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Les Cahiers de l’Audition - N°4/2015
Philippe Lurquin
Audioprothésiste,
Bruxelles-Charleroi
Chargé de cours,
membre du
Collège National
d’Audioprothèse
Lou-Anne
Pauwels
Audioprothésiste,
Lille
Introduction
Nous entamons avec cette rubrique
un cycle de Veilles « Acouphène »
dédié au symptôme le plus fréquem-
ment associé à l’acouphène : l’hyper-
sensibilité au son ou hyperacousie.
Celle-ci peut se définir comme une
intolérance aux sons que d’autres
supportent ou que le sujet lui-même
supportait auparavant. (voir Lurquin
2013 pour une revue de la question)
La prévalence de l’hyperacousie est
de 40% chez les patients souffrant
d’acouphènes (Jastreboff PJ. &
Jastreboff M., 2000) mais 86% des
patients hyperacousiques souffrent
d’acouphènes (Anari, Axelsson,
Eliasson, & Magnusson, 1999).
Fabijanska a réalisé une étude sur
la prévalence de l’acouphène qui
comportait une question sur l’hype-
racousie. Sur les 10348 personnes
ayant répondu à l’enquête, 15,2%
ont déclaré être hyperacousiques
(Fabijanska, Rogowski, Bartnik, &
Skarzynski, 1999).
Les recherches récentes semblent
montrer que dans au-moins une
vaste majorité de cas le mécanisme
créateur de l’acouphène, de l’hype-
racousie et de la dysesthésie faciale
associée à l’acouphène est iden-
tique. L’origine vraisemblable en est
les relais sous-corticaux en réponse
à une lésion périphérique. (Lurquin
& Hervé 2014). En particulier l’hypo-
thèse du noyau cochléaire dorsal
et de son hyperactivité soit par une
levée d’inhibition, soit en raison d’un
ordre corticofuge est évoquée.
Pour de nombreux chercheurs la
cause est entendue, par contre son
retentissement émotionnel reste
d’autant plus problématique que les
thérapies classiques (TCC ou relaxa-
tion) viennent rarement à bout de ce
délicat problème, même si les résul-
tats du point de vue de la gestion de
l’acouphène sont bons.
Les audioprothésistes restent sou-
vent les maîtres d’œuvre les plus
efficaces pour autant qu’ils recourent
à l’utilisation du bruit blanc, non plus
pour sortir l’acouphène du champ de
conscience, mais pour re-stimuler la
cochlée de façon à la fois continue,
prévisible et systématique.
Cette re-stimulation a pour objectif
de suppléer à la désafférentation,
re-générer une activité neuronale en
provenance de la cochlée, ré-affé-
renter pour diminuer le gain central.
Encore faut-il ne pas confondre
hyperacousie, mécanisme central
caractérisé par une augmenta-
tion généralisée du gain central et
recrutement, mécanisme périphé-
rique caractérisé par un rattrapage
progressif de la sensation d’intensité
(Zeng 2013).
Devant l’absence de procédure
de diagnostic de l’hyperacousie
normalisée et l’incapacité actuelle
de soigner l’hyperacousie, le patient
peut parfois se retrouver seul face
à ses difficultés et renforcer ses
croyances vis à vis de ses symp-
tômes. On parle alors d’idées
fausses, reçues ou préconçues ou
dans un langage plus professionnel
de distorsion cognitive.
Selon Beck (1963), les distorsions
cognitives sont des « transforma-
tions mentales incorrectes de la
réalité qui amplifient le caractère
négatif de l’émotion générée par la
perception d’un événement ».
Le terme cognition inclus diverses
activités telles que le langage,
la pensée, le raisonnement, la
sensation, la perception, la résolu-
tion de problèmes, la mémoire, la
conscience et l’attention (Sternberg
cité dans Andersson & McKenna,
2006). Ce terme se réfère donc aux
activités humaines et aux processus
mentaux qui en découlent.
Le corps humain enregistre les
données provenant des stimuli
extérieurs dans la mémoire à court
terme puis, dans la mémoire à long
terme. C’est dans cette dernière que
les représentations stockées seront
employées pour un traitement plus
élaboré. Dans le cas de l’excès de
perception sensorielle la mise en
mémoire du succès des comporte-
ments d’évitement (fermeture des
yeux pour l’hyperstimulation lumi-
neuse, blocage respiratoire pour
l’hyperstimulation olfactive, crachat
pour l’hyperstimulation gustative
ou retrait moteur en cas d’hypers-
timulation esthésique) est associée
à la diminution de la gêne ou de
la douleur. Une des difficultés avec
l’excès sonore est que la nature ne
nous a dotés d’aucun mécanisme
d’opposition à la stimulation auditive
actionné par la seule volonté.
Le désarroi, comparable à celui
engendré par l’acouphène (McKenna
2014), par rapport à des stimulations
auditives que le patient doit subir,
associé à la méconnaissance du
symptôme tant du grand public que
du monde médical et l’absence de
solution de contrôle comme celles
évoquées plus haut peut engendrer
chez certains des interprétations
erronées voire une « psychologisa-
tion » d’un symptôme somatique.
