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Intégration sociale et psychopathologie chez les usagers de drogues: une approche psychosociologique des facteurs de désinsertion sociale chez les héroïnomanes en cure de méthadone

Authors:

Abstract

RESUME en français Ce travail traite du rôle de la psychopathologie et de l'intégration sociale dans les conduites toxicomaniaques. Celles-ci ont été abordées sous deux angles théoriques mis en perspective : une approche psychiatrique qui fait d'elles un trouble psychique et une approche socio-anthropologique qui voit dans la toxicomanie une pratique socioculturelle déviante devenue problème social. Deux parties divisent cette étude, la première, théorique, débute avec un historique centré sur la construction sociale d'une image disqualifiante de l'usager de drogues aux XIXe et XXe siècle. Ce thème et ses relations avec l'intégration sociale sont ensuite développés dans le cadre de la psychiatrie descriptive actuelle, puis dans celui de la sociologie de la déviance. La construction de l'identité déviante quant à l'influence de la désignation, du contrôle social et de la sous-culture drogue sont analysés, de même que l'ontogenèse de la toxicomanie en tant que comportement problématique apparaissant à l'adolescence. L'intégration sociale est développée sur deux axes : d'une part le processus intégration - exclusion sociale dans ses dimensions économique, relationnelle et symbolique et d'autre part le système des appartenances au monde conventionnel et à la sous-culture drogue. La seconde partie consiste en une étude quantitative et clinique de patients sous méthadone. Certaines difficultés d'intégration sociale, telles que l'instabilité professionnelle, s'avèrent liées à la toxicomanie, alors que ce n'est pas le cas de l'isolement relationnel. La psychopathologie, plutôt indépendante de la toxicomanie, est par contre un facteur puissant de désinsertion professionnelle. Les raisons individuelles des prises de toxiques quant aux aspects d'automédication et d'appartenance sous-culturelle sont développées. En conclusion, une modélisation des aspects atypiques et défaillants de l'intégration sociale dans leurs liens avec la toxicomanie et la psychopathologie est présentée.
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1
Remerciements
Ce travail n'aurait pas été possible sans l'appui du Dr J.-J Déglon,
médecin directeur de la Fondation Phénix à Genève. Nous le remercions
chaleureusement pour la confiance dont il nous a témoigné en nous facilitant
l'accès aux dossiers médicaux des patients en cure de méthadone dans son
institution.
Nous remercions également Monsieur le Professeur G. Broyer qui
accepté de prendre la direction de notre thèse. Sa lecture attentive et ses
remarques pertinentes nous ont permis de prendre le recul nécessaire à
l'exercice d'une pensée critique.
Notre gratitude s'adresse aussi à Monsieur R. Flückiger pour ses
conseils éclairés et ses encouragements.
Enfin, nous remercions tous les patients de la Fondation Phénix qui
ont participé à notre recherche et tout particulièrement ceux qui ont accepté
de parler de leur toxicomanie dans le cadre d'un entretien.
2
RESUME en français
Ce travail traite du rôle de la psychopathologie et de l'intégration
sociale dans les conduites toxicomaniaques. Celles-ci ont été abordées sous
deux angles théoriques mis en perspective : une approche psychiatrique qui
fait d'elles un trouble psychique et une approche socio-anthropologique qui
voit dans la toxicomanie une pratique socioculturelle déviante devenue
problème social.
Deux parties divisent cette étude, la première, théorique, débute avec
un historique centré sur la construction sociale d'une image disqualifiante de
l'usager de drogues aux XIXe et XXe siècle. Ce thème et ses relations avec
l'intégration sociale sont ensuite développés dans le cadre de la psychiatrie
descriptive actuelle, puis dans celui de la sociologie de la déviance. La
construction de l'identité déviante quant à l'influence de la désignation, du
contrôle social et de la sous-culture drogue sont analysés, de même que
l'ontogenèse de la toxicomanie en tant que comportement problématique
apparaissant à l'adolescence.
L'intégration sociale est développée sur deux axes : d'une part le
processus intégration - exclusion sociale dans ses dimensions économique,
relationnelle et symbolique et d'autre part le système des appartenances au
monde conventionnel et à la sous-culture drogue.
La seconde partie consiste en une étude quantitative et clinique de
patients sous méthadone. Certaines difficultés d'intégration sociale, telles
que l'instabilité professionnelle, s'avèrent liées à la toxicomanie, alors que ce
n'est pas le cas de l'isolement relationnel. La psychopathologie, plutôt
indépendante de la toxicomanie, est par contre un facteur puissant de
désinsertion professionnelle. Les raisons individuelles des prises de toxiques
quant aux aspects d'automédication et d'appartenance sous-culturelle sont
développées. En conclusion, une modélisation des aspects atypiques et
défaillants de l'intégration sociale dans leurs liens avec la toxicomanie et la
psychopathologie est présentée.
3
TITRE en anglais : SOCIAL INTEGRATION AND PSYCHOPATHOLOGY
IN ILLEGAL DRUGS USERS
RESUME en anglais
This research examines the role of psychopathology and social inte-
gration in drug use behaviors. These behaviors have been analyzed through
two theoretical approaches : a psychiatric one considering drug addiction as
a mental disorder and an another one considering it as a deviant socio-
cultural life style.
This study is divided in two parts : a theoretical one and an empirical
one. The first part starts by focusing on the historical construction of a social
disqualifying image of the drug user in the context of the XIXth and XXth
century. This theme and its links with social integration are next developed in
the context of today's descriptive psychiatry and then in the one of sociology
of deviance. The construction of the deviant identity is analyzed concerning
the influence of labeling, social control and drug subculture as well as the
ontogenesis of drug addiction as a problem behavior appearing at adoles-
cence.
Social integration is developed on two axis : on one hand the social
integration - exclusion process with its relational, economical and symbolic
dimensions, on the other hand the system of belongings to the conventional
world and to the drug subculture.
The second part consists of a quantitative and clinical study of metha-
done maintenance outpatients. Certain social integration difficulties, such as
professional instability, are related to drug addiction, but it is not the case for
social isolation. Psychopathology, quite independent of drug use, is on the
other hand a strong factor of professional exclusion. Individual reasons for
drug use as for self medication and subcultural belonging are developed.
In conclusion, a modelling of atypical and failing aspects of social in-
tegration in their ties with drug dependence and psychopathology is pre-
sented.
DISCIPLINE : PSYCHOLOGIE
MOTS-CLES
Méthadone - Toxicomanie - Déviance - Intégration sociale -
Psychopathologie - Sous-culture - Socialisation - Contrôle social - Identité
sociale
INTITULE ET ADRESSE DE L'INSTITUT
Université Lumière Lyon 2, Institut de Psychologie, 5, avenue Pierre-
Mendès-France, 69676 BRON CEDEX
4
5
TABLE DES MATIÈRES
REMERCIEMENTS ................................................................................................................. 1
RESUME EN FRANÇAIS ...................................................................................................... 2
RESUME EN ANGLAIS ........................................................................................................ 3
TABLE DES MATIÈRES ...................................................................................................... 5
INTRODUCTION GENERALE...........................................................................................11
1. CONTEXTE HISTORIQUE ET SOCIAL ............................................................................... 11
2. DÉFINITION DU SUJET ET PROBLÉMATIQUE GÉNÉRALE ................................................. 14
3. PROBLÉMATIQUE SPÉCIFIQUE ET HYPOTHÈSES ............................................................ 19
4. PLAN DU DÉVELOPPEMENT ............................................................................................ 23
PREMIÈRE PARTIE ............................................................................................................ 27
POSITION DE L'USAGER DE DROGUES ILLÉGALES DANS LA SOCIÉTÉ : LES
THÉORIES ET LES FAITS ................................................................................................ 27
CHAPITRE 1 : HISTORIQUE DE LA CONSOMMATION D'OPIACES ET DE LA
MARGINALISATION DES USAGERS ............................................................................. 29
1. INTRODUCTION ............................................................................................................... 29
2. DES PREMIÈRES CIVILISATIONS À L'ÂGE CLASSIQUE ..................................................... 30
3. LE CONTEXTE SOCIAL ET SCIENTIFIQUE DU XIXE SIÈCLE ............................................. 32
3.1. Développement de l'hygiène publique et sociale ........................................... 32
3.2. La théorie de la dégénérescence ..................................................................... 36
4. NAISSANCE DE LA TOXICOMANIE AUX XIXE ET DÉBUT DU XXE SIÈCLE ........................ 39
4.1. Opium et classe ouvrière au XIXe siècle : un "médicament" contre la
pauvreté ....................................................................................................................... 40
4.2. L'opium des milieux artistiques en Europe : du romantisme au surréalisme41
4.3. Les conceptions médicales sur les abus de psychotropes durant la
première moitié du XIXe siècle ................................................................................. 43
4.4. La vague de morphinomanie et ses traitements entre les années 1870 et
1920 .............................................................................................................................. 45
4.5. Les consommations de toxiques dans la nosologie psychiatrique de la
deuxième moitié du XIXe siècle ............................................................................... 47
5. CRIMINALISATION DES CONSOMMATIONS DE DROGUES ET DISQUALIFICATION DES
USAGERS
............................................................................................................................ 48
5.1. L'abus de psychotropes identifié comme péril social : plaisirs immoraux et
dégénérescence ......................................................................................................... 48
5.2. Attitudes socio-politiques face aux drogues aux Etats-Unis de 1870 à
1950 .............................................................................................................................. 52
6
5.3. La consommation de drogues après 1950 : l'ancrage contre-culturel ........ 57
6. CONCLUSION ................................................................................................................. 60
CHAPITRE 2 : DEFINITION DE LA TOXICOMANIE : LE DIAGNOSTIC
PSYCHIATRIQUE ET SES DETERMINANTS SOCIO-CULTURELS ........................ 62
1. INTRODUCTION ............................................................................................................... 62
2. PLACE DE LA TOXICOMANIE DANS LA NOSOLOGIE PSYCHIATRIQUE ACTUELLE ............. 66
3. LA DÉPENDANCE, UN ASPECT DE LA CONDITION HUMAINE ........................................... 70
4. ADDICTION : UN CONCEPT TRANSNOSOLOGIQUE .......................................................... 73
5. CRITÈRES DIAGNOSTIQUES DE DÉPENDANCE À UNE SUBSTANCE ................................ 75
6. DÉPENDANCE PHYSIOLOGIQUE, SYNDROME DE SEVRAGE AUX OPIACÉS ET
PHÉNOMÈNES PSYCHOSOMATIQUES
................................................................................. 77
7. TROUBLE DU CONTRÔLE OU USAGE NUISIBLE VOLONTAIRE ? ...................................... 83
8. DYSFONCTIONNEMENT PSYCHOSOCIAL RÉVERSIBLE ET DURABLE .............................. 90
9. PSYCHOPATHOLOGIE ASSOCIÉE : DÉPRESSION ET TROUBLES DE LA PERSONNALITÉ . 95
10.TRAITEMENT PAR LA MÉTHADONE, INTÉGRATION SOCIALE ET TOXICOMANIE
PERSISTANTE
................................................................................................................... 100
11. CONCLUSION ............................................................................................................. 102
CHAPITRE 3 : DEVIANCE, TOXICOMANIE ET REACTION SOCIALE..................107
1. INTRODUCTION ............................................................................................................. 107
2. SOCIOLOGIE DE LA DÉVIANCE ..................................................................................... 109
2.1. Définition de la déviance : transgression et désignation ............................. 109
2.2. Universalité et relativité de la déviance ......................................................... 110
2.3. Classification des formes de déviances ........................................................ 111
2.4. Les fonctions sociales de la déviance ........................................................... 114
2.5. Les deux grandes approches de la déviance ............................................... 115
2.6. Approche interactionniste et déviance ........................................................... 117
3. PHÉNOMÈNES D'ÉTIQUETAGE ET TOXICOMANIE .......................................................... 118
3.1. Théorie de l'étiquetage : formation de l'identité déviante ............................ 118
3.2. Les fonctions sociales de l'étiquetage : exclusion et récupération ............ 120
3.3. Apport de la théorie de l'étiquetage à la criminologie : une rupture
épistémologique ........................................................................................................ 121
3.4. Les agents de la désignation : groupes spécifiques et opinion publique . 123
3.5. Réaction du public : désignation par peur du phénomène drogue ............ 125
3.6. Les représentations collectives des drogues et de leurs effets ................. 127
4. LA SOUS-CULTURE DROGUE ET SES MODES DE VIE .................................................... 129
4.1. Genèse et fonction de la sous-culture drogue .............................................. 129
4.2. Normes, valeurs et organisation de la sous-culture drogue ....................... 131
4.3. Le rôle de toxicomane de rue ......................................................................... 136
4.4. Apprentissage des connaissances, techniques et attitudes relatives à
l'usage de drogues ................................................................................................... 139
7
5. CONCLUSION ............................................................................................................... 142
CHAPITRE 4 : LES DETERMINISMES PSYCHOSOCIAUX DE LA TOXICOMANIE149
1. INTRODUCTION ............................................................................................................. 149
2. LA SOCIALISATION ........................................................................................................ 151
2.1. La socialisation : porte d'entrée dans le groupe ........................................... 151
2.2. Les mécanismes de la socialisation ............................................................... 153
2.3. Les agents de socialisation ............................................................................. 154
2.4. Les conséquences de la socialisation et les formes de l'intégration sociale155
3. THÉORIE DU CONTRÔLE SOCIAL : DÉFAILLANCE DE LA SOCIALISATION
CONVENTIONNELLE
.......................................................................................................... 159
4. THÉORIES DE LA DÉVIANCE CULTURELLE : SOCIALISATION VERS LA DÉVIANCE ......... 163
4.1. Théorie de l'association différentielle ............................................................. 163
4.2. Théorie de l'apprentissage social ................................................................... 166
4.3. Apprentissage social et toxicomanie..............................................................167
5. THÉORIE DES COMPORTEMENTS PROBLÉMATIQUES : FONCTION DU NON-
CONFORMISME PSYCHOSOCIAL À L'ADOLESCENCE ......................................................... 170
6. TROUBLES DE LA SOCIALISATION, ADOLESCENCE ET TOXICOMANIE : DONNÉES
EMPIRIQUES
..................................................................................................................... 174
6.1. Adolescence et risques de désinsertion sociale .......................................... 174
6.2. Famille et carences normatives ...................................................................... 177
6.3. Milieux socio-économiques défavorisés ........................................................ 179
6.4. Toxicomanie et délinquance ........................................................................... 180
6.5. Ecole et déviance sociale ................................................................................ 184
6.6. Groupe des pairs et usages de toxiques ....................................................... 185
6.7. Qualité des relations interpersonnelles chez les usagers de drogues
adultes ........................................................................................................................ 189
7. CONCLUSION ............................................................................................................... 193
DEUXIÈME PARTIE .......................................................................................................... 200
ETUDE EMPIRIQUE DE L'INTÉGRATION SOCIALE ET DE LA
PSYCHOPATHOLOGIE CHEZ DES PATIENTS EN CURE DE MÉTHADONE ..... 200
CHAPITRE 5 : METHODE ............................................................................................... 202
1. LE CONTEXTE INSTITUTIONNEL .................................................................................... 202
2. POPULATIONS ET CRITÈRES D'INCLUSION ................................................................... 205
3. TECHNIQUE ET MATÉRIEL ............................................................................................ 207
3.1. Questionnaires relatifs au traitement des toxicomanes par la méthadone,
analyses d'urine et informations complémentaires .............................................. 207
3.2. Autoquestionnaires de personnalité et de dépression ................................ 208
3.3. Entretien structuré pour l'évaluation des troubles de la personnalité ....... 212
8
3.4. Entretien libre sur les consommations de drogues ...................................... 214
4. CARACTÉRISTIQUES ET MISE EN FORME DES DONNÉES QUANTITATIVES ................... 215
4.1. Evaluation de la consommation de psychotropes et création d'indices
d'intensité de la toxicomanie ................................................................................... 215
4.2. Evaluation de l'intégration sociale : indices de déviance scolaire, de
délinquance et d'instabilité professionnelle .......................................................... 218
4.3. Evaluation des antécédents psychiatriques : troubles dépressifs,
conduites autodestructrices et psychopathologie générale ............................... 220
5. MÉTHODE D'ANALYSE DES RÉSULTATS ....................................................................... 222
5.1. Méthode corrélationnelle (quantitative) ......................................................... 222
5.2. Méthode clinique (étude de cas) .................................................................... 223
CHAPITRE 6 : RESULTATS ........................................................................................... 226
1. ANALYSE QUANTITATIVE DES DONNÉES ISSUES DES QUESTIONNAIRES ..................... 226
1.1. Présentation des trois groupes de patients constitués d'après l'intensité de
la toxicomanie ........................................................................................................... 226
1.2. Toxicomanie et intégration sociale ................................................................. 232
1.3. Toxicomanie et psychopathologie .................................................................. 255
1.4. Instabilité professionnelle : ses liens avec l'intégration sociale et la
psychopathologie ...................................................................................................... 264
1.5. Synthèse générale des résultats quantitatifs ................................................ 275
2. PRÉSENTATION ET ANALYSE DE CAS CLINIQUES ......................................................... 280
2.1. Analyse approfondie de deux consommateurs moyens stables
professionnellement et sans psychopathologie importante ............................... 280
2.2. Analyse approfondie de deux gros consommateurs instables
professionnellement avec psychopathologie importante .................................... 294
2.3. Synthèse des observations cliniques ............................................................. 309
CONCLUSION ................................................................................................................... 317
1. RÉSUMÉ DU DÉVELOPPEMENT ET RAPPEL DE LA PROBLÉMATIQUE ............................ 317
2. CONSIDÉRATIONS SUR LA PRISE EN CHARGE DES USAGERS DE DROGUES ............... 335
BIBLIOGRAPHIE ............................................................................................................... 338
ANNEXES ........................................................................................................................... 348
ANNEXE 1. QUESTIONNAIRE INTERNE DE DEMANDE DE CURE (FONDATION PHÉNIX,
G
ENÈVE, 1992) ............................................................................................................... 348
ANNEXE 2. QUESTIONNAIRE INITIAL À REMPLIR PAR LE PATIENT ................................ 365
ANNEXE 3. QUESTIONNAIRE INITIAL À REMPLIR PAR LE MÉDECIN TRAITANT .............. 379
ANNEXE 4. GRILLE D'ÉVALUATION DES CONSOMMATIONS DE PSYCHOTROPES ......... 391
ANNEXE 5. DESCRIPTION DES VARIABLES ET INDICES DE L'ANALYSE QUANTITATIVE . 392
1. Noms et définitions des variables utilisées ...................................................... 392
9
2. Variables et indices créés à partir des variables de départ ........................... 400
ANNEXE 6. LISTE DES 202 ITEMS TIRÉS DU MMPI (QUESTIONNAIRE DE
PERSONNALITÉ
) ............................................................................................................... 403
ANNEXE 7. QUESTIONNAIRE DE DÉPRESSION QD2 .................................................... 412
ANNEXE 8. QUESTIONNAIRE DE DÉPRESSION QD2A (VERSION ABRÉGÉE) ............... 413
ANNEXE 9. ENTRETIEN STRUCTURÉ ABRÉGÉ POUR L'ÉVALUATION DES TROUBLES DE
LA PERSONNALITÉ
............................................................................................................ 414
ANNEXE 10. PROTOCOLES DES ENTRETIENS LIBRES SUR LES CONSOMMATIONS DE
DROGUES
......................................................................................................................... 428
Cas 1 : Gérard...........................................................................................................428
Cas 2 : Anne .............................................................................................................. 436
Cas 3 : Nicole ............................................................................................................ 443
Cas 4 : Pierre ............................................................................................................ 450
ANNEXE 11. CONCEPTS DE BASE DE LA RÉDUCTION DES RISQUES ET DES MÉFAITS (M.
L
ECKIE, 1998) ................................................................................................................. 456
10
11
INTRODUCTION GENERALE
1. Contexte historique et social
L'objet de ce travail consiste à mettre en lumière les tenants et les
aboutissants des difficultés d'intégration sociale que rencontre l'usager
compulsif de drogues illégales et de les mettre en lien avec la
psychopathologie et la toxicomanie elle-même.
Ces difficultés ne sont bien entendu pas spécifiques aux usagers de
drogues, mêmes si les pratiques illégales qu'ils adoptent jouent un rôle non
négligeable dans leur propension à la désinsertion sociale. Différents
groupes sociaux rencontrent des difficultés similaires : délinquants,
chômeurs de longue durée, malades psychiatriques, etc. Autant de
personnes en position de vulnérabilité face à une société où la compétitivité
laisse peu de chance aux moins performants.
Ces vulnérabilités deviennent particulièrement saillantes dans le
contexte socio-économique actuel. Les sociétés postindustrielles à tendance
néolibérale se voient en effet confrontées de manière toujours plus aiguë
aux problèmes d'exclusion sociale sur fond de précarité de l'emploi. La
diminution des solidarités de proximité (famille, voisinage) va dans le sens
d'un effritement du tissu social laissant des individus de plus en plus isolés,
sans possibilité de ralliement derrière une cause commune à défendre. Ceci
donne le sentiment d'une évolution vers une véritable fracture sociale et l'on
redoute cette dualisation de la société qui séparerait la population en deux
castes avec d'un côté les nantis qui auraient un accès au travail et un réseau
relationnel adéquat et de l'autre les exclus, pauvres, assistés et isolés
1
.
Historiquement, la toxicomanie est apparue dans les sociétés
occidentales à une époque traversée par de profonds bouleversements
socio-économiques. Le XIXe siècle a été marqué en effet par la révolution
industrielle et l'apparition des phénomènes de consommation de masse. La
1
J. Etienne et al., Dictionnaire de sociologie, Paris, Hatier, 1995.
12
transformation radicale des modes de vie qu'amène le passage de la société
traditionnelle à la société moderne n'est pas sans lien avec ces usages
nouveaux de psychotropes tels que l'opium, puis la morphine.
Cette grande mutation sociale des sociétés occidentales s'est
accompagnée d'un phénomène très général déjà mis en évidence au siècle
passé par un précurseur de la sociologie, Auguste Comte (1798-1857) et
que d'autres penseurs ont relevé à leur tour (E. Durkheim, H. Spencer). Il
s'agit de l'idée que l'évolution des sociétés, notamment lors du passage de
la société traditionnelle à la société industrielle, se traduit par une
autonomie croissante des individus, phénomène se déroulant dans le
cadre de changements profonds au niveau de la culture, des valeurs et des
mentalités.
Avec la modification du type de société, le sentiment d'appartenance
au groupe s'est profondément modifié. Celui-ci était antérieurement très
développé dans la mesure où les traditions favorisaient l'échange et le
voisinage entre les membres de la communauté, ce qui rendait très difficile
l'écart par rapport à la norme
2
. Alors que dans les sociétés traditionnelles
l'individu était absorbé par le groupe et s'y identifiait fortement, les sociétés
postindustrielles ont été marquées par une montée de l'individualisme
accompagné d'un relâchement des liens affectifs au niveau de la famille, du
quartier d'habitation et du milieu du travail. C'est ainsi que E. Durkheim
(1858-1917) au début du siècle déjà, expliquait le phénomène du suicide
3
en
recourant au concept d'anomie, qui caractérise des sociétés en mutation
dont les normes ne s'avèrent plus capables d'intégrer les individus.
Dès lors, affranchi face au religieux et à la tradition, l'homme des
sociétés démocratiques naissantes doit réinventer son destin
4
. Il doit
assumer l'accès à une liberté individuelle nouvelle dans un contexte
d'affaiblissement du tissu social où s'affrontent les intérêts particuliers. Si
2
R. Campeau et al., Individus et sociétés. Introduction à la sociologie,
Québec, Gaëtan Morin ed., 1993.
3
E. Durkheim, Le suicide, (éd. orig. 1895), Paris, PUF, 1986.
4
J. Fatela, Drogues et ambivalence de la subjectivité, in : A. Ehrenberg,
Individus sous influence, Paris, Esprit, 1991.
13
l'émancipation des traditions permet une autonomie individuelle accrue, elle
se traduit en contrepartie par une perte des références communes, une
indétermination des comportements et une atomisation du social. C'est
toute l'ambiguïté qui caractérise l'individualisme des sociétés modernes
actuelles, ce gain en liberté ne semble pas pouvoir aller sans une perte au
niveau du lien social
5
.
Ce dilemme apparaît comme exacerbé dans la conduite du
toxicodépendant qui s'aliène dans une quête effrénée d'indépendance et
d'autosuffisance :
La toxicodépendance peut être interprétée
anthropologiquement comme une tentative de résolution des
tensions et des paradoxes liés à l'exercice de la liberté
moderne, en tant que source à la fois de création et d'aliénation
pour l'individu
6
.
Il fallait en effet un accès à des libertés nouvelles pour adopter des
pratiques se situant en dehors du cadre culturel habituel. Une des
caractéristiques majeures de ces nouvelles formes d'usages de
psychotropes consiste justement en ce qu'elles échappent au système de
régulations culturelles en place, et notamment aux rituels collectifs de
consommation.
Cette carence normative fait le lit de la consommation sauvage avec
toutes les dérives qui la menacent. Situées hors du champ culturel habituel
et n'obéissant plus aux valeurs traditionnelles, les nouvelles consommations
de psychotropes, parce que dérégulées, représentent un danger de
désorganisation et de rupture sociale
7
.
En parallèle à ces menaces contre l'ordre social, ces pratiques
suscitent aujourd'hui une fascination pour cet ailleurs normatif de nature
imaginaire. Cette fascination va également de pair avec l'attrait pour une
position sociale déviante et provocante qui focalise l'attention générale. Ceci
concerne tout particulièrement les jeunes, dont le besoin important de
5
A. Renaut, Individu, dépendance et autonomie, in : A. Ehrenberg, op. cit.
6
J. Fatela, op. cit., p. 52.
14
reconnaissance peut les amener à occuper une position sociale que la
société dramatise. Cette signification dramatique donnée à l'acte
toxicomaniaque représente une force d'attraction pour ceux qui se sentent
exister dans le regard inquiété de l'autre
8
.
2. Définition du sujet et problématique générale
Le but de ce travail est d'éclairer la nature des liens existants entre
trois ordres de phénomènes, à savoir la toxicomanie, la psychopathologie
et l'intégration sociale, avec une centration sur ce dernier aspect. Nous
allons donc analyser les trois côtés du triangle conceptuel suivant :
Intégration Psychopathologie
sociale
Toxicomanie
Afin d'effectuer une première délimitation de notre sujet, nous allons
définir chacun de ces trois concepts centraux.
Pour commencer avec la notion de toxicomanie, mentionnons
d'emblée que nous abordons ce phénomène avec deux regards mis en
perspective.
7
R. Castel et A. Coppel, Les contrôles de la toxicomanie, in : A.
Ehrenberg, Individus sous influence, Paris, Esprit, 1991.
8
O. Ralet et I. Stengers, Drogues, le défi hollandais, Les empêcheurs de
penser en rond, Paris, 1991.
15
Un premier regard inspiré de la sociologie et de l'anthropologie
envisage la toxicodépendance comme un élément d'un système sous-
culturel plus vaste comportant des normes et des valeurs propres et se
traduisant par un style de vie spécifique. L'héroïnomanie est ici conçue
comme une pratique socioculturelle propre à une faible minorité de
personnes et ayant cette caractéristique majeure qu'elle va à l'encontre de
normes communément admises et donc suscite la désapprobation. En
raison de ces caractéristiques la sociologie classe la toxicomanie parmi les
déviances, à savoir une conduite qui transgresse des normes et qui est
désignée comme telle.
Un second regard émane d'une approche médicale ; il tend à
considérer la toxicomanie comme une maladie psychiatrique caractérisée
par une compulsion et une perte de contrôle qu'il s'agit de soigner. L'accent
y est mis sur la dimension psychopathologique, qu'il s'agisse de la
toxicomanie elle-même ou des troubles psychiques qui peuvent lui être
associés.
En ce qui concerne l'interprétation des conduites de prises de
drogues illégales, l'approche psychiatrique lui attribue une fonction
d'automédication
9
, visant à calmer un état psychique douloureux. Cette
fonction n'est toutefois pas spécifique à la toxicomanie aux drogues
illégales
10
.
Le regard médical porté sur la toxicomanie nous amène donc
directement sur le terrain de notre deuxième concept : celui de
psychopathologie. L'acception de cette notion prise en considération
renvoie à la science des maladies mentales. Il s'agit d'une approche
objectiviste basée notamment sur un ensemble de techniques et
9
Une autre interprétation fréquemment mentionnée de la conduite
toxicomaniaque lorsqu'on l'envisage sous l'angle psychodynamique est celle de
l'autodestruction. La prise de toxiques est alors rapprochée des tentatives de
suicide en tant qu'attaque agressive du corps propre. Ce lien entre
psychopathologie et toxicomanie dépasse toutefois le cadre de notre travail.
10
En effet, toute personne confrontée à des perturbations affectives met
en jeu des stratégies anti-dépressives, parmi lesquelles le recours possible à
diverses substances chimiques. Or la société met à disposition toute une panoplie
de substances psychotropes et il n'est pas nécessaire de recourir aux drogues
illégales pour obtenir l'apaisement recherché.
16
d'instruments d'évaluation des troubles psychiques. Nous utilisons comme
référence la nosologie psychiatrique nord américaine du DSM-IV
11
dont
l'usage est mondialement répandu.
Nous privilégierons l'analyse de certains aspects de la
psychopathologie ; il s'agit du dysfonctionnement psychosocial et des
difficultés d'adaptation sociale. Car ceux-ci constituent des éléments
centraux du diagnostic de dépendance à une substance et représentent des
conséquences possibles de nombreux troubles psychiques associés à la
toxicomanie.
En effet lorsque la comorbidité (principalement les symptômes
dépressifs et les troubles de la personnalité) atteint un certain seuil de
gravité, son retentissement sur le fonctionnement psychosocial devient
patent. L'adaptation sociale se trouve alors compromise soit
temporairement en cas de décompensation aiguë (ce qui peut rendre
nécessaire une hospitalisation) soit de façon beaucoup plus durable en cas
de troubles de la personnalité ou de tout autre trouble mental chronique.
L'adaptation sociale (professionnelle et relationnelle) est mise en péril
dans la mesure où la majorité des troubles psychiques nuisent tant aux
fonctions intellectuelles nécessaires à l'accomplissement des tâches
(difficultés de mémorisation, d'attention, fatigabilité) qu'aux compétences
sociales (difficultés relationnelles dues aux manifestations de colère,
d'irritabilité, d'impulsivité et d'agressivité). Il est donc clair que la
psychopathologie est inductrice de désinsertion sociale, ce qui nous amène
à notre troisième concept.
Le concept d'intégration sociale sert à évaluer la qualité et la
quantité des liens sociaux qui relient un individu donné avec son
environnement social global.
Nous définirons l'intégration sociale de deux manières, selon que la
dimension déviante du groupe social concerné est prise ou non en
11
American Psychiatric Association: Diagnostic and Statistical Manual of
Mental Disorders, Fourth Edition. Washington, DC, American Psychiatric
Association, 1994.
En ce qui concerne l'analyse de nos résultats nous nous référerons
également au DSM-III-R, étant donné que nos données ont été relevées en 1991-
92, avant la sortie de la quatrième édition.
17
considération. Ces deux définitions constitueront par ailleurs les deux axes
centraux de notre démarche d'analyse des résultats de notre recherche.
V. de Gauléjac et I. Taboada Leonetti
12
envisagent l'intégration et
l'exclusion sociale comme les deux pôles d'un même processus. Trois
dimensions constitutives de l'intégration sociale sont relevées : relationnelle,
économique et symbolique. L'échec intégratif au niveau relationnel se
traduira par l'isolement ; au niveau économique par la pauvreté et
l'assistance et en ce qui concerne la dimension symbolique par la
stigmatisation et la dévalorisation. L'exclusion sociale concerne donc une
réduction et une dégradation généralisée des liens sociaux, quel que soit le
groupe d'appartenance concerné (déviant ou conventionnel).
Le deuxième aspect de l'intégration sociale concerne les modalités de
répartition des liens vis-à-vis du groupe déviant et conventionnel et le
degré d'interférence entre ces appartenances antagonistes. Il s'agit de la
façon dont l'usager de drogues vit et gère cette déviance que représente sa
toxicomanie et de la manière dont il l'intègre dans son identité.
L'évolution vers la toxicomanie s'accompagne de l'adoption d'une
identité sociale déviante
13
qui va se développer en parallèle et souvent au
dépend de l'identité sociale conforme, en fonction de l'importance des
différents agents de socialisation et notamment du degré d'implication dans
le monde de la drogue.
Le style de vie alternatif, voire antisocial, propre au milieu de la
drogue repose sur un ensemble de pratiques, de normes et de valeurs qui
constituent les éléments d'une sous-culture véhiculée par le groupe des
usagers de drogues illicites. Dans un tel contexte la prise de toxiques peut
12
V. de Gauléjac et I. Taboada Leonetti, La lutte des places. Processus
d'insertion désinsertion, Paris, Desclée de Brouwer, 1994.
I. Taboada Leonetti, Formes d'intégration/exclusion, le chômeur et
l'immigré : un même cadre théorique ?, Bulletin de psychologie, 1995, t. XLVIII, No
419, pp. 372-378.
13
En ce qui concerne sa genèse, l'identité sociale déviante se manifeste
généralement à l'adolescence par le biais d'un non-conformisme psychosocial se
traduisant par des tendances oppositionnelles, des transgressions polymorphes et
différents troubles du comportement (délinquance, désinsertion scolaire, abus de
drogues licites et illicites, sexualité précoce). Le contexte éducatif et les conditions
de socialisation présentent par ailleurs des caractéristiques particulières que nous
chercherons à mettre en évidence.
18
être envisagée tant comme marqueur identitaire que comme un rituel visant
à montrer l'adhésion à cette sous-culture où la personne retrouve un rôle
social gratifiant.
En raison du rejet des normes sociales, la personne déviante risque
de refuser ou de ne pas pouvoir se plier à certaines exigences du monde
socio-économique, dès lors l'inaccomplissement des obligations sociales qui
peut en découler sera une source de perturbation de l'intégration dans la
société conventionnelle. Il s'agit du cas de figure où les appartenances
sociales conflictuelles acheminent l'individu vers un renoncement toujours
plus important à l'identité sociale conforme au profit de l'identité sociale
déviante. Cette tentative de résolution du conflit se fait donc par l'exclusion
des éléments culturels non assimilables pour le sujet.
A l'inverse une intégration sociale peu conflictuelle sera possible chez
ceux qui ont une flexibilité suffisante pour être capable de se conformer à
des normes aussi différentes que celles qui ont cours dans le monde du
travail et le milieu de la drogue.
Notons encore que la notion d'intégration sociale dans le monde
conventionnel renvoie aux notions normatives déjà abordées de
fonctionnement psychosocial adéquat et de capacité d'adaptation
sociale.
Ces définitions étant données, on se rend compte des liens étroits
existants entre ces trois concepts de même que de l'interdépendance des
trois phénomènes. Il nous est dès lors possible de formuler une première
esquisse de notre problématique. Celle-ci est sous-tendue par les deux
regards portés sur la toxicomanie que nous avons explicités plus haut. A
savoir, un regard médical qui fait de la toxicomanie une maladie et un regard
socio-anthropologique qui envisage cette addiction comme une pratique
socioculturelle à caractère déviant. La question principale se pose donc en
ces termes :
l'héroïnomanie d'aujourd'hui doit-elle être considérée avant tout
comme l'expression d'une psychopathologie ou comme la manifestation
d'une intégration sociale atypique voire défaillante en lien avec un choix
d'appartenance à un groupe minoritaire ?
19
Les deux regards qui déterminent cette question impliquent des
visions opposées du comportement toxicomaniaque. Alors que l'approche
psychiatrique tend à lui donner un caractère involontaire et donc subi
(incapacité à se conformer à certaines normes), pour l'approche socio-
anthropologique il s'agit d'un élément d'un style de vie choisi activement et
volontairement par la personne (refus de se conformer), ce qui n'exclue pas
que des déterminismes sociaux soit également à l'œuvre dans un tel
phénomène.
Dans la mesure où la dimension sous-culturelle du phénomène
drogue nous semble particulièrement importante, nous ferons primer cet
aspect sur la psychopathologie dans l'élaboration de nos hypothèses
explicatives.
Concernant l'approche socio-anthropologique les termes atypique et
défaillante utilisés dans notre question pour caractériser l'intégration sociale
de l'usager de drogues renvoient à trois courants théoriques majeurs qui
nous ont guidé tout au long de ce travail et qui permettent de rendre compte
de différents aspects du phénomène. L'idée d'une intégration sociale
atypique fait référence au processus d'adhésion à un groupe déviant, tel que
celui véhiculant la sous-culture drogue, comme l'ont montré
l'interactionnisme symbolique et les théories de la déviance culturelle.
La notion d'intégration sociale défaillante pour sa part, renvoie à la faiblesse
des liens avec la société conventionnelle, considérée par la théorie du
contrôle social comme étant à l'origine du comportement déviant.
3. Problématique spécifique et hypothèses
Concernant plus spécifiquement les données propres à notre
population, notre travail vise à mettre en évidence l'influence respective de
l'intégration sociale et de la psychopathologie sur la persistance des
conduites toxicomaniaques chez des héroïnomanes en cure de méthadone.
La persistance des prises de toxiques dans le cadre d'un
traitement par la méthadone constitue un problème fréquent dans ce type de
prise en charge. Ce phénomène est responsable de l'allongement de la
durée des cures et explique le fort taux de rechute après une cure de
20
méthadone. C'est pourquoi la question des déterminants de la variabilité des
conduites de prises de toxiques chez des sujets en cure de méthadone revêt
une importance majeure.
Cette variabilité est observable tant d'un individu à l'autre que chez un
même individu entre des périodes différentes de son existence. En effet, à
des doses de méthadone semblables certains patients se caractérisent par
une consommation intense, polymorphe, durable et pouvant les entraîner
jusque dans la mort alors que d'autres maintiennent une abstinence notable.
De plus chez un même individu certains événements de vie, modifications
de l'environnement social ou étapes de l'existence peuvent retentir fortement
sur le niveau de consommation de même que sur l'évolution de la
toxicomanie en général
14
.
Si de manière globale les effets positifs du traitement sont bien réels,
il n'en demeure pas moins que les individus réagissent fort différemment à
ce type de prise en charge. Aussi peut-on parler d'une efficacité
différentielle du traitement en fonction des individus et de leur capacité à
renoncer aux prises de toxiques.
Le sujet en cure de méthadone qui poursuit l'abus d'héroïne est placé
dans une situation de conflit
15
. En effet, d'une part son environnement
personnel le "pousse" à l'abus de toxiques par le biais de la communauté
des usagers de drogues qu'il fréquente et à l'égard de laquelle il nourrit un
sentiment d'appartenance, et d'autre part l'institution thérapeutique exerce
sur lui un contrôle strict (analyse d'urines, entretiens réguliers) afin de
prévenir ou de traiter une rechute éventuelle.
Cette situation place le sujet au cœur de forces socialisantes
opposées : une sous-culture valorisant la prise de risques, le plaisir intense
14
Il est de plus admis que la toxicomanie est généralement limitée à une
période de la vie qui ne s'étend que très rarement au delà de 40 ans. Il en découle
que les processus de sortie sont bien réels. Une étude genevoise récente portant
sur 327 patients en cure de méthadone montrait que les plus de 40 ans ne
représentaient que 5,8% de l'échantillon. Cf. J.-J. Déglon et al., Méthadone,
résultats, Evaluation 1995 de quatre programmes médico-psychosociaux, Genève,
Médecine et hygiène, 1996.
15
Une telle situation conflictuelle se retrouve dans toutes les formes de
prises en charge thérapeutique des toxicomanes et elle s'étend également à tout
sujet ne contrôlant plus sa consommation.
21
et immédiat et une culture "officielle" prônant sobriété, santé et sécurité.
L'opposition entre ces deux systèmes de valeurs intériorisés qui coexistent
chez un même individu se traduit par un équilibre psychosocial instable qui
peut à tout moment se rompre en fonction des aléas de l'existence et se
solder par un abandon du traitement avec un renforcement possible des
liens avec la sous-culture.
La prise d'héroïne durant le traitement par la méthadone constitue à la
fois une résistance vis-à-vis de la démarche thérapeutique entreprise et une
transgression du contrat thérapeutique à partir duquel le sujet s'est
explicitement engagé à ne plus consommer de toxiques. Ceci met le patient
dans une position de déviant face aux normes de l'institution thérapeutique.
Ce qui ne va pas sans lui causer des difficultés, notamment quant à
l'assurance de voir son traitement se poursuivre, et donc son
approvisionnement en opiacé se maintenir. On peut dès lors supposer qu'un
tel sujet rejoue au plan institutionnel ce qui a été ou est toujours son mode
privilégié de fonctionnement face à la société globale.
Nous pouvons de la sorte distinguer deux situations types parmi ceux
dont l'héroïnomanie persiste durant la cure. Il s'agit d'une part de ceux qui
présentent un tableau de difficultés d'intégration sociale généralisée avec
souvent des caractéristiques de type antisocial et d'autre part de ceux dont
l'intégration sociale est satisfaisante globalement (emploi stable, famille
assumée, etc.) mais qui persistent à vivre une forme de déviance restreinte,
limitée au cadre thérapeutique. Cette dernière catégorie de sujets pourvus
en quelque sorte d'une identité déviante circonscrite, nous semble
représenter un cas de figure nettement moins fréquent que le premier, ce qui
nous autorise à émettre l'hypothèse générale suivante.
Nous postulons que la persistance de l'abus de toxiques durant la
cure de méthadone reflète prioritairement le maintien d'une identité sociale
déviante liée aux particularités de l'intégration sociale et au statut de
toxicomane
16
et secondairement une tentative d'automédication de troubles
psychiques.
16
Relevons que le poids de la stigmatisation tend à faire perdurer ce
statut même chez ceux qui, devenus abstinents, devraient être considérés comme
des ex-toxicomanes en cure de méthadone.
22
Une telle identité s'exprime non seulement par une appétence aux
toxiques accrue, mais également par une tendance à la désinsertion
sociale
17
surtout dans ses aspects économiques
18
observables notamment
au niveau de l'instabilité professionnelle. De plus, cette identité déviante et
les modèles de comportements qui l'accompagnent peuvent avoir une
fonction d'expression et de mise en forme d'une psychopathologie sous-
jacente, et donc être favorisée par cette dernière.
C'est pourquoi dans notre démarche de comparaison de trois groupes
de patients catégorisés en fonction du degré de toxicomanie, nous nous
attendons à trouver des indices de psychopathologie et de désinsertion
sociale qui varieront proportionnellement au degré de toxicomanie, avec
toutefois un lien plus évident pour la désinsertion sociale (cf. figure 1).
La figure 1 est une représentation schématique de notre
problématique. Y figurent la nature conflictuelle de la bipolarité conforme et
déviante de l'identité sociale du toxicodépendant ainsi que les phénomènes
qui la déterminent et qui en découlent. Pour des raisons de lisibilité, cette
schématisation du fonctionnement psychosocial du toxicodépendant n'a pas
permis de représenter les effets rétroactifs des conséquences (à droite) sur
les causes (à gauche). Néanmoins le schéma donne une vision d'ensemble
des principaux aspects de la problématique.
17
Ou encore par un ralentissement de l'évolution spontanée vers la
conformité.
18
La désinsertion ne devrait pas toucher les aspects relationnels étant
donné que la communauté des usagers de drogues représente un groupe
d'appartenance à part entière et procure une "offre" de liens qui compense la perte
de liens avec le monde conventionnel.
23
Psychopathologie
o
Identité
Sociale
Déviante
o
Désinsertion /
Inadaptation sociale
pn pn
Socialisation
déviante
(système de valeurs
alternatif)
oo
Toxicomanie
/\/\/\/\/\/\/\/\/\/ - - - C O N F L I T - - - /\/\/\/\/\/\/\/\/\/\
Thérapie
Aide psychosociale
o
Identité
Sociale
Conforme
o
Intégration / Adaptation
sociale
pn pn
Socialisation
Conforme
(système de valeurs
conventionnel)
oo
Abstinence ou usage
contrôlé
Figure 1. Réseau conceptuel de la problématique.
4. Plan du développement
Notre travail se compose de six chapitres répartis en deux parties. La
première partie regroupe quatre chapitres traitant de la place de l'usager de
drogues illicites dans la société sous l'angle historique, psychiatrique et
socio-anthropologique. Les deux chapitres de la seconde partie présentent
une recherche empirique réalisée dans le cadre d'un centre médico-
psychosocial de distribution de méthadone.
Nous débuterons notre première partie avec un historique des usages
de drogues de manière à montrer le contexte dans lequel est née l'image du
toxicomane actuel. Nous verrons comment au XIXe siècle la science
médicale, sous le couvert de théories prétendument scientifiques, a tout à la
fois dressé un portrait négatif des usagers de toxiques et contribué à la
création du phénomène drogue en tant que problème social.
Si les approches médicales du siècle passé nous apparaissent avec
le recul caricaturales quant à leurs conséquences disqualifiantes pour les
usagers de drogues, l'approche psychiatrique descriptive actuelle n'en est
pas moins infiltrée de préjugés. Ce sera l'objet du second chapitre où l'on
24
montrera comment derrière l'objectivisme de cette approche, des
stéréotypes culturels influencent l'élaboration d'une catégorie diagnostique
telle que celle de dépendance à une substance. En retour, les
représentations sociales de la toxicomanie produites par le monde médical
vont participer à l'élaboration d'une identité déviante chez l'usager, dont
l'impact sur son intégration sociale sera explicité.
Après avoir montré l'importance des représentations sociales dans la
définition psychiatrique de la toxicomanie, nous nous intéresserons au
phénomène plus général de la déviance, tel que la sociologie et plus
spécifiquement l'interactionnisme symbolique l'ont conceptualisé. Le recours
à la théorie de l'étiquetage permettra de rendre compte du rôle des acteurs
sociaux qui désignent des comportements comme déviants, notamment au
niveau de leur participation au processus interactif de création de l'identité
déviante de l'usager de drogues. La sous-culture que véhicule le milieu de la
drogue sera décrite dans sa fonction de lieu d'apprentissage et de
transmission des techniques et connaissances utiles tant aux
consommations de toxiques qu'à l'adoption du rôle de toxicomane.
Alors que le troisième chapitre aborde la construction de l'identité
déviante comme une émergence de l'interaction sociale par le biais de la
stigmatisation et de l'adoption du rôle de toxicomane, le chapitre quatre traite
de mécanismes beaucoup plus déterministes tels que la socialisation et
l'influence du contrôle social. Nous présenterons deux approches théoriques
de la déviance applicables à l'étude de la toxicomanie qui privilégient l'une le
rôle régulateur du contrôle social (la théorie du contrôle social) et l'autre
l'influence des contacts avec le groupe déviant (les théories de la déviance
culturelle). Une troisième approche centrée sur l'explication des
comportements problématiques à l'adolescence permettra de resituer
l'apparition des conduites de prises de drogues dans le contexte
développemental de cette période de vie spécifique. Ces éléments
théoriques seront ensuite mis à l'épreuve des recherches empiriques sur le
rôle des différents agents de socialisation dans les comportements de prise
de toxiques.
La deuxième partie sera consacrée à la présentation de notre propre
recherche réalisée avec des patients en cure de méthadone. Le chapitre
25
cinq situera le contexte institutionnel et définira la méthode utilisée pour le
recueil et l'analyse des données.
Les résultats seront ensuite exposés dans un dernier chapitre. Trois
groupes d'héroïnomanes catégorisés en fonction de la gravité de la
toxicomanie seront comparés en ce qui concerne un ensemble de variables
issues de différents questionnaires et abordant principalement la
toxicomanie, la psychopathologie et l'intégration sociale. Les analyses
statistiques permettront de mieux percevoir les liens existant entre ces trois
ordres de phénomènes.
Dans une seconde partie de ce chapitre, l'analyse approfondie de
quatre cas cliniques permettra de repérer dans leur discours la place
qu'occupent les raisons psychopathologiques et sociales de consommer des
drogues.
La conclusion générale fera le point sur les apports de connaissance
de notre travail et avancera de nouvelles pistes de réflexion.
26
27
Première partie
Position de l'usager de drogues illégales dans la société :
les théories et les faits
28
29
Chapitre 1 : HISTORIQUE DE LA CONSOMMATION D'OPIACES ET DE
LA MARGINALISATION DES USAGERS
1. Introduction
Ce chapitre retrace succinctement dans ses grandes lignes l'histoire
des opiacés de l'antiquité à nos jours, ainsi que quelques aspects
historiques des processus de marginalisation.
Ce chapitre débutera par un historique de la consommation de
psychotropes de l'antiquité à l'époque classique. Cet historique aura un
caractère purement chronologique et événementiel et fera référence à des
documents issus de la vie culturelle et du monde médical concernant les
premiers usages de substances psycho-actives.
De manière à bien saisir le contexte socioculturel et scientifique dans
lequel sont apparus les premiers phénomènes de toxicomanie reconnus
comme tels, nous développerons ensuite deux thèmes majeurs de l'histoire
sociale du XIXe siècle, à savoir l'influence de l'hygiène publique sur la
politique et l'expansion du modèle théorique de la dégénérescence.
Nous aborderons ensuite de manière plus approfondie les grandes
étapes et caractéristiques de l'essor des consommations et abus de drogues
aux XIXe et XXe siècle.
Sous l'angle de l'histoire de la psychiatrie nous analyserons les
modalités et implications de l'invention d'une nouvelle catégorie nosologique
: celle de la toxicomanie, avec toute la dimension de construction sociale
du phénomène qu'elle implique.
Un éclairage sociogénétique sera ainsi porté sur les mécanismes
d'exclusion et de stigmatisation qui touchent encore actuellement les
toxicomanes dans les sociétés occidentales.
L'approche historique montrera en outre que si les conduites de
consommation de drogues existent depuis l'aube de l'humanité, elles
présentent des facettes différentes à chaque époque ce qui montre
l'importance de leur dépendance à l'égard du contexte socioculturel.
30
2. Des premières civilisations à l'âge classique
La plupart des grandes civilisations humaines ont utilisé les opiacés ;
l'usage connu le plus ancien remonte à 5000 avant J.-C., époque où les
Sumériens de Basse Mésopotamie utilisaient l'opium et possédaient même
un idéogramme pour le représenter, qui signifiait "joie" ou "se réjouir"
19
.
L'usage de l'opium s'étendit ensuite à la Perse, puis à l'Egypte.
Certaines découvertes, dont celle d'un papyrus datant de 1540 avant J.-C.,
ont révélé que l'opium était considéré chez les Egyptiens comme un
médicament et qu'une de ses vertus était "d'empêcher les enfants de crier"
20
.
Dès le VIIIe siècle avant J.-C., les Grecs, eux aussi, connaissent
l'opium ; ils l'utilisent comme agrément et comme médicament contre la
douleur, bien que son utilisation fasse déjà l'objet de controverses parmi les
savants et philosophes. Son usage pourrait même être antérieur, puisque
vers le IXe ou VIIIe siècle avant J.-C., Homère, dans l'Odyssée, parle d'une
drogue de l'oubli (le "Népenthès"), dérivée du pavot, qui procurait une
sensation de bien-être et de chaleur tranquille, suivie de somnolence et
d'endormissement
21
. Les Grecs seraient en outre à l'origine d'un
médicament, la "thériaque", contenant de l'opium et qui a traversé les siècles
pour ne sortir du Codex français qu'au début du XXe siècle.
L'opium était également présent dans la culture romaine, puisque
Somnus, le dieu du sommeil, était représenté portant un récipient rempli de
jus de pavot. On fait remonter au Ier siècle avant J.-C. la première
prescription connue d'opium : il s'agit du philonium, qui contenait une infime
proportion de "filtrat d'opium et sirop de pavot"
22
, lequel combattait la colique.
Deux siècles plus tard, Galien, philosophe et médecin de Marc Aurèle,
prescrit la thériaque pour des maux divers, tels que les empoisonnements,
les maux de tête, la surdité, l'épilepsie, la lèpre.
19
M. Reynaud, Les toxicomanies, Paris, Maloine, 1984.
20
J. Dugarin et P. Nominé, Toxicomanie : historique et classifications,
Confrontations psychiatriques, 1987, No 28, pp. 9-61.
21
S. Snyder, Les drogues et le cerveau, tr. fr., Paris, Belin, 1987.
22
S. Snyder, ibid, p. 39
31
Durant le moyen-âge, l'opiophagie se répand dans le monde arabe,
puis en Inde. Au XIIIe siècle, l'usage médical de l'opium est réintroduit en
Europe par les croisés.
Un alchimiste et médecin suisse de la Renaissance, Paracelse (1493-
1541), dont l'apport est d'avoir développé une conception nouvelle de la
médecine basée notamment sur la théorie galénique des quatre humeurs,
utilise l'extrait de pavot pour soigner malades et blessés. Basées sur une
thérapeutique des semblables en rupture avec les idées des Anciens, ses
explications concernant les indications des médicaments qu'il administre
repose avant tout sur des raisonnements par analogie ; de même que le
haricot, en raison de sa forme, soigne les reins, la petite boule du pavot agit
sur les maux affectant la tête de l'homme. L'extrait d'opium mélangé à
diverses substances, allant du suc de corail à la quintessence d'or, va
constituer une potion baptisée le "specific anodyn" qui acquerra le statut de
remède universel.
Vers le milieu du XVIIe siècle, Thomas Sydenham (1624-1689),
médecin anglais connu pour s'être opposé à la théorie utérine de l'hystérie et
pour avoir isolé une forme de chorée qui porte son nom encore aujourd'hui,
va modifier la formule de Paracelse pour en commercialiser le résultat sous
le nom de "laudanum" (celui qu'on loue). Ce médicament perdurera jusqu'au
début du XXe siècle.
Le siècle suivant verra un médecin anglais peu scrupuleux, Thomas
Dover, diffuser un médicament proche du Laudanum, qui engendrera une
vague de toxicomanie dans les milieux privilégiés. Le Laudanum et ses
dérivés vont ensuite se répandre en Europe, pour devenir une des
catégories de médicaments les plus utilisées. On en identifiera
progressivement les dangers en ce qui concerne les risques de surdoses et
d'accoutumance.
L'absence de phénomène épidémique connu avant le XVIIIe siècle
s'explique dans la mesure où l'utilisation médicale d'opium durant toute
l'Antiquité s'est faite avec circonspection et il en est allé de même pour les
Arabes du haut moyen-âge. De plus, les moyens de diffusion des produits
étaient alors relativement limités. Des cas isolés d'opiomanie ont très
probablement dû exister dès les premières utilisations d'opium, mais nous
32
n'en avons pour ainsi dire aucune trace. Il faut également ajouter, comme le
font remarquer C. Bachmann et A. Coppel
23
, que d'une manière générale,
les drogues n'ont jamais représenté un véritable problème social avant le
milieu du XIXe siècle et que leur consommation au cours des siècles s'est
plutôt déroulée dans un climat d'indifférence.
Il en va bien sûr différemment pour l'alcool, beaucoup plus accessible
de par sa présence dans les pratiques culturelles et alimentaires. A titre
indicatif, si l'on a attendu le début du XXe siècle pour réglementer la
consommation d'opiacés en Europe, on trouve en France les premières lois
visant à réprimer l'ivresse déjà sous Charlemagne.
3. Le contexte social et scientifique du XIXe siècle
Le regard porté par les médecins et la société sur les consommateurs
de psychotropes est coloré par les valeurs culturelles propres à chaque
époque. C'est pourquoi, avant d'aborder spécifiquement le statut du
consommateur d'opiacés au XIXe siècle, nous allons situer le contexte social
et scientifique qui a donné naissance à une nouvelle catégorie de déviance,
la toxicomanie, telle que nous la connaissons aujourd'hui. Pour ce faire,
deux aspects majeurs de l'histoire de la santé au XIXe siècle seront
préalablement traités : l'apparition du mouvement hygiéniste et la théorie de
la dégénérescence.
3.1. Développement de l'hygiène publique et sociale
Le contrôle médico-social des comportements jugés déviants ou
néfastes pour une partie ou l'ensemble de la population représente un
terrain glissant où l'amélioration objective de la santé publique risque à tout
moment d'être infiltrée par l'arbitrarité de normes et valeurs propres à
certains groupes dominants. Pour repérer ces glissements, le recul
qu'apporte l'approche historique reste irremplaçable.
23
C. Bachmann et A. Coppel, La drogue dans le monde, Paris, Seuil,
1991.
33
C'est au nom de la science que, dès la fin du XVIIIe siècle, le monde
médical, promoteur d'une hygiène publique naissante, va progressivement
faire valoir un savoir issu des Lumières qui touche de près l'organisation
sociale.
Les prémisses de la dénonciation à venir des abus de toxiques sont
donc à rechercher en partie dans l'accession des médecins aux instances
politiques. C'est ce qui se produit durant les dernières décennies de l'Ancien
Régime dans le cadre de la Société Royale de Médecine, dont le rôle
consiste à assister le pouvoir en vue de réduire la misère et d'éduquer le
peuple en proposant un cadre de vie hygiénique et rationnel
24
. S'instituant
progressivement gardiens, non seulement de la santé publique, mais aussi
de la morale sociale, les médecins prennent en quelque sorte la relève de
la religion. Leur devoir envers la société vise
non seulement à conserver la santé publique, à la rendre
lorsqu'elle a été perdue, mais encore à chercher à fonder la
morale sur des bases solides, à indiquer à l'autorité comment
on peut porter l'oisif au travail, ramener l'homme corrompu à la
vertu, l'indigent à l'aisance et au bonheur
25
.
Dès 1802, la collaboration du corps médical avec l'administration
s'institue dans le cadre de "commissions de santé" destinées à l'inspection
des établissements insalubres. De façon générale, l'Etat prend conscience
de l'enjeu politique que représente l'état sanitaire de sa population
directement lié à la puissance du pays. Les conseils des hygiénistes vont
donc être suivis afin de contrôler la qualité de l'air, de l'eau et des sols. Ainsi,
comme le relève D. Nourrisson
26
, l'hygiène publique naît d'un raisonnement
économico-politique.
Le mouvement hygiéniste postrévolutionnaire a partie liée avec les
premiers aliénistes, la médecine mentale du début du XIXe siècle étant
particulièrement concernée par les problèmes liés à l'ordre public. J. E. D.
24
R. Castel, L'ordre psychiatrique, l'âge d'or de l'aliénisme, Paris, Minuit,
1976.
25
P. S. Thouvenel, Sur les devoirs du médecin, Paris, 1806, p. 10, cité
par R. Castel, ibid.
26
D. Nourrisson, Le buveur du XIXe siècle, Paris, Albin Michel, 1990.
34
Esquirol, grand aliéniste, élève de P. Pinel, est président du Conseil de
salubrité de la Seine en 1822 et fonde sept ans plus tard avec d'autres
médecins les Annales d'hygiène publique et de médecine légale dont le but
est de concourir au perfectionnement humain en améliorant son bien-être
psychique et matériel.
Les médecins se rendent compte que l'hygiène publique et privée a
une efficacité bien supérieure aux moyens curatifs dont ils disposent pour
préserver la santé des citoyens, c'est pourquoi la transformation des
mentalités leur apparaît comme une nécessité. En dénonçant les méfaits de
l'industrialisation tels que les intoxications causées par certaines industries,
les accidents de travail ou les mauvaises conditions de logement, les
militants de l'hygiène iront parfois à l'encontre d'intérêts financiers et de
préjugés contraires à leur volonté de réforme sociale
27
. Mais globalement, le
mouvement hygiéniste, qui comporte dès le milieu du siècle divers membres
de la bourgeoisie éclairée (économistes, urbanistes, démographes, juristes,
hommes politiques), se fait le porte-parole de l'idéologie propre à la classe
sociale dont il est issu. Le prolétariat urbain se voit ainsi constitué cible de
toute une série de mesures sanitaires et de contrôles sociaux.
En effet, à la suite de l'épidémie de choléra qui touche Paris en 1832,
cette catégorie sociale va être perçue comme menaçante pour la santé du
reste de la population. Contrôler la santé des classes pauvres mais aussi
leur mode de vie va devenir l'objectif du gouvernement qu'appuient les
médecins avec pour arguments la nécessité de conserver la force corporelle
des travailleurs dans une double visée de production et de reproduction
28
.
Cette volonté de tirer le meilleur profit de l'énergie des prolétaires allant
jusqu'à leur déconseiller le plaisir hors reproduction, participe de la mise en
place de discours et de contrôles sociaux analysés par M. Foucault comme
manifestations du "bio-pouvoir"
29
, dont les prémisses ont pu être observées
dès le milieu du XVIIe siècle avec l'instauration d'une politique
27
J. Léonard, La médecine entre les pouvoirs et les savoirs, Paris, Aubier
Montaigne, 1981.
28
L. Beauchesne, La légalisation des drogues, Québec, Georg, 1992.
29
M. Foucault, La volonté de savoir, Paris, Gallimard, 1976.
35
d'enfermement
30
des pauvres et des mendiants dans le but de débarrasser
les villes des "souillures sociales" et de leur inculquer les valeurs
chrétiennes
31
.
Mise en place pour endiguer les grands fléaux sociaux, l'hygiène
publique étend son réseau sanitaire à coups de réformes médico-sociales et
urbaines (telles que la vaccination contre la variole au début du XIXe siècle,
l'enseignement des rudiments de l'hygiène personnelle dans les écoles dès
1840 ou le drainage des villes grâce à l'enfouissement des égouts dès
1860).
G. Vigarello
32
met en évidence deux visages de l'hygiène publique au
tournant du siècle correspondant à deux conceptions différentes des
problèmes médico-sociaux. L'une est basée sur la volonté de sauvegarder
les forces de la nation au moyen d'une mobilisation autoritaire ouvrant la
voie aux mesures législatives. Liées à une question de survie, les règles
d'hygiène de vie sont ici perçues comme imposées de l'extérieur, ce que l'on
pourrait considérer comme le pôle répressif de l'hygiène publique. L'autre
conception fait jouer à l'Etat le rôle de préserver la santé de ses membres
afin de leur permettre l'accès au bonheur, grâce à diverses prestations de
services (assurances maladies et accidents) :
ambition non plus transcendante, mais immanente, celle qui
légitime le social à la défense de chacun, un sens issu des
individus et non plus de quelque force surplombante
33
.
Ce second aspect de l'hygiène publique pourrait constituer son pôle
protecteur.
30
Notamment avec la création de l'Hôpital général de Paris en 1656.
31
R. Chartier, La naissance de la marginalité, L'histoire, 1982, 43, pp.
106-111.
32
G. Vigarello, Le sain et le malsain santé et mieux-être depuis le Moyen-
Age, Paris, Seuil, 1993.
33
G. Vigarello, ibid, p. 285.
36
3.2. La théorie de la dégénérescence
Le développement du mouvement hygiéniste au cours du XIXe siècle
a été fortement influencé par une théorie centrée sur l'explication des
maladies par la transmission héréditaire de caractères pathogènes, à savoir
l'idée de dégénérescence possible de la race humaine, ou tout au moins de
certaines lignées. Cette théorie jouera un rôle considérable dans le
processus d'exclusion sociale des consommateurs de toxiques comme nous
le verrons plus loin. Afin de saisir l'origine d'une théorie dont le corps médical
fera un usage extensif tout au long de la seconde moitié du XIXe siècle et
même au-delà, il est nécessaire de situer le contexte culturel et scientifique
dont elle est issue.
Lorsque B. A. Morel (1809-1873) publie, en 1857, les fondements de
la théorie de la dégénérescence
34
, son dessein est de proposer une théorie
étiologique globale de la folie, ce qu'à ses yeux P. Pinel et J. E. D. Esquirol
n'ont pas réalisé, leur œuvre étant restée à un niveau principalement
descriptif. Dans une démarche épistémologique semblable à celle de ses
prédécesseurs qui subissaient l'influence des sciences naturelles
classificatrices, B. A. Morel va également établir une nosographie des
maladies mentales. Il le fera toutefois en recherchant la loi qui gouverne
l'évolution des phénomènes psychiatriques. C'est pourquoi au rang des
nombreuses références scientifiques qui étayent son discours figure celle du
transformisme, empruntée aux naturalistes J.-B. de Lamarck et G. L. de
Buffon, C. Darwin
35
n'ayant pas encore publié son ouvrage-clé
36
.
Dès 1749, G. L. de Buffon explique les variations de l'espèce humaine
par un processus de dégénération qui se serait produit au fur et à mesure de
son éloignement des zones tempérées. L'homme européen et civilisé
représente le modèle originel, alors que le monde sauvage est peuplé
d'êtres inférieurs, idée qui n'ira pas sans offrir un alibi aux conquêtes
34
B. A. Morel, Traité des dégénérescences physiques, intellectuelles et
morales de l'espèce humaine, Paris, 1857.
35
C. Darwin, De l'origine des espèces, 1859.
36
F. Bing, La théorie de la dégénérescence, in : J. Postel et C. Quetel,
Nouvelle histoire de la psychiatrie, Paris, Dunