles, la
disparition donnait lieu à un allongement de la voyelle.20 Dans les dialectes hispaniques,
il semblerait que l'aspiration ne se manifeste pas avant le XVIIe siècle (cf. Torreblanca
1989 ; Mondéjar 1997) et, actuellement, cette aspiration coexiste avec la réalisation [s],
la gémination, l'ouverture ou l'allongement de la voyelle ainsi que la réalisation Ø (cf.
Ariza 1997). Il y a lieu de se demander si l'évolution des dialectes hispaniques suit les
mêmes étapes que celle du français avec, tout simplement, quelques siècles de décalage.
La réponse n'est pas facile, car l'évolution s'est produite, en français, en à peine trois
siècles, tandis que l'aspiration et la réalisation [s] coexistent encore dans les dialectes
hispaniques trois siècles après les premières manifestations.
Comme il a été dit, nous parlons jusqu'ici d'une évolution phonétique
généralisée, son rapport avec le pluriel en étant un cas particulier. Nous avons déjà vu
que le système du nombre du français a évolué en un nouveau système cohérent, ce qui
m'a fait affirmer qu'il est difficile d'accepter que ce système soit le résultat de la simple
évolution de la représentation phonologique. Nous pouvons, à présent, examiner la
situation dans quelques dialectes hispaniques afin de nous procurer des termes de
comparaison permettant de confirmer que les facteurs impliqués dans l'évolution du
français dépassent la simple phonétique et permettant, ainsi, de les mettre en évidence.
Il y a deux régions, l'Andalousie et les Caraïbes, l'évolution de /-s/ est bien
avancée et la réalisation Ø est attestée dans une bonne proportion des occurrences.
L'influence du processus sur le pluriel n'a pas été toujours traitée comme en étant un cas
particulier, mais il y a quelques travaux qui permettent d'entrevoir la situation, bien que
Mario Barra-Jover : « Le pluriel en français ». Romance Philology 60 (2007)
20
leur tendance à ne pas inclure les données concernant l'allongement ou l'ouverture
vocalique risque d'affaiblir leurs conclusions.
Certaines des descriptions peuvent correspondre à l'idée structuraliste de
résistance paradigmatique et d'autres, sont plus proches de l'idée fonctionnaliste des
conditions de distinction :
1) Cas de résistance paradigmatique. D'après Terrel (1975), en espagnol de Cuba la
réalisation [s] est préservée dans les contextes elle joue un rôle grammatical,
notamment pour le pluriel. D'après Ariza (1997), en Andalousie orientale, la perte de /-
s/ est généralisée, mais il est remplacé, en ce qui concerne la marque du pluriel, par une
ouverture vocalique.
2) Cas des conditions de distinction. D'après Poplack (1980), la disparition du /-s/ de
pluriel ne présente pas de caractéristiques spécifiques par rapport à d'autres contextes.
L'auteure suppose que le caractère redondant du pluriel en espagnol standard permet la
réduction de marques. Mais, toujours d'après elle, il n'y a jamais d'ambiguïté : que ce
soit le contexte sémantique ou pragmatique, l'accord verbal, la forme de quelques
déterminants, l'apparition de [-h], surtout dans le déterminant ou même de [s] dans
n'importe quel élément du Groupe Nominal, il y a toujours un élément assurant le
marquage. Ariza (1997) donne un aperçu très proche pour ce qui est de l'Andalousie
occidentale : il y a réalisation Ø mais certains facteurs contextuels (quelques
déterminants masculins, mots à consonne finale dont le pluriel se forme avec une
voyelle, accords redondants) préservent le marquage du pluriel. En outre, les données
de Vida (2004) sur le dialecte de Malaga confirment que le fait d'être une marque de
pluriel peut ne jouer aucun rôle dans la conservation d'une réalisation phonétique
quelconque.
Malgré cette disparité de résultats, il y a un point sur lequel aussi bien Ariza
(1997:143) que Poplack (1980:376, n. 6) ou Vida (2004:65) s’accordent : la réalisation
Ø n'est pas un processus phonologique mais une solution parmi les autres dans un
processus phonétique. Il me semble que la meilleure façon de le prouver, c'est
d'observer que le pluriel des mots terminant en consonne fonctionne avec la règle [s] ->
[es] / C_#, c'est-à-dire que seulement la présence d'un phonème /s/ justifie l'apparition
de /e/. Or, /e/ continue à apparaître avec la réalisation [Ø] (camión / camione).21
Autrement dit, il est clair que la situation de certains dialectes hispaniques correspond à
la possibilité évolutive (1) que j'ai écartée pour l'évolution du français : (1) S1 -> [
RPhon1 > RPhon2 ], le changement dans la représentation phonologique consistant en
l’émergence d’un super-archiphonème pour la position /-s/ (cf. Vida 2004:65). Il nous
reste à savoir s'il ne s'agit que d'une question de temps ou s'il y a des raisons pour
affirmer qu'une évolution à la française est très improbable. Si c'est une question de
Mario Barra-Jover : « Le pluriel en français ». Romance Philology 60 (2007)
21
temps, la possibilité évolutive (2) [S1 ]> RPhon1 > RPhon2 -> [S2 ] serait, en
conséquence, acceptable même pour le français. Mon idée, pourtant, est que (2) ne peut
pas se produire lorsqu'il s'agit d'un changement phonétique local et que la RPhon fait
partie d'un ensemble de changements (comme l’a montré la philologie du XIXe siècle),
tel que le propose (3) [S1 -> RSynt1, RMorpho1, RPhon1 ] > [S2 -> RSynt2, RMorpho2,
RPhon2 ]. J'aimerais aussi montrer que ce changement n'obéit à aucun dessein
téléologique, ni à aucune réaction face à l'érosion phonétique, mais à la confluence de
plusieurs changements locaux indépendants dans un ensemble pouvant produire un
nouvel « algorithme apprenable » pour le nombre. Voyons quels sont ces changements
locaux n'existant pas ou isolément, dans d'autres langues romanes :
(A) Déterminants définis.
(1) Article : Le féminin n'a jamais eu une forme spécifique au pluriel. En ancien
français, la forme les (sujet et régime pluriel) est la même que celle du régime pluriel du
masculin. Lorsque la déclinaison disparaît, nous avons le-la/ les, où le pluriel ne fait pas
la différence de genre.
(2) Démonstratifs22 : les pronoms et déterminants démonstratifs (i)cist, (i)cil,
représentant à l’origine une opposition sémantique, possèdent une déclinaison plus
riche qui se réduit progressivement mais qui ne prendra sa forme actuelle qu'au XVIIe
siècle (cf. Zink1989:80 et ss.). On peut résumer le processus en disant que leurs
féminins possédaient au départ une forme spécifique au pluriel : cestes (opposée au
masculin. cez) et celes (opposée au masculin ceus). Puis, deux changements se sont
produits au XIIIe : devant un nom commençant par une consonne, les pluriels masculin
et féminin du premier démonstratif et le pluriel masculin du deuxième ont convergé en
ces et produit une première neutralisation de l’opposition sémantique, tandis que le
déterminant féminin du deuxième gardait le pluriel celles et que les pronoms gardaient
l'opposition ceux, celles. Puis un déterminant masculin ce s’est développé par analogie
avec l’opposition le / les. Enfin, en moyen français, les formes du paradigme cil sont
devenues un paradigme exclusivement pronominal (celui, celle, ceux et celles) par
analogie avec lui, elle, eux, elles)
(3) Possessifs : ceux de la 1e, 2e et 3e personnes du singulier évoluent plus ou
moins comme l'article. Le cas régime pluriel était le même pour le masculin et le
féminin et a fini par s'imposer (mes, tes, ses). Pour les deux premières personnes du
pluriel, il y avait deux formes possibles pour le pluriel : nostres / vostres ou noz / voz.
Les deux premières ont disparu. D'ailleurs, au XIIIe siècle, le /o/ de noz, voz, aurait dû
passer à /u/, mais cette évolution ne s'est pas produite (cf. Zink 1989:122). Pour finir, la
forme lor (illorum) était au départ invariable.
Mario Barra-Jover : « Le pluriel en français ». Romance Philology 60 (2007)
22
Si nous essayons de faire un bilan, nous constatons que plusieurs facteurs ont
permis la formation d'un paradigme cohérent des définis en français oral : a) pour
l'article et le possessif, l'opposition masculin / féminin était appauvrie au pluriel pour le
cas régime ; b) c'est justement la forme du cas régime qui reste après la disparition de la
déclinaison, c) le système des déterminants démonstratifs se réduit à un seul item, celui
pour qui l'opposition masculin / féminin s'est appauvrie au pluriel, d) les formes
adjectives nostres - vostres disparaissent et noz - voz n'évoluent pas à /nu/ et /vu/. Il est
facile de constater qu'après la perte de /-s/ le paradigme restant garde la totalité des
oppositions, sauf pour leur / leurs (qui n'a pas d'opposition de genre et dont la flexion
de nombre est tardive).
Une comparaison avec ce qui résulterait en espagnol de la disparition des
allophones [s], [h] ou des voyelles ouvertes ou allongées, nous fait constater que
l'opposition singulier / pluriel ne serait marquée, pour les mots terminant par une
voyelle, que dans les cas où apparaissent l'article ou les démonstratifs masculins (el-
este-ese-aquel libro / lo-esto-eso-aquello libro). L'ensemble des possessifs et tous les
féminins ne pourraient pas la marquer (par exemple, mi libro / mi libro, su libro / su
libro, esta casa / esta casa, la mesa / la mesa, etc.). Cela suffit pour pouvoir affirmer,
ne serait-ce que d'une façon très informelle, que l'expression du nombre ne serait pas un
système « apprenable » en espagnol, tandis que celle du français l'est devenue
indépendamment du suffixe /-s/. On pourrait aimer voir dans ce dernier cas l'effet de la
main invisible prônée par Keller (1990), mais je ne vois pas pourquoi les français y
auraient droit et les andalous ou les cubains non.23
(B) Les quantifieurs.
(1) Déjà en ancien français commence une évolution qui va changer
complètement à la fois le paradigme et les constructions apparaissent des
quantifieurs (cf. Barra-Jover 1992 d'où procèdent les informations qui suivent). Dans les
tous premiers textes, les quantifieurs formant un Groupe Nominal avec le nom étaient
accordés en nombre et genre. C'est le cas de moult (remplacé ultérieurement par
beaucoup) et tant. Par exemple24 :
(10) Alexis 112, Par moltes terres fait querre son enfant
(11) Roland 3090, Escuz unt genz, de multes cunoisances
(12) Alexis 471, Sire Alexis, tanz jorz t'ai desidret
(13) Roland 1401-2, Tant'haste i ad e fraite e sanglente / tant gunfanum
rumpu et tant'enseigne
Mario Barra-Jover : « Le pluriel en français ». Romance Philology 60 (2007)
23
À cause d'un processus suivi aussi par les adverbes assez et trop, ils vont s'intégrer dans
la construction Qu de N. D'autres termes suivront plus tard le même chemin (tellement,
beaucoup, peu)
(2) Bien entendu, d'autres formes adjectivales restent. Ce sont celles qui ne
peuvent quantifier que les noms comptables et qui, partant, ne sont pas en opposition
avec un singulier : des, plusieurs, quelques, certains, nombreux, divers. Certains
gardent une opposition de genre, mais ceci n'a aucune incidence sur le nombre. En
revanche, trois déterminants présentant l'opposition masculin / féminin et singulier /
pluriel, nul - nulle / nuls - nulles, aucun - aucune / aucuns - aucunes, chacun - chacune /
chacuns - chacunes, vont subir quelques changements lors du passage au moyen
français : aucun remplace nul dans les contextes négatifs et perd le pluriel (des formes
modernes comme d'aucuns ne sont que des vestiges de son emploi en contextes
affirmatifs), chacun évolue à la forme réanalysée chaque et perd aussi le pluriel. Le seul
déterminant quantifieur à garder une opposition masculin / féminin et singulier / pluriel
est tout-toute / tous-toutes, mais il apparaît au pluriel, sauf dans certaines expressions
figées, avec un autre déterminant de la série des définis.
Si nous examinons, à nouveau, les conséquences de tous ces changements par
rapport à l'espagnol, nous constatons qu'ils ont aussi préparé le terrain à la disparition
du suffixe du pluriel en français. Nous observons que les quantifieurs pouvant
apparaître dans l'opposition massif / comptable (beaucoup, tant, assez, trop, tellement,
peu, un peu, pas mal et autres) ont perdu toute flexion et apparaissent dans la
construction Qu de N. Cela a fait qu'à partir du moyen français, l'opposition massif /
comptable est déterminée par les propriétés sémantiques de la tête nominale plutôt que
par la forme du quantifieur. Si nous observons l'exemple (13), nous voyons que tant
accordé peut, en ancien français, quantifier au singulier des entités comptables sous un
mode massif, ce qui n'est plus le cas en français écrit classique avec tant non accordé et
les autres. En revanche, en espagnol, ce sont les variations en nombre du quantifieur qui
imposent l'opposition massif / comptable, et ceci, indépendamment des propriétés
sémantiques hors contexte du nom. Sont ainsi possibles des contrastes comme veo
mucho coche por todas partes, veo muchos coches por todas partes ou des tournures
comme esto es mucho coche para ti (‘cette voiture est trop pour toi’). A partir du moyen
français, il n'existe que la possibilité beaucoup de voitures et les oppositions
sémantiques de l'espagnol sont inaccessibles indépendamment de la possibilité de
marquer le nombre sur le nom car les noms comptables n'y apparaissent qu'au pluriel. Il
n'y a qu'avec le partitif que ce type de procédé est possible mais dans des conditions très
spécifiques comme dans l'exemple rebattu il y avait du chat partout le
« reclassement » a été fait aussi physiquement. D'ailleurs, en espagnol, toutes les
Mario Barra-Jover : « Le pluriel en français ». Romance Philology 60 (2007)
24
possibilités vues disparaissent s'il n'y a pas de quantifieur (cf. veo coches por todas
partes, *veo coche por todas partes, *esto es coche excesivo para ti).
Si nous ajoutons à ceci la formation et l'extension du partitif à partir du XIIIe
siècle, nous pouvons affirmer que, tandis qu'en français l'opposition massif / comptable
est devenue indépendante des oppositions de nombre sur le nom et sur le quantifieur, en
espagnol elle en est devenue complètement dépendante car le reclassement y est un
procédé essentiel. Dans la même ligne, nous observons aussi que les quantifieurs
accordés en français écrit sélectionnent uniquement des noms comptables au pluriel
(ainsi, *il me reste quelque livre ne s’oppose pas à il me reste quelques livres), ce qui
fait que le pluriel n'est pas en opposition avec le singulier. En espagnol, par contre, les
oppositions comme un-una / unos - unas, algún -alguna / algunos - algunas, cierto -
cierta / ciertos - ciertas introduites sur les noms (comptables ou massifs) sont
pertinentes dans tous les cas, comme on l'a vu avec les exemples de alguna pregunta,
algunas preguntas de la note 10.
(C) Les noms nus.
Bien que certains contextes non prépositionnels permettent encore en français
moderne la présence de noms sans aucune détermination (cf. Anscombre 1986a et
1986b, Curat 1999), ces contextes se sont fortement réduits depuis l'ancien français. A
l'origine, la forme de de l'ancien français était dépendante de la présence d'autres
déterminants dans son Groupe Nominal ou de la présence d'autres quantifieurs dans la
phrase (cf. Englebert 1996) et soumise à de fortes contraintes d'emploi. Ces contraintes
étant progressivement levées, les Groupes Nominaux de apparaissait avec d'autres
déterminants ont produit des partitifs du, de la et le quantifieur des et les phrases où de
apparaissait avec des quantifieurs ont donné lieu à une construction de N de est un
quantifieur contrôlé par un autre (cf. Hulk 1996, Muller 1997) soit dans les constituants
Qu de N soit à distance (phrases négatives, par exemple). Nous avons déjà parlé de
l'incidence des constructions Qu de N dans le système de nombre. Il ne sera pas
nécessaire de trop insister pour faire remarquer que le développement de du partitif et
de des, très souvent corrélats des noms nus de l'espagnol, met à l'abri des oppositions
morphologiques de nombre les contenus sémantiques qui en dépendent en espagnol. En
effet, dans cette langue, les pluriels sans déterminant (comme dans vio entrar mujeres,
lit. ‘il vit entrer femmes’) possèdent des caractéristiques les opposant aux Groupes
Nominaux définis ou quantifiés : ils ne sont pas associés à une présupposition de
pluralité,25 ils sont non délimités, ils sont génériques et ils sont non inclusifs (cf. Laca
1996).
Mario Barra-Jover : « Le pluriel en français ». Romance Philology 60 (2007)
25
Même si certains aspects ont été abordés très superficiellement, il me semble
possible d'affirmer que plusieurs évolutions commencées en ancien français, c'est-à-dire
bien plus avant que le /-s/ ne disparaisse, ont constitué un système grammatical le
nombre est exprimé par des moyens morphologiques différents et dissocié de certaines
oppositions sémantiques. La disparition de /-s/, lorsqu'elle arrive pour des raisons
phonologiques indépendantes, n'a pas produit de grande perturbation en français oral
parce qu'un système où la suffixation du nom n'était pas la clé s'était déjà formé grâce à
la confluence des facteurs évoqués. Rien de tout cela ne s'est produit en espagnol. C'est
pourquoi on peut conclure que l'évolution du pluriel en espagnol correspond à la
possibilité (1) S1 -> [ RPhon1 > RPhon2 ] et que celle du français correspond à la
possibilité (3) [S1 -> RSynt1, RMorpho1, RPhon1 ] > [S2 -> RSynt2, RMorpho2, RPhon2
].
Il y a peut-être lieu de se poser une question épineuse, car sa réponse aurait des
conséquences sur notre façon d'envisager l'avenir de certains dialectes hispaniques : si
les changements locaux indépendants du français n'avaient pas eu lieu, le suffixe du
pluriel aurait-il été préservé sous une forme ou une autre de façon à garder le système
du français écrit ? Il me semble impossible de donner une vraie réponse à une telle
question, mais il y a de petits indices nous indiquant qu'une marque quelconque aurait
pu survivre. Ainsi, en emploi pronominal, deux quantifieurs ont gardé une marque du
pluriel : / k"lkœ!, k"lkzœ! / et /tu - tus/. C'est peut-être un hasard, mais ce sont deux
des rares quantifieurs possédant la particularité de marquer l'opposition de genre au
pluriel et le dernier ne marque pas le pluriel lorsqu'il est déterminant. En dehors des
items qui nous intéressent ici, un autre quantifieur, plus, a préservé la forme /plys/ dans
les contextes où il est affirmatif. Tout ceci ne veut pas dire grand-chose, bien entendu,
mais nous aide à accepter que la disparition du /-s/ n'est pas complètement irrévocable.
Un premier bilan de tout ce que nous avons vu nous permet de dire que, dans un
bon nombre de dialectes romans, il y a eu une évolution du /-s/ coda. Étant donné que /-
s/ est, dans quelques contextes, le morphème du pluriel, cette évolution phonétique
pourrait entraîner un changement dans la représentation phonologique de la
morphologie du nombre. Mais, en français, lorsque ce changement intervient, d'autres
qui se sont déjà produits localement dans différents domaines de la morphologie et de la
syntaxe font que le système morphologique représenté ne soit plus le même.
J'aimerais insister une dernière fois sur le caractère local et indépendant des
changements qui, rassemblés, ont produit un système de pluriel nouveau et différent de
celui des autres langues romanes. Il s'agit, parfois, d'évolutions qui ont aussi eu lieu
dans les autres langues romanes mais sans conséquences majeures. Par exemple, en
espagnol, de même qu'en français, les formes plurielles todos / todas + N n'existent plus
Mario Barra-Jover : « Le pluriel en français ». Romance Philology 60 (2007)
26
en dehors de certaines expressions figées et la présence d'un autre déterminant est
obligatoire. Mais ceci n'a eu aucune incidence sur l'expression du pluriel, puisqu'il n'y a
pas de lien entre les deux faits. Quant aux évolutions exclusives du français, elles
s'expliquent pour des raisons complètement disparates et difficiles à relier entre elles.
La réduction des déterminants démonstratifs à une seule forme, précisément celle où le
pluriel appauvrit l'opposition de genre et s'aligne avec les autres formes en /-e/,
s'explique pour des raisons sémantiques et pragmatiques bien éloignées du nombre qui
en faisaient la seule forme susceptible de rester comme démonstratif unique du français
(cf. Marchello-Nizia 2004). L'apparition de la construction Qu de N est le résultat de
l'évolution de de comme quantifieur avec des propriétés spécifiques, et de l'évolution de
l'ordre des constituants de la phrase (cf. Barra-Jover 1992). Pour ce qui est du de qui va
produire le partitif du et le déterminant pluriel des, il s'agit de l'extension d'une
construction déjà possible en latin dans certaines conditions mais que d'autres langues
romanes n'ont pas développée.26 Qui plus est, le développement du partitif n'entraîne
pas nécessairement la disparition des noms sans déterminant. En occitan, il apparaît en
alternance avec la forme nue. Par exemple, al copat erba / al copat d'erba (‘j'ai coupé
de l'herbe’), cantar canties / cantar de canties (‘chanter des chansons’) (cf. Fernández
González 1985:247).
3. Du français écrit au français oral du point de vue des locuteurs. Si les
explications précédentes sont correctes, nous pouvons déjà comprendre pourquoi un
changement non trivial27 peut avoir lieu sans que le système traverse une période
d'écroulement suivie d'une reconstruction. Autrement dit, les locuteurs du français n'ont
jamais dû ressentir que l'expression du pluriel ne fonctionnait pas bien, de même que les
locuteurs de l'espagnol caraïbe ou andalou ne le font jamais (sauf s'ils le comparent à
quelque chose qui leur est présenté comme le modèle à suivre, bien entendu). Il se peut,
d'ailleurs, que dans une langue sans tradition écrite les choses se passent, sans plus, de
cette façon. Mais les langues à tradition écrite peuvent faire que deux grammaires qui se
succèdent naturellement dans le temps coexistent dans une situation donnée, comme la
lecture à haute voix d'un texte ou la prise de notes d'une intervention orale. Ces
situations devraient être décrites comme autant de cas de traduction simultanée d'une
grammaire à une autre, mais avec la particularité que le traducteur ne sait pas qu'il l'est.
Ceci revient à dire que ce que nous avons vu dans la section 2 sur l'évolution
diachronique du pluriel ne nous aide en rien à comprendre le rapport synchronique
actuel entre français écrit et français oral. Bien entendu, ce problème peut être abordé
d'un point de vue psycholinguistique, de façon à observer ce qui a été présen ici
comme la coexistence de deux grammaires, comme l'interaction entre deux modules de
Mario Barra-Jover : « Le pluriel en français ». Romance Philology 60 (2007)
27
la cognition. Mais, outre le fait que, jusqu'à présent, le point de vue psycholinguistique
a surtout abordé le problème de l'influence de l'orthographe sur la reconnaissance
auditive des mot isolés, observer les choses avec la méthodologie diachronique a un
certain intérêt pour des raisons très simples : l'étude des changements ayant eu lieu dans
le passé se fait à partir des données écrites, notamment, à partir de l'examen de ce qui
pourrait être considéré comme des fautes. Ce sont ces fautes qui le plus souvent
permettent d'imaginer la « vraie grammaire » du locuteur (cf., par exemple, Frei 1929)
et, par conséquent, l'état d'un changement en cours. Appliquer cette méthodologie à la
situation actuelle du français peut nous aider à mieux comprendre le rapport entre les
deux grammaires et peut aussi, en retour, nous aider à mieux comprendre les données
fournies par les textes anciens pour des états de langue n'offrant pas d'autre source
d'information. Mais nous avons besoin, avant tout, de préciser les caractéristiques des
données écrites qui seront utilisées.
3.1. Quelques précisions sur le français écrit et le français oral informels. Il
va sans dire que la manifestation de la capacité langagière des francophones n'est pas
bien cernée si l'on se borne à la description du français écrit et du français oral tels
qu'on les a traités jusqu'ici. L'introduction de variantes informelles s'avère essentielle
pour bien comprendre la situation évolutive. Ainsi, parler de français oral informel est
une façon de désigner les productions orales n'étant pas conditionnées par le français
écrit, par exemple, la liaison que Encrevé (1988) appelle « variable » est variable en
français oral, mais n'existe pas en français oral informel. Parler de français écrit
informel est une façon de désigner les productions écrites conditionnées par le français
oral ainsi que par le français oral informel. Ceci présuppose, bien entendu, que le
standard normatif est toujours le français écrit, ce qui me semble évident. La véritable
opposition entre deux grammaires est manifestée par l'opposition entre le français écrit
et le français oral informel, le français oral et le français écrit informel étant des
registres instables, résultat de la coexistence des deux premiers. Il est, à mon avis, clair
que le contraste entre le français écrit et le français oral informel n'est pas comparable à
ce qui se passe dans n'importe quelle langue. Deux aspects me semblent être universels :
a) la différence de canal (et, partant, des capacités cognitives mobilisées) entraîne, par
nécessité, des différences touchant à la complexité configurationnelle ainsi qu'à
l'aménagement du contenu informationnel qui lui est associé et b) il y aura toujours un
écart plus ou moins élevé entre les représentations graphiques des phonèmes et leurs
réalisations phonétiques. Mais ces deux aspects n'impliquent pas nécessairement
l'existence de deux grammaires, comme c'est le cas en français moderne il est tout
simplement impossible d'imaginer un locuteur reproduisant fidèlement la morphologie
Mario Barra-Jover : « Le pluriel en français ». Romance Philology 60 (2007)
28
de l'écrit à l'oral. Le contraire est toujours plus facile à imaginer puisque c'est le sens de
l'évolution et certains exemples récents, comme les SMS, montrent que c'est possible,
ce qui nous amène à accepter que, du point de vue sociolinguistique, il y a un contraste
entre français écrit, d'un côté, et français écrit informel et français oral informel de
l'autre, ces derniers pouvant constituer ce que Massot (2003) désigne comme français «
démotique ». Le français oral « formel » est une entité presque artificielle (c'est-à-dire
qu’il n'est pas la manifestation d'une grammaire intériorisée par un individu).28
Ajoutons à ceci que le français écrit informel se manifeste sous au moins trois formes :
involontaire, négligée et volontaire. Les fautes dans un texte se voulant bien écrit ne
sont pas la même chose que ce qui apparaît dans un texte où l'on ne se soucie pas de la
correction (comme il arrive très souvent dans les courriers électroniques) où que ce qui
apparaît dans un texte affichant la volonté de créer un nouveau code (comme il arrive
dans les SMS) et qui ne saurait être désigné comme des « fautes ».
Dans ce qui suit, nous allons nous concentrer sur les données correspondant à la
dimension involontaire du français écrit informel, car elle me semble la seule nous
permettant de comprendre le conflit (ou l'entente) entre les grammaires, les deux autres
manifestations étant un symptôme, que je crois récent, de renouveau.
3. 2. Analyse d'un corpus de français écrit informel. Les données qui suivent
sont extraites d'un corpus de copies d'étudiants universitaires.29 Il m'a semblé que les
conditions de production (assez de temps pour la réflexion, prétention de correction,
opportunité de relecture, mais en même temps concentration sur le contenu) étaient
adéquates pour repérer des tendances dans les types de fautes si jamais il y en avait. J'ai
fait aussi (mais exceptionnellement) référence à des textes imprimés (journaux,
prospectus, affiches et autres). Le corpus n'a pas été informatisé et les chiffres offerts
doivent être considérés comme ayant un certain degré d'erreur. D'ailleurs, je n'ai pas
procédé à des calculs entre les cas possibles d'erreur et les erreurs commises. Tout ce
qui suit doit donc être interprété comme des indices nous permettant de mieux
comprendre le rapport entre les deux grammaires quant à la réalisation du nombre, sans
aspiration à démontrer statistiquement quoi que ce soit.
La première question à nous poser est de savoir si les marques écrites du pluriel
sont soumises aux mêmes types de faute que n'importe quel autre signe graphique
n'ayant pas de réalisation phonétique. En cas de réponse affirmative, il n'y aurait rien à
ajouter car les fautes seraient alors indépendantes de la confrontation entre grammaires
qui nous occupe. Si la réponse est négative, ce qui est le cas, on a le droit de supposer
que le problème peut être posé en termes autres que strictement orthographiques.
Mario Barra-Jover : « Le pluriel en français ». Romance Philology 60 (2007)
29
En effet, il est relativement facile de constater que la disparition de -s n'est pas
une simple question de « distraction orthographique » et ceci pour trois raisons.
Premièrement, dans des mots la présence ou absence de -s n'implique pas
d'alternance singulier / pluriel, il n'y a pas de fautes (ou très rarement). Ainsi, des mots
utilisés régulièrement comme plus, temps, sens, cas, pas, alors, toujours, dans, français,
gaulois, patois, ou les premières personnes du pluriel (assez utilisées) comme avons,
prenons, pouvons, gardent systématiquement le -s même chez les locuteurs faisant de
très nombreuses fautes de pluriel. La première idée nous venant à l'esprit est, bien
entendu, que c'est le caractère fixe du -s qui garantit la bonne orthographe, mais les
choses ne sont pas aussi simples car, d'un côté, d'autres formes « invariables » mais
comportant un -s de pluriel comme entre autres ou en termes de apparaissent très
souvent (la dernière presque systématiquement) sans -s dans les copies dépouillées ou
ailleurs ; d'un autre côté, les enfants en période d'apprentissage de l'écriture font des
fautes de façon indiscriminée que le -s soit fixe ou non. Deuxièmement, l'apparition de
la troisième personne du singulier à la place de celle du pluriel (faute très fréquente) se
fait toujours en respectant l'orthographe. Troisièmement, l'utilisation de -s dans des
contextes où la marque du pluriel ne doit pas apparaître ne peut pas être traitée comme
un cas quelconque d'hypercorrection (comme, par exemple, les doubles consonnes),
dans la mesure ces apparitions sont prédictibles et qu'il est possible d'expliquer les
motifs de la présence de -s, comme nous le verrons plus loin.
Une fois accepté que les fautes de pluriel sont motivées par un problème qui
dépasse la simple orthographe, nous devons alors accepter que les fautes découlent
d'une interprétation du -s. Dans ce cas, la première idée qui nous vient naturellement à
l'esprit est que les fautes sont le résultat de la projection des marques phonétiques du
français oral sur le français écrit. Autrement dit, les marques écrites ayant un corrélat
quelconque à l'oral pourraient être, pour ainsi dire, sauvées à l'écrit. Par exemple, le -s
de les sera plus facilement préservé que le -s de voitures. Or, tout en étant correcte, sous
cette formulation, cette prédiction pourrait nous amener à d'autres prédictions
incorrectes par rapport aux données.30 Nous pouvons, en effet, affirmer que la
projection de l'oral joue un le déterminant dans la préservation du -s dans des
contextes il représente une variation vocalique en français oral (par exemple, le /
les), mais qu'elle ne joue pas de rôle déterminant dans la perte ou la préservation du -s
quand il n'est pas associé à une variation vocalique (par exemple, voiture / voitures).
Voyons le pourquoi de cette affirmation. Si le seul facteur concernant la préservation de
-s était le français oral, alors la perte de -s devrait être, en général, aléatoire le
français oral n'intervient pas. Mais la comparaison entre les fautes concernant les
Groupes Nominaux avec article défini et démonstratif (il n'y a pas assez de données
Mario Barra-Jover : « Le pluriel en français ». Romance Philology 60 (2007)
30
pour les possessifs) avec d'autres cas nous pousse à aller plus loin dans l'analyse. Outre
le fait que le nombre d'erreurs relevées pour l'article et le démonstratif est très réduit par
rapport à d'autres types, celles qui ont été relevées semblent, en effet, aléatoires. Ainsi,
il n'y a que 7 cas comme (14), parmi lesquels 3 appartiennent à ED40 (voir note 30)
(14) ED1. Les lettre autour se font absorber
Dans 4 autres cas le nom est suivi d'un adjectif, le -s ne disparaît que sur le nom,
comme dans (15)
(15) ED2. ensuite il faut vérifier que les changement phonétiques
correspondent à la langue...
Et il y en a 3 comme (16), où le Groupe Nominal est singulier mais, pour des causes qui
ne peuvent être qu'accidentelles, apparaît sur le nom -s:
(16) ED10. En fonction des differentes regions la créations d'une langue
nationale se fit...
Pour le démonstratif, j'ai relevé 7 exemples comme (17) où le -s de pluriel disparaît sur
le nom, mais aussi 4 comme (18) où le -s apparaît dans un Groupe Nominal singulier :
(17) ED83. Grace à ces déclinaison on pouvait dire aquae cuppa
(18) ED31. Nous allons tenter d'expliquer ce mécanismes en prenant
l'exemple du verbe être
Si tous les autres cas suivaient ce patron, on pourrait dire que il n'existe pas de
corrélat phonétique c'est le hasard qui intervient. Cependant, si nous comparons ces
résultats à ceux obtenus dans d'autres contextes, nous pouvons, d'un côté, constater qu'à
ce groupe aléatoire s'oppose un autre plus abondant et régulier et, d'un autre côté,
trouver des pistes pour comprendre l'origine de l'ensemble des fautes régulières :
1) Il y a 28 cas de Des + N (+Adj) ou le -s du nom disparaît, des étant ici, bien entendu,
le quantifieur. Par exemple :
(19) ED14. Par exemple on peut observer dans différentes langues romanes
des rapprochement de graphie pour un mot de même sens
(20) ED15. quand le changement supprime le morphème et ce dernier
provoque aussi des changement syntaxique
Il y a 12 cas des provient de la fusion de la préposition avec un déterminant, comme
dans :
(21) ED21. en Espagne la langue nationale s'est imposé par la force à la
suite des reconquête
(22) ED94. Le latin vulgaire donne lieu à l'appauvrissement des declinaison
Pour déterminer si ces contrastes sont interprétables, nous pouvons les comparer aux
fréquences d'apparition des Groupes Nominaux avec ces déterminants dans un corpus
constitué par tous les articles publiés dans Le Monde en 2002. La proportion des
Mario Barra-Jover : « Le pluriel en français ». Romance Philology 60 (2007)
31
occurrences de les/des (de + article) y est de 86% et celle de des y est de 14 %.31 Quant
à nos fautes, la proportion est de 40% de fautes de les/des (de + article) et 60% de des.
Ceci revient à dire qu'alors que le risque statistique de faire une faute avec les est 6 fois
supérieur à celui de des, les étudiants font 1,5 plus de fautes avec des. Il me semble que
ce résultat invite à l'interprétation.
2) Dans les constructions (Dét +) N + Adj (+ Adj), il y a 69 cas où seuls Dét (s'il
apparaît, ce qui est le cas le plus répandu) et N gardent -s, tandis que le ou les adjectifs
le perdent. Par exemple :
(23) ED9. la formation de la langue nationale échappe aux critères
linguistique
(24) ED52. On trouve dans certaines parties americaine, au sud, un
espagnol avec des habitudes phonetique indienne
(25) ED79. Le latin aura des traces de substrat (langues celtique)
En revanche, il n'y a que 5 occurrences du cas opposé le -s disparaît du nom mais
non de l'adjectif. Par exemple :
(26) ED44. Ces différences mènent aux langue romanes
Ces deux cas prouvent, me semble-t-il, que la perte ou préservation de -s dans les
contextes sans variation vocalique est le résultat d'une certaine interprétation de cette
marque de la part des locuteurs. Une hypothèse possible est que le suffixe -s tend à être
préservé dans des contextes il est interprétable sémantiquement et ceci dans deux
sens qui sont illustrés par les deux cas que nous venons d'examiner.
Premièrement, les données sur les occurrences de (Dét +) N + Adj l'adjectif
ne porte pas de marque nous permettent d'avancer l'idée que le suffixe tend à disparaître
des éléments où il est le résultat d'une règle d'accord ; autrement dit, dans les cas où il
n'est pas interprétable comme la spécification d'un trait inhérent de l'item concerné
lequel, dans les termes de Corbett (2000), n'est pas la source mais la cible de l'accord.32
Ceci nous est facilement confirmé dans notre corpus par les 60 cas d'adjectif attributif
ou de participe passé apparaissant au singulier avec un sujet pluriel. Par exemple :
(27) ED110. car les textes de cette époque sont très resemblant des textes
actuel
(28) ED43. Ces peuples vont se mettre à apprendre le latin sans y être forcé
Il n'y a, d'ailleurs, que trois exemples clairs de participe pluriel avec antécédent
singulier, comme dans :
(29) ED10. l'Italien ne s'est pas beaucoup répandus au delà de ses frontières
Bien entendu, la même chose se produit avec le suffixe de pluriel des verbes à la
troisième personne. Il y a 55 cas de Groupe Nominal sujet pluriel avec un verbe au
singulier.33 Par exemple :
Mario Barra-Jover : « Le pluriel en français ». Romance Philology 60 (2007)
32
(30) ED17. Lorsqu'il y a un pôle économique toutes les personnes s'y
regroupe
(31) ED24. Seuls quelques langues existe encore aujourd'hui
(32) ED58. et les personnes cultivées de cette époque apprennait le latin
classique
Et qui se produisent, en deux occasions, avec des verbes irréguliers :
(33) ED83. on peut dire du fait que les déclinaisons des cas n'est plus
maîtrisé
(34) ED98. Certaines évolutions du système flexionnel latin a eu lieu en
Protoroman
Deuxièmement, le suffixe semble être interprété lorsqu'il marque une opposition
sémantique avec le singulier. A l’écrit, le -s dans les livres marque une opposition
sémantique avec le livre, tandis que le -s de plusieurs livres ne marque pas d'opposition
car c'est le quantifieur qui introduit lexicalement le pluriel. Ceci pourrait être
l'explication aux données concernant le -s du nom (celui du déterminant est protégé par
la phonétique) dans les Groupes Nominaux avec les et des (Qu). En effet, c'est dans les
contextes ou des est un quantifieur introduisant lexicalement le pluriel que le -s
disparaît le plus facilement du nom. Les données provenant d'autres quantifieurs qui,
malgré leur fréquence d'apparition très réduite à côté de celle de l'article, comportent de
nombreuses fautes nous le prouvent. Avec la particularité que, le -s du quantifieur
n'étant pas soutenu par une différence phonétique quelconque, elle peut aussi
disparaître. Voici les cas répertoriés dont la quantité justifie leur mention isolée :
(1) Certains
7 cas de certains + NØ. Par exemple :
(35) ED76. Nous pouvons ajoutter que certains changement sont provoqués
par l'accent
4 cas de certain + NØ. Par exemple :
(36) ED29. en effet on peut le prouver grâce à certain texte littéraire ou
manuscrite
2 cas de certain + Ns. Par exemple :
(37) ED15. elles gardent certaine propriétés
(2) Plusieurs
8 cas de plusieurs + NØ. Par exemple :
(38) ED77. C'est rare qu'au bout de plusieurs generation une langue laisse
des traces
3 cas de plusieur + NØ. Par exemple :
(39) ED62. car il est latent et peut rester plusieur siecle sans apparaitre
Mario Barra-Jover : « Le pluriel en français ». Romance Philology 60 (2007)
33
2 cas de plusieur + Ns. Par exemple :
(40) ED111. au sein d'un pays ou de plusieur Nations
(3) Numéraux
14 cas de Num + NØ. Par exemple :
(41) ED37. le rapport entre les deux changement peut être expliquer ainsi
(42) ED100. et avait trois syllabe
(43) ED38. Le pluriel qui se manifestait sous 5 cinq forme dans le latin (sic)
Si nous sortons des quantifieurs accordés en français écrit et regardons ce qui arrive
avec les Groupes Nominaux du type Qu de N, la situation est la même. Il y a 14 cas de
beaucoup de NØ. Par exemple :
(44) ED60. Le latin introduit beaucoup de nouvelle chose
(45) ED110. En espagne, il y a beaucoup de dialecte parlé
(46) ED18. Elle utilise peu de moyen pour créer beaucoup de variation
flexionnelle
Et 12 cas concernant d'autres quantifieurs dont voici 5 exemples :
(47) ED100. n'ayant pas assez de soldat pour s'occuper de tous les états
(48) ED105. il existait un trop grand nombre de dialecte
(49) ED78. problème de portée : pas mal de probleme phonologique, peu de
problème morphologique
(50) ED12. il existe autant d'idiolecte que de locuteur
(51) ED92. comment expliquer qu'une langue ait laissé tant de trace sur une
autre
Enfin, des Groupes Nominaux incluant d'autres termes pouvant désigner une pluralité,
comme ensemble ou groupe, donnent lieu à 25 cas de perte de -s. Par exemple :
(52) ED18. c'est un ensemble d'unité langagière propre à un groupe
d'individu pour qu'ils puissent communiquer entre eux
(53) ED9. l'Italie était en fait un ensemble de région, de ville parlant toutes
un dialecte different
(54) ED25. Un idiolecte est un ensemble de mot, de regle qu'utilise une
personne pour communiquer
(55) ED27. C'est le résultat du regroupement d'un groupe d'idiolecte
(56) ED33. Un substrat c'est avant tout un groupe d'idiolecte qui vont
apprendre une langue
En résumé, à peine une vingtaine de fautes concernant les Groupes Nominaux avec
déterminant défini, et plus d'une centaine de fautes concernant les Groupes Nominaux
avec une quantification introduite lexicalement. C'est, à mon avis, une bonne raison
Mario Barra-Jover : « Le pluriel en français ». Romance Philology 60 (2007)
34
pour accepter que l'interprétation sémantique du -s y joue un rôle important. Nous
pouvons formuler ce que nous avons vu jusqu'à présent de la façon suivante :
(57) (a.) Le suffixe du pluriel -s est toujours préservé lorsqu'il est soutenu par une
réalisation phonétique
(b.) S'il n’est pas soutenu par une réalisation phonétique, il tend à être
interprété donc préservé dans les unités où il représente un trait inhérent et non un trait
d'accord.
(c.) Lorsqu'il représente un trait inhérent, le suffixe -s est interprété et donc tend
à être préservé lorsqu'il est la marque de l'opposition avec le singulier. Lorsque la
pluralité est déjà exprimée lexicalement par un quantifieur, le suffixe n'est pas interprété
et tend à disparaître.
Mais nous pouvons aller un peu plus loin dans l'exploration du deuxième point
en examinant deux autres cas étroitement reliés entre eux : les Groupes Nominaux où le
nom apparaît sans déterminant ni quantification et les cas de marque inattendue de
pluriel. Il y a, en effet, lieu de se demander sur quels critères un locuteur français décide
d'utiliser le pluriel en français écrit lorsqu'il n'y a aucun type de spécification en français
oral. Nous avons vu que la présence d'un quantifieur (ou équivalent) introduisant
lexicalement la pluralité (comme plusieurs ou beaucoup) pouvait induire la disparition
de la marque sur le nom. En revanche, en l'absence de quantification explicite ou d'une
autre détermination quelconque, notre point (57b) nous permet de prévoir que seul le
suffixe -s est en mesure de refléter en français écrit la pluralité sémantique. Par
conséquent, dans ce cas il sera interprété. La situation sera la suivante : face à un
contexte de Nom ou Préposition + Nom non quantifié, le locuteur qui écrit doit avoir
recours à des connaissances encyclopédiques (quasi visuelles) en l'absence desquelles il
doit décider intuitivement. De là, les nombreuses « fautes » dans les deux sens que j'ai
pu répertorier mais que je me suis abstenu de comptabiliser, les limites entre
l'acceptable et l'inacceptable étant floues. En voici un échantillon :
(A) Perte de marque
(58) ED2. Le changement phonétique provient souvent d'accident au niveau
de la prononciation
(59)ED7. Les changements morphologiques n'agissent pas en terme de
diffusion
(60) ED25. Le changement morphologique, lui, se fait à partir de
paradigme, qui consiste à transformer le mot
(61) ED35. Mais c'est un pays qui après a été beaucoup colonisé mais par
région
Mario Barra-Jover : « Le pluriel en français ». Romance Philology 60 (2007)
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(62) ED98. mais avec tout ce que le substrat gaulois et le superstrat
francique y ont laissé comme trace
(63) ED46. Cette évolution se fait dans le temps et par étape
(64) ED58. Cela s'explique par le fait que le latin classique était une langue
d'érudit
(65) ED58. Avec le latin vulgaire on a vu l'apparition d'auxiliaire (...) pour
marquer les formes passives
(66) ED80. Il y a une redistribution du neutre, système riche des cas
morphologique, système restreint de préposition et de nom
(67) ED107. Si la graphie d'un mot change, sa décomposition en morphème
change également
(B) Ajout de marque
(68) ED14. Les dialectes se [créent] et grâce au centre de rayonnement,
generalement des lieux de cultes
(69) ED16. on ajoute seulement un suffixe. On ne fait pas changer de
catégories grammaticales
(70) ED20. Si on prend comme exemple, le français et le latin comme deux
langues d'etudes
(71) ED22. Nous avons des traces grâce aux moments de bilinguismes
(72) ED23. Le latin s'impose car il devient la langue d'échanges
(73) ED28. au point d'affaiblir des voyelles ou syllabes situés côtes à côtes
(74) ED38. la théorie du substrat peut s'expliquer aussi par le fait que
certains phonèmes qui existent en latin n'existaient pas dans les langues
d'origines
(75) ED60. On voit alors que le phenomene du substrat explique bien les
choses, mais en laisse d'autres sans reponses
(76) ED98. Entre eux [les morphèmes], il existe des rapports d'exclusions
(77) ED112. Deux foyers de résistances subsistent
Il n'est pas d'ailleurs surprenant que ce type de faute se produise dans les textes
imprimés, c'est-à-dire dans les productions écrites faisant l'objet d'un certain contrôle.
Par exemple :
(A) Perte de marque
(78) Hier soir, à bout de force, je suis allé me plaindre au vrai patron de ces
terres (T. Benacquista, La commedia des Ratés, Paris, Gallimard, 1991, p.
105)
Mario Barra-Jover : « Le pluriel en français ». Romance Philology 60 (2007)
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(79) Quinzaine du Documentaire du 21 mars au 5 avril avec entre autre :
Les enfants de Russie de ... (Prospectus Cinéma Dietrich)
(80) Boîte à lettre (affiche sur une agence bancaire)
(81) Huître (panneau devant un poste de vente d'huîtres)
(B) Ajout de marque
(82) Lorsqu'un homme de la DGSE rejoint ses collègues en costards
impeccables en leur lançant un « quand vous voulez »... (Télérama, 2829)
(83) Le caporal Daniel Kenyon, 33 ans, et les caporaux en chef Darren
Larkin, 30 ans, et Mark Cooley, 25 ans, ont plaidé non coupables... (Le
Monde 21.01.05)
(84) Robes de mariées (panneau)
(85) Voyages en groupes (titre d'un prospectus de la SNCF)
La combinaison de perte et ajout peut donner lieu à des combinaisons multiples comme
dans un horaire d'ouvertures figurant sur la porte d'un commerce.
Ce qui me semble crucial dans la relation d'une grammaire à l'autre c'est que le
même signe graphique est plus visible dans certains contextes que dans d'autres. Une
preuve indirecte mais très révélatrice nous est fournie par le cas suivant. Face au
Groupe Nominal espagnol una veintena de jefes de estado y de gobierno que 9 étudiants
de deuxième année de Langues Étrangères Appliquées devaient traduire, 2 ont traduit,
tout en ayant devant les yeux les marques de nombre de l'espagnol : une vingtaine de
chefs d'états et de gouvernements et une 20e de chefs d'états et de gouvernement.34
Un dernier cas intéressant d'interprétation de -s nous est offert par les contextes
distributifs. On pourrait dire que le suffixe y est réinterprété comme un moyen de
marquer cette distributivité, car pour chaque, chacun et chacune, il y a une trentaine
d'exemples où la marque du pluriel apparaît soit partout soit quelque part dans l'énoncé.
Par exemple :
(86) ED1. le sens de terme d'Idiolecte est une sorte de grammaire interne.
Chaque personnes en posèdent un
(87) ED21. Car chacune des régions parlaient un dialecte différents
(88) ED17. Par exemple chaques individus a une liste de toutes les
productions qu'il peut emettre
(89) ED27. En outre, comme le latin se mélange avec diférents dialectes,
chaques nouvelles langues (ou dialectes) va avoir des propriétés différentes
même si elles ont la même langue mère
Mario Barra-Jover : « Le pluriel en français ». Romance Philology 60 (2007)
37
(90) ED10. Un idiolecte est donc une grammaire qui est propre à chaques
être humain
(91) ED27 Le latin serait aussi par conséquent, à l'origine de ces langues
romanes qui ont évolué chacunes de leurs côtés
(92) ED116. On trouve plein de dialectes en Italie, chacun ont leurs
specificités
Jusqu'au point de devenir la « grammaire » d'un locuteur donné (dont l'orthographe, en
général, est bonne), comme le prouvent les exemples suivants :
(93) ED13. de toute manière chaques locuteurs d'une langue peuvent être
influencés par des personnes telles que...
(94) ED13. Dont chaques dialectes, après des reformes, ont adoptés une
écriture différente
(95) ED13 Mais comme la grammaire était différentes pour chaques
dialectes
Mais ce dernier aspect, la surinterprétation des suffixes comme marque de distributivité,
mériterait un travail à part car il concerne aussi les participes, les verbes à la troisième
personne ainsi que certains adjectifs comme différents. Je me bornerai ici à ces quelques
exemples de chaque.
Mon objectif a éde comprendre les rapports entre les deux grammaires et je
crois que ce que nous avons vu à ce sujet nous aide à voir qu'entre les deux systèmes du
français écrit et du français oral il existe une sorte d'interface sémantique (fondée
vraisemblablement sur la Forme Logique des phrases) qui permet deux choses : que le
français écrit puisse se maintenir pendant des siècles sans évoluer sous la pression du
français oral et que les locuteurs perçoivent le français écrit et le français oral comme
deux dimensions d'une même entité.
4. Conclusions. Commençons par une récapitulation des idées développées dans
les pages précédentes :
(A) Le français écrit et le français oral possèdent deux systèmes de nombre (entre autres
choses, bien sûr) différents et interlinguistiquement cohérents.
(B) Le système du français oral procède de la convergence de plusieurs changements
syntaxiques et morphologiques locaux et indépendants qui se sont produits entre
l'ancien français et le moyen français et qui peuvent être situés dans l'évolution générale
des traits nominaux du latin à ceux des langues romanes. La perte de /-s/ n'est que le
point final de ce processus car, sans les conditions préalables existant en français, elle
ne pourrait pas donner lieu à un changement morphosyntaxique, ce que prouvent
certains dialectes hispaniques.
Mario Barra-Jover : « Le pluriel en français ». Romance Philology 60 (2007)
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(C) Le français écrit et le français oral possèdent deux systèmes grammaticaux pour
l’expression du nombre mantique. Ils peuvent coexister et être perçus comme deux
versants de la même entité grâce à l'existence d'une interface sémantique fournie par la
forme logique de la phrase.
Dans les premières lignes de cet article, je disais que l'étude du nombre en
français pouvait nous en apprendre beaucoup sur l'évolution des langues et je posais la
question naïve suivante : comment un système morphosyntaxique peut-il évoluer et
changer substantiellement sans que les locuteurs ne perçoivent ni les
dysfonctionnements ni les ruptures servant de cadre conceptuel aux linguistes qui
analysent son évolution ? Les conclusions obtenues au terme de ce travail fournissent
une bonne ponse en deux versants, car elle explique l'absence de rupture aussi bien
diachronique que synchronique. Elle peut être concentrée dans la formule suivante :
dans n'importe quelle coupure temporelle une langue est le reflet social d'un ensemble
de grammaires individuelles « parfaites », dans la mesure où elles sont « apprenables »
donc transmissibles.
Il n'y a pas de rupture ni d'écroulement parce que les grands changements
(seulement visibles pour le linguiste qui embrasse plusieurs siècles et qui y projette une
grammaire de référence) ne sont que le produit d'un cumul de changements locaux qui
se produisent parce qu'ils le peuvent sans perturber la cohérence des grammaires
internes qui les accueillent et auxquelles ils n'apportent, à eux seuls, rien de
radicalement nouveau. Ce type de changements triviaux ne sont pas le privilège (ou la
plaie) de telle ou telle époque. Ils sont présents tout le temps sans jamais produire chez
le locuteur l'impression que « sa langue ne marche pas bien ».35
Je me permets, d'ailleurs, de signaler qu'un historien de la langue du futur qui
examinerait, sans avoir accès au français oral, les exemples de français écrit informel
présentés plus haut arriverait à la conclusion que le nombre en français est en train de
s'écrouler, sinon déjà en ruines. Or, nous savons que ces fautes reflètent autre chose que
des ruines et il y aurait, peut-être, une leçon à en retirer pour le diachronicien qui tend à
penser que les fautes dans les textes écrits doivent être interprétées comme un reflet
direct de ce qui se passe à l'oral. Il me semble qu'il serait possible et souhaitable de
développer et d'affiner une méthodologie moins intuitive à ce propos.
Mario Barra-Jover : « Le pluriel en français ». Romance Philology 60 (2007)
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Notes
1 Je remercie le lecteur anonyme pour ces suggestions et ses remarques qui ont été
précieuses pour améliorer tant le style du texte que la formulation de certaines des idées
proposées.
2 Je n'entrerai pas ici dans une longue discussion à ce propos, mais les réflexions sur
l'évolution des langues sont (et l'auteur de ces lignes ne fait pas toujours exception)
truffées d'images synchroniquement injustifiables concernant l'écroulement des
systèmes à cause de leurs dysfonctionnements ainsi que des réactions (des locuteurs ?
de la langue même ?) produisant un nouveau système sans dysfonctionnements. Toute
langue est, pour le locuteur qui la parle dans un moment quelconque de son histoire,
« parfaite » dans le sens aristotélicien du terme (« Parfait se dit d'une chose en dehors
de laquelle il n'est plus possible de rien trouver qui lui appartienne », Métaphysique,
Livre Delta , XVI). Seule la comparaison technique avec une autre grammaire attestée
ou idéalisée produit l'impression d'imperfection.
3 Il va sans dire que l’hypothèse de Wright se prête à discussion. Bien qu’elle ait été
relativement ignorée parmi les francistes, elle a soulevé de fortes (et intéressantes)
polémiques parmi les hispanistes.
4 Dans Grevisse et Goosse (1986:§494) est proposée une liste incluant des termes
singuliers comme odorat, botanique ou bonté mais, pour ce qui est, en général, des
éventuels singularia tatum, il semble toujours possible de produire un pluriel dans
certains contextes.
5 Je considère des comme une forme uniquement plurielle n'étant pas en opposition avec
un ou le partitif (cf. Corblin 1987).
6 Il y a, bien entendu, beaucoup plus à dire sur les rapports de corréférentialité entre les
arguments nominaux, mais ce point ne sera abordé ici que très superficiellement lors de
la discussion finale sur les phénomènes syntaxiques associables à l'évolution du
nombre.
7 Cette description peut être enrichie par celle faite par Blanche-Benveniste (2004),
dans un texte qui est arrivé à ma connaissance après la rédaction du présent article et
dont le contenu ne me semble pas être en contradiction, mais plutôt en relation de
complémentarité, avec le travail cité.
8 Ce texte est le premier travail exhaustif consacré au nombre, sujet à propos duquel la
littérature est rare. Néanmoins, la disposition et l'évocation des données étant fortement
conditionnées par l'hypothèse centrale de l'auteur, l'information peut être parfois
lacunaire (par exemple, rien n'est dit sur le rôle des classificateurs en chinois).
9 Ce quatrième mécanisme doit être interprété comme la présence de marques dans
chaque membre du constituant nominal, ce qui est le cas dans l'ensemble des langues
romanes.
Mario Barra-Jover : « Le pluriel en français ». Romance Philology 60 (2007)
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10 En espagnol, par exemple, il est possible d'utiliser algunos (‘quelques’) au singulier,
mais l'idée de pluralité persiste. Ainsi, face à la question « As-tu encore des exemplaires
de ton livre ? », on peut répondre me queda alguno ou me quedan algunos. Dans les
deux cas, il peut m'en rester, par exemple, cinq exemplaires. La nuance introduite par le
singulier est qu'il peut éventuellement ne m'en rester qu'un. Dans des questions, on
utilise le singulier mais la pluralité est implicite. Par exemple, « ¿ Alguna pregunta ? »
est la traduction de « Des questions ? ».
11 Elle pourrait être fondée sur le caractère toujours humain des première et deuxième
personnes, face à la troisième qui ne le possède pas nécessairement. La hiérarchie
complète de Corbett (2000:56) peut être pourtant incohérente par rapport à ce point. La
voici :
(i) The Animacy Hierarchy
speaker > addressee > 3rd person > kin > human > animate > inanimate
(ii) Constraint of the Animacy Hierarchy on the Singular-Plural Distinction
The singular-plural distinction in a given language must affect a top segment on the
Animacy Hierarchy
En effet, la troisième personne peut être inanimée. D'ailleurs, il vaut mieux interpréter
la contrainte comme une tendance, car même l'anglais semble aller à son encontre : la
troisième personne marque le pluriel aussi bien dans le pronom que dans le verbe (he-
she talks / they talk), tandis que la deuxième ne le fait ni sur l'un ni sur l'autre (you talk).
12 Face au problème de faire la différence entre l'opposition des termes anglais fusion et
merged introduite par Halle et Marantz (1993) dans le cadre de la morphologie
distribuée, je garderai, selon la pratique habituelle, le terme français « fusion » comme
traduction de merged et j'utiliserai « formation d'un complexe » pour fusion.
13 La situation en bambara de Bamako nous aide à nous faire une idée du déroulement
du processus. D'après les enregistrements réalisés entre 1956 et 2000 par Gérard
Dumestre, la particule de, destinée à la mise en relief d'un argument nominal en
bambara standard (i), apparaît à partir des années 70 dans plusieurs des arguments de la
phrase (ii) (je dois les exemples à Jerôme Jonannic) :
(i) duguti de bè ka malo dun
chef de village DE INACH+PROG riz manger
« C'est le chef du village qui est en train de manger du riz »
(ii) duguti de bè ka malo de dun
Il me semble que dans (ii) l'interprétation comme mise en relief est perdue et que seule
l'interprétation comme une sorte de déterminant de la particule de est possible.
14 Avec la précision qu'en roumain N + Nb se déplacent à D et reçoivent la tête D
comme un suffixe.
15 Afin de stimuler l'apparition d'une liaison, j'ai demandé à quinze personnes de niveau
socio-économique différent de lire à haute voix la séquence écrite formes analytiques
Mario Barra-Jover : « Le pluriel en français ». Romance Philology 60 (2007)
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sans leur laisser comprendre l’objectif du test. Le résultat a toujours été /foRm analitik/
et non /foRm"zanalitik/. Bien entendu, il est naturel pour les gens de niveau culturel
élevé de faire la liaison une fois qu’ils apprennent qu’il s’agit de l’objectif du test.
16 Ainsi, un enfant de cinq ans a fait la réflexion grammaticale suivante : « Regarde,
maman, s" gRo zaRbR/, non, pardon, s" gRo taRbR/, parce qu'il y en a un seul ». Ce qui
permet de supposer que les enfants peuvent réanalyser l'alternance de /t/ et /z/ en /p"ti
tami / p"ti zami/ comme une opposition morphologique.
17 Par exemple, Corbett (2000:179), malgré ses vues ouvertement fonctionnalistes,
partage cet avis : « And in French, as a result of attrition, number marking on verbs and
on nouns is largely lost in spoken language: the clearest marker of nominal number is
the article (le and la singular, versus les plural) ».
18 C’est la manière d’envisager les choses de Blanche-Benveniste (2004) pour le
français contemporain.
19 Cette vision des choses se rapproche, bien entendu, de la perspective « écologique »
qui considère les langues comme des espèces parasites (cf. Mufwene 2001). Mais il ne
me semble pas souhaitable de quitter une métaphore trop rigide et lourde en
conséquences (ordre contre désordre) pour passer à une autre impliquant des notions
comme la compétition, l'adaptation et la survie qui risquent aussi d'entraîner vers une
certaine rigidité conceptuelle.
20 Les sources, bien entendu, sont souvent des témoignages plus ou moins révélateurs
recueillis par Brunot (1966:I/335 et II/270). Pour ce qui est de l'aspiration au XIIIe
siècle, on s'appuie sur : a) la Orthographia Gallica, un manuel de prononciation du
français écrit par un anglais, où est affirmé que, dans des mots comme est ou cest, le -s-
se prononce aspiré; b) les rimes comme preste / petitete apparaissant dans le Roman de
la Rose et c) les transcriptions allemandes comme tschchtel (chastel) et tëhtier
(testière). Pour ce qui est du XVIIe siècle, on cite les témoignages de Maupas père
(1607) qui affirme : « la faire n'est pas à reprendre, pourvu que faiblement » et Maupas
fils (1638 qui affirme : « Quand bien on la voudra supprimer, si faut-il tenir la syllabe
un peu plus longuette ».
21 Ce pluriel en -e peut, d'ailleurs, apparaître à l'écrit, comme sur un panneau annonçant
la vente de melone (‘melons’).
22 Je tiens à exprimer toute ma reconnaissance au lecteur anonyme qui m’a aidé à
formuler correctement ce passage.
23 D'ailleurs, Poplack (1980:378), dans une note qui aurait demandé un peu plus de
réflexion et d'information, envisage une évolution à la française de l'espagnol de Puerto
Rico. Elle ne tient compte que de l'article défini et, à partir de quelques exemples (peut-
être accidentels) de changement de genre dans l'article, imagine que l'opposition las /
los pourrait se neutraliser. Pour confirmer que cette tendance est possible, elle donne
l'exemple d'une évolution française las > les qui n'est que le produit de son imagination.
Mario Barra-Jover : « Le pluriel en français ». Romance Philology 60 (2007)
42
24 Pour moult, les exemples d’accord s’arrêtent au XIIe siècle et sont limités à certains
dialectes.
25 Comme Laca (1996:243) le signale, la réponse à une question comme ¿vio entrar
mujeres? peut être oui, une, ce qui n'est pas possible avec des quantifieurs comme
algunas ou varias.
26 Il faut reconnaître cependant que je ne connais pas d'explication claire à son
extension en français.
27 C'est-à-dire un changement portant sur l'ensemble de la grammaire qui rend
grammaticaux à une époque donnée des énoncés qui ne l'étaient pas auparavant, et
agrammaticaux des énoncés qui, eux, l'étaient (cf. Barra-Jover 2000 pour plus de
détails).
28 Quelques exemples peuvent aider à comprendre ces distinctions : un locuteur ayant
intériorisé la grammaire du français écrit peut écrire naturellement : les leur
expliquerons-nous? mais ne pourra pas le dire spontanément à l'oral. Par contre, un
locuteur peut dire on leur expliquera? et l'écrire (avec plus ou moins de fautes)
naturellement.
29 J'ai dépouillé des copies rédigés par 128 étudiants de DEUG et correspondant toutes à
la même matière, ce qui permet de comparer des variations sur des types de discours
très proches. Parmi les 128, 119 comportent au moins une faute de pluriel nominal ou
verbal. Les exemples sont présentés sous l'étiquette EDx (= Étudiant de DEUG +
chiffre).
30 Parmi toutes les productions examinées, seul un locuteur de scolarisation française,
sortant de façon nette du patron habituel, affiche un système de marques écrites de
pluriel avec un degré très fort d'isomorphisme avec l'oral, comme le prouvent les
exemples systématiques de Groupe Nominal où seuls les déterminants dont le pluriel est
marqué phonétiquement gardent le -s ou ceux d'attribut ne marquant pas l'accord :
(ED40) il y a eu des changement parimis (sic) ces changement on peut
distingue (sic) 3 changement morphosyntaxique
(ED40) aussi etait la langue avec laquelle en ecrivait les discour
(ED40) par exemple dans les exemple que nous avons si nous faisons une
comparaison en les deux forme (deux fois) nous remarquon des difference
(ED40) d'autre cas sont remarquable comme l'accusatif qui a etre (sic)
remplacé par l'ordre des mot
(ED40) Le latin classique etait la langue parlée par certaint categorie
religieuse comme les prêtre
(ED40) parce que dans un nominatif 3 chose sont [ilisible]
(ED40) Le latin vulgaire est du latin classique qui est (sic) subi de
nombreuse modification
(ED40) d'autre cas sont remarquable comme l'accusatif qui a etre (sic)
remplacé par l'ordre des mot
Il n'y a qu'un cas de Groupe Nominal pluriel bien écrit dans toute la copie et il s'agit
d'une forme relativement fixe (de nos jours).
Mario Barra-Jover : « Le pluriel en français ». Romance Philology 60 (2007)
43
D'autres fautes comme la confusion totale entre participe, infinitif et imparfait, (était
pour été, par exemple) ainsi que la syntaxe utilisée font de ce locuteur un cas de rupture
avec le français écrit, ce qui explique que seule la projection de l'oral confère une
certaine homogénéité à l'orthographe. Mais comme je l'ai dit, il s'agit d'un cas
(heureusement) exceptionnel parmi les copies examinées et il n'aide pas à comprendre
comment un locuteur ayant intériorisé la grammaire du français écrit la met en rapport
avec celle du français oral.
31 Ces pourcentages ont été obtenus grâce aux données suivantes que Benjamin Massot
a eu l'amabilité de me fournir. Un premier relevé sur le corpus de Le Monde 2002 donne
:
Les : 410202 fois
Des (les deux formes confondues) 453556 fois
La proportion entre les deux types de des a été obtenue par extrapolation d'une
comptabilisation manuelle faite sur 153 occurrences prises au hasard, dont 108
occurrences de préposition = article et 45 de des quantifieur. Après cette extrapolation
les données seraient :
Les : 410202 fois
Des (de+art) : 289554
Des (Qu) : 120647
32 Il va, cependant, de soi que je ne considère pas, comme le fait Corbett (2000), que le
pluriel du déterminant du français soit un cas d'accord.
33 Je ne compte pas ici les cas (très nombreux) où le sujet est le relatif qui.
34 Je remercie Pascale Thibaudeau pour m'avoir fourni cet exemple.
35 Cette façon de voir les choses n'est pas incompatible avec la théorie « Cue-Based
Acquisition and Change » de Lightfoot (1999:144-177) mais elle n'est pas uniquement
fondée sur l'exposition de l'enfant à deux grammaires. Cette condition limite
énormément le champ d'application des idées de Lightfoot étant donné qu'elle exige
toujours de faire appel à des facteurs extérieurs historiques précis.
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... Nous détaillons enfin quelques aspects problématiques de notre hypothèse et de notre proposition d'analyse, comme la question de la productivité des alternances -al/aux. Notre idée centrale, à savoir que les noms ne sont pas fléchis en nombre, se trouve entre autres chez Csécsy (1971), Blanche-Benveniste (2004), Barra Jover (2009, 2010, Pomino et Stark (2009), Pomino (2012. seulement sous une forme qui s'adapte à notre argumentation. ...
Article
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Cet article explore et défend deux idées. La première idée estime que les noms français ne sont pas fléchis en nombre, et nous les problématisons dans les termes de la morphologie lexématique. Cette hypothèse a déjà été proposée sous différentes formes, et en particulier avec différentes limitations. Nous la soutenons dans sa forme radicale, en tentant de justifier de voir les données difficiles comme marginales, voire peu pertinentes. Ensuite, nous rejetons en bloc la limitation de cette hypothèse aux données orales, et nous soutenons donc qu'elle s'applique aussi bien au français écrit. Pour cela, nous reprenons l'hypothèse structuraliste rejetant l'orthographe, en particulier grammaticale pour ce qui nous concerne ici, hors du champ d'investigation de la grammaire, même de la grammaire de l'écrit. Nous apportons plusieurs arguments qui nous semblent justifier cette indépendance des deux systèmes, la langue d'un côté, et l'écriture de l'autre.
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Although L1 French speakers (FS) acquire the formal features of gender and number early, agreement appears to take longer, leading to persistent difficulties even for cases of straightforward agreement within a nominal or verbal phrase. This begs the questions of how adult FSs (n = 168) may fare with idiosyncratic cases of agreement such as nominal affective constructions and past participles as measured by a written grammaticality judgment /correction task and preference/grammaticality judgment task. The findings showing that participants performed better at correctly accepting than rejecting stimuli, are consistent with an increasing number of empirical studies revealing individual differences among adult L1 speakers. The findings are discussed from a generative perspective and the usage-based perspective of the Basic Language Cognition-High Language Cognition theory of L1 proficiency (Hulstijn, 2015).
Article
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Resumo: Neste texto são apresentados e discutidos dados originais e fidedignos do português brasileiro do século XIX e do francoprovençal, contemporâneo e antigo, como uma contribuição para o encaixamento da questão da concordância de número no sintagma nominal português numa matriz românica. Esses dados registram a participação do -s de plural, típico das línguas românicas ocidentais, em processos de mudança linguística, a saber, supressão, sonorização e resegmentação e vêm completar informações para adequado enquadramento da questão. Ressalta-se a relevância das abreviaturas na análise linguística nos dados do século XIX. A utilização de dados originais e confiáveis reveste-se da maior importância para análises de sincronias linguísticas pretéritas.
Chapter
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Método y teoría del cambio lingüístico: argumentos en favor de un "método idiolectal" Mario Barra-Jover Université París 8/UMR 7023 SFL Independientemente de que la propuesta metodológica expuesta en este trabajo sea mal o bien acogida, creo que merece la pena esbozarla e ilustrarla con un ejemplo preciso para, al menos, invitar a una reflexión sobre la relación existente entre un paradigma teórico y los protocolos desplegados en la práctica para elaborarlo y darle poder heurístico. Yendo aún más lejos, puede resultar estimulante adoptar un punto de vista crítico respecto a la relación existente entre modelo y método en la medida en que, sea conscientemente o no, una disposición relativamente extendida, y no sólo en lingüística histórica, es la de atribuir el poder heurístico y los progresos en la disciplina a la innovaciones teóricas y considerar que la metodología es, por decirlo de alguna manera, su consecuencia o su instrumento. No es, sin embargo, descabellado hacerse la pregunta de sí, a la hora de examinar la trayectoria de una disciplina, la innovación metodológica no acaba por ser a fin de cuentas, el aporte mayor, cuando no el motor, en tal o cual cambio de paradigma. Tres ejemplos de orden diferente pueden ayudar a estimar el peso de la pregunta. Dentro de la lingüística histórica romance, no cabe duda de que una de las mayores "revoluciones" introducidas en el siglo XX fue la de Menéndez Pidal (1950). Las hipótesis contenidas en los Orígenes del español pueden o no haber resistido, pero el método introducido, a saber, el procedimiento de interpretación de elementos extraídos de un corpus previamente acotado y evaluado de textos notariales, dio a la disciplina un impulso y un modelo, reconocido explícitamente en su época, que ha perdurado 1. Otro tanto puede decirse de Chomsky (1957). Sería inútil extenderse aquí sobre la propensión a la caducidad precoz de la mayoría de las hipótesis generativistas; lo que cuenta es que la innovación metodológica mayor de Chomsky, la manipulación de pares mínimos en los que se confrontan enunciados aceptables con enunciados inaceptables, es decir, la introducción de datos negativos en el protocolo, no sólo perdura como pilar metodológico del modelo generativista, sino que se ha extendido a otros muchos enfoques, incluso a los que se 1 Baste como prueba el extenso volumen de Maia (1986) sobre el gallego-portugués, poco menos que el hermano gemelo de los Orígenes en lo que a la factura se refiere. Por otra parte, podría ser injusto no recordar que la concepción de los Orígenes tiene un antecedente en Saaff (1907); pero el mismo Menéndez Pidal (1950: vii) menciona el texto y da cuenta de la diferencia y el progreso que supone el corpus de los Orígenes. 2 pretenden puramente descriptivos 2. Por último, ya fuera de la lingüística, Durkheim (1895), al sentar las bases de la sociología, lo que hizo antes que nada fue atribuir a la cuantificación y al cálculo estadístico el poder de deshacer conjeturas intuitivas o fundadas en un razonamiento filosófico alejado de los hechos sociales. Y no es difícil percatarse del alcance de tal innovación: la sociología abría sus puertas a hipótesis conceptualmente aventuradas y antiintuitivas inconcebibles a partir de las bases de de la época. Tres ejemplos que permiten, al menos, decirse que vale la pena explorar y aventurarse en nuevas vías, aunque sólo sea por el hecho de que, como se verá en breve, un modelo teórico desprovisto de una reflexión metodológica sobre la manipulación argumentativa de los datos está siempre expuesto a acabar en el más elemental justificacionismo, en el sentido de Lakatos (1978): una argumentación puede apoyarse únicamente en una artillería de "ejemplos felices", es decir, ejemplos extraídos del conjunto potencial de observables sin otro criterio o control que el de corroborar nuestras afirmaciones. Las páginas que siguen están organizadas en tres partes. En la primera, intento mostrar que la evolución de la lingüística en el siglo XX se comprende mejor si se observa el estructuralismo como el resultado consecuente de la evolución del conjunto de las ciencias humanas y sociales. A partir de ahí, podremos detectar de otra manera las dificultades metodológicas que se le han presentado a la lingüística histórica así como la fragmentación de sus diferentes subdisciplinas. En la segunda parte, presento de manera somera lo que llamo "método idiolectal" y sus consecuencias directas sobre la representación del cambio lingüístico. Por último, ofrezco un ejemplo de su aplicación a un caso preciso: la inestabilidad secular del sistema de pronombres objeto del español. 1. EL ESTRUCTURALISMO Y LA EMANCIPACIÓN DE LOS "OBJETOS" INMATERIALES 1.1. Logros y límites metodológicos Si nos preguntamos qué tienen en común tres autores como Durkheim, Freud y Saussure, hay una respuesta superficial rápida: más o menos coetáneos, los tres son los inspiradores, ya sea por continuidad, por reformulación, por ruptura o por cisma, de los distintos senderos por los que han avanzado la sociología, la psicología y la lingüística modernas y, por consiguiente, de disciplinas ulteriores como la antropología, la psicología social, la semiótica, la narratología u otras. Pero más allá de la constatación fácil, vale la pena ir más lejos y preguntarse si existe 2 Ni que decir tiene que el uso de la metodología puede ser dudoso. En concreto, los juicios de gramaticalidad no han sido verdadero objeto, a su vez, de una reflexión sobre su validación objetiva. Al menos, escasos han sido los intentos como el de Cowart (1997) de hacerlo. 3 un factor epistemológico que sea la clave de la coincidencia cronológica. Tal factor existe y se puede reducir a una formulación sencilla: los tres se dieron por tarea liberar la disciplina que practicaban de toda implementación en la fisiología y, por consiguiente, en el individuo y la descripción que de él podían dar las ciencias naturales o el positivismo mimético al que incitaban (por ejemplo, las "leyes fonéticas"). Los tres lo consiguieron mediante la creación de objetos inmateriales, independientes de la observación directa y que adquirían su valor gracias a un sistema de relaciones 3. Se podría ir más lejos aún e intentar situar tal objetivo en la cultura de la época, pero no es este el lugar para hacerlo. Lo único pertinente aquí es seguir las consecuencias metodológicas de tal cambio de paradigma en lo que concierne al estructuralismo y a la lingüística. Lo primero que hay retener es el componente aristotélico de una representación construida a partir de entidades directamente inobservables cuyo contenido intensional se basa en un sistema de relaciones. No es difícil constatar que la
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French is characterized by major differences between phonology and orthography. Consequently, learning the deep orthography of written French is a challenge to both first (L1) and second (L2) language learners. This empirical study focuses on the production of silent number morphology in written French and illustrates that a group of L2 learners, exposed to limited amounts of spoken French in a typical L2 classroom in Sweden, outperform both L1 children and L2 children learning French through immersion. The aim of the study is to discuss the impact of learning context, age of onset and complexity of written number agreement on the learning of the deep orthography of French as a second language.
Article
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Mario Barra-Jover, Plural marking in the French NP: no space for error(s) This article discusses plural marking in French Noun Phrases (NPs), arguing that its grammar in Spoken French (SF) is distinct from that of Written French. Three assumptions are put forward: (i) In SF, number fails to be specified on the head noun; it is morphologically specified on determiners (articles, demonstratives and possessives), and lexically specified on quantifiers and 'set' terms. (ii) This state of affairs does not result from a phonological change affecting the /s/ coda. (iii) Errors made by French speakers in their written productions are but clues revealing their SF grammar.
Article
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Plural marking in the French NP: no space for error (s) This article discusses plural marking in French Noun Phrases (NPs), arguing that its grammar in Spoken French (SF) is distinct from that of Written French. Three assumptions are put forward: (i) In SF, number fails to be specified on the head noun; it is morphologically specified on determiners (articles, demonstratives and possessives), and lexically specified on quantifiers and ‘set’ terms. (ii) This state of affairs does not result from a phonological change affecting the /s/ coda. (iii) Errors made by French speakers in their written productions are but clues revealing their SF grammar.
Thesis
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La formation et fragmentation des systèmes de quantification indéfinie romans : le français et l'espagnol au Moyen Age.
Chapter
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La finalidad de estas páginas es estudiar los cambios fónicos que el español ha conocido desde 1700 hasta nuestros días, para lo cual resulta obligado analizar los procesos de variación en el pasado inmediato y en el presente. Esto último se debe a que, tanto la realidad dialectal como la sociolingüística, inciden directamente en las fases principales del cambio: innovación y difusión.
Chapter
Historical syntax occupies a pivotal position within the larger field of research into the nature, use, and acquisition of language. It is responsive to theoretical advances in linguistic theory, language acquisition, and theories of language use, as well as to less adjacent fields such as statistical techniques and evolutionary biology. Linguistic theory has undergone deep changes since the early 1990s, given the widespread impact of Chomsky's Minimalist Programme, Kayne's Antisymmetry Theory, and Kayne's Theory of Overt Movement. This work has brought into sharper focus questions concerning the architecture of linguistic theory that have a direct impact on our understanding of the process of change. At the same time, the recently developed framework of Optimality Theory, which has had a major influence in phonology, is beginning to provide new insights and raise new questions as it is applied to syntax and historical change. This collection of new writing by largely generative-based syntacticians advances this work. This book contains selected material from the Fifth Diachronic Generative Syntax Conference (DIGS 5) held in 1998. The chapters have been chosen to reflect developments in the study of language change and variation, and to exemplify work in a wide range of languages, including Germanic, Romance, Celtic, Slavic, and Sinitic. The book is divided into parts dealing with theoretical frameworks, comparative change, features and categories, and movement. A substantial opening chapter by the editors provides a critical overview of the subject and introduces the following chapters.