C’est à ce moment que peuvent
naître les distorsions cognitives.
Celles-ci feront surface lors de l’uti-
lisation de mécanisme de défense
en réflexe lorsque l’individu devra
réagir à une stimulation douloureuse
à laquelle il est confronté.
Les patients hyperacousiques sont
très souvent en détresse psycho-
logique de par le fait que peu
d’explications leur sont données
par le corps médical concernant la
présence de cette hypersensibilité
sonore.
Les distorsions cognitives ont
été étudiées dans le cadre de
l’acouphène (Duval & Lurquin, 2010;
Rempp & Lurquin, 2012).
Objectifs
L’objectif de cette étude est d’éta-
blir un état des lieux concernant
plusieurs aspects de la vie quoti-
dienne que l’hyperacousie peut
affecter. Plusieurs points ont été
ciblés :
Veille acouphène
L’hyperacousie
1) Impact sur la vie sociale
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Les Cahiers de l’Audition - N°4/2015
VEILLE ACOUPHÈNES <
- le degré de sensibilité sur une
échelle visuo-analogique,
- la durée d’augmentation des
symptômes en présence de bruit
fort,
- les activités affectées par l’hype-
racousie,
- les sons extérieurs considérés
comme dérangeants par le patient,
- la proportion des individus portant
des protections contre le bruit et
les milieux d’utilisation,
- le temps passé par jour dans un
environnement calme lorsque l’in-
dividu est éveillé.
Une éventuelle corrélation sera
recherchée entre plusieurs de
ces points afin d’établir des liens
notamment entre la présence des
distorsions cognitives et le degré de
sensibilité aux sons.
Population
étudiée
L’échantillon se compose de 72
patients provenant de la consul-
tation oto-rhino-laryngologique du
centre hospitalier Saint-Pierre de
Bruxelles.
Il s’agit d’une étude rétrospective sur
base des dossiers médicaux et plus
précisément de l’Interview Struc-
turée de Jastreboff dans la version
proposée par Hazell & McKinney.
Ce questionnaire fut en effet une
première fois complété et adapté
par les auteurs précités (1999) pour
créer le questionnaire de 16 pages
que nous avons utilisé. La compila-
tion et l’interprétation de ces résul-
tats a conduit à la thèse de doctorat
de Catherene Mc Kinney.
Plus récemment nous nous sommes
attachés à la traduction française
puis à sa validation scientifique en
y introduisant des questions rela-
tives aux somato-acouphènes et à la
dysesthésie faciale qui peut lui être
associée. Le tout formant le ques-
tionnaire B.A.H.I.A. (Lurquin, Real &
Leleu 2011).
La moyenne d’âge de la population
est de 53,31 ans et la répartition
hommes/femmes est relativement
équilibrée puisqu’elle est de 48,3%
d’hommes et 51,7% de femmes.
Ont été intégrés :
- Les patients ayant une plainte
d’hyperacousie (échelle supérieure
ou égale à un sur cinq pour la pre-
mière question).
- Les patients ayant répondu posi-
tivement à l’ensemble des autres
questions relatives à l’hyperacou-
sie (questions n°2 à n°6).
- « Est-ce que vos symptômes sont
empirés en présence de bruits
forts ? »
- « Quelles sont les activités affec-
tées à cause de la sensibilité ? »
- « Si vous êtes sensible aux sons
extérieurs, quels sons vous
énervent ? »
- « Pensez-vous que ces affirmations
sont valables pour vous : j’ai peur
que ces sons endommagent mon
oreille, j’ai peur que ces sons me
rendent encore plus sensible ? »
- « Utilisez-vous des protections
contre le bruit ? »
Résultats
Description
de l’échantillon
L’échantillon est divisé de façon
relativement homogène concernant
la sensibilité aux sons. Les sujets
ont établi leur sensibilité selon une
échelle allant de 0 à 5, le 0 signi-
fiant « pas de problème » et le 5
« problème très important ».
Dans notre échantillon 60 % des
sujets présentaient une sensibilité
auto-estimée comme moyenne à
forte (soit de 3 à 5 sur 5).
Sur l’ensemble de l’échantillon
nous constatons une croissance de
l’hypersensibilité au son après expo-
sition à un bruit fort pour 62,5% des
sujets. L’augmentation des symp-
tômes n’est donc pas limitée aux
seuls acouphènes. Cette augmen-
tation semble perdurer de quelques
heures à quelques mois. (figure 1)
Le questionnaire d’Hazell & Mc
Kinney étudie neuf activités qui sont
susceptibles d’être affectées par la
sensibilité sonore. Chaque sujet peut
cocher une ou plusieurs réponses.
Voici leur proportion :
La concentration au travail et les
activités sociales sont les activités
les plus touchées par l’hyperacousie.
Outre les activités de la vie quoti-
dienne, nous avons également étudié
les sons extérieurs susceptibles
d’être considérés comme énervants
par le sujet hyperacousique. Comme
la question précédente, les sujets
ont eu pour possibilité de cocher une
ou plusieurs réponses.
Les bruits de cuisine, d’enfants, le
Figure 1 : Durée de l’augmentation des symptômes en présence de bruit fort. En
ordonnée le pourcentage de sujets concerné
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Les Cahiers de l’Audition - N°4/2015
> VEILLE ACOUPHÈNES
trafic ainsi que le bruit de l’aspirateur sont
considérés comme les plus gênants (plus
de 50% des sujets).
Parmi les 72 individus sensibles aux sons,
26 (soit 36,1%) utilisent des protections
contre le bruit. Ces protections sont dans
80,8% des cas des bouchons anti-bruit.
Elles ne sont utilisées de façon systéma-
tique que par une dizaine de pourcents de
patients
Interprétation
statistique
Pour certains items du questionnaire, les
corrélations ont été explorées. Pour se
faire, le test du « Chi-carré » a été appli-
qué, les données étant de type « dichoto-
miques oui/non ».
Chaque corrélation se réfère à la sensibilité
aux sons. Pour plus d’homogénéité dans
les groupes, cette question, représentée
par une échelle allant de 0 à 5 a été divisée
en trois classes : 0-1 ; 2-3 et 4-5.
Pour chaque item où la corrélation a été
explorée, deux hypothèses ont été formu-
lées :
- H0 : les deux distributions ne sont pas
significativement différentes
- H1 : les deux distributions sont significa-
tivement différentes
Existe-t-il une corrélation entre le port
de protections contre le bruit et la sen-
sibilité aux sons ?
Le test du « chi-carré » indique une valeur
égale à 0.6805. L’hypothèse H0 n’est
pas rejetée au risque d’erreur p<0.05
(X2=0.77 ; p<0.6805).
Le port de protections contre le bruit n’est
donc pas en corrélation directe avec la
sensibilité aux sons.
Existe-t-il une corrélation entre la
présence de la distorsion cognitive
suivante « J’ai peur que les sons que
je considère comme énervants endom-
magent mon oreille » et la sensibilité
aux sons ?
Le test du « Chi-carré » indique une valeur
égale à 0.5916. L’hypothèse H0 n’est
pas rejetée au risque d’erreur p<0.05
(X2=1.05 ; p<0.5916).
La présence de cette distorsion cognitive
n’est pas corrélée avec la sensibilité aux
sons.
Existe-t-il une corrélation entre la
présence de la distorsion cognitive
suivante « j’ai peur que les sons que
je considère comme énervants me
rendent encore plus sensible » et la
sensibilité aux sons ?
Le test du « Chi-carré » indique une valeur
égale à 0.0064. L’hypothèse H0 est reje-
tée au risque d’erreur p<0.05 (X2=10.1 ;
p<0.0064).
La présence de cette distorsion cognitive
est corrélée directement avec la sensibilité
aux sons.
De plus, nous relevons diverses analogies
entre hyperacousiques et acouphéniques :
70,3% pensent que leur sensibilité aux
sons ne les rendra pas plus sourd. Les
sujets acouphéniques l’ont affirmé à 61%.
(Duval & Lurquin 2010) De même, 87%
des hyperacousiques pensent que leur
sensibilité aux sons ne les empêche pas
de dormir, chiffre très semblable aux 63%
Figure 2 : Activités affectées par l’hyperacousie
Figure 3 : Sensibilité aux sons extérieurs
Figure 3a : Milieux d’utilisation des protections auditives
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VEILLE ACOUPHÈNES <
des acouphéniques qui affirment que leur
acouphène ne les empêche pas de dormir.
(Duval & Lurquin 2010).
Discussion
L’analyse statistique entre certaines idées
entretenues, ou un comportement de
défense comme l’utilisation de protec-
teurs d’ouïe, par la population hyperacou-
sique testée et l’importance de la plainte
n’est pas corrélée.
Sur un échantillon significatif seule la peur
d’une aggravation de la sensibilité est
corrélée avec l’importance de la plainte.
Cette inquiétude, dans le chef des grands
hyperacousiques reflète t’elle l’expé-
rience vécue par 62,5 % des hyperacou-
siques d’aggravation après exposition ?
L’explication à ce mécanisme n’est que
peu évoquée dans la revue - évidem-
ment non-exhaustive - de la littérature
consultée. Sans explication scientifique la
possibilité d’une distorsion cognitive reste
vraisemblable. Ceci mérite de futures
investigations. D’un point de vue plus
émotionnel cette observation statistique
peut indiquer une menace constante, un
sentiment d’alerte et une situation de
qui-vive permanents. Ceux-ci sont claire-
ment causés par le symptôme et dès lors
les conduites d’évitement utilisées par le
patient ne doivent pas être considérées
d’emblée et uniquement sous l’angle de
la phobie. Ce diagnostic psychiatrique doit
être utilisé avec précaution et parcimonie.
Conclusion
Nous avons pu observer par l’étude appro-
fondie de ce questionnaire que l’hypera-
cousie influence négativement la qualité
de vie des patients de façon significative.
Cette influence se constate aussi bien sur
le plan fonctionnel (activités quotidiennes,
loisirs) que sur le plan émotionnel et
psychologique (distorsions cognitives).
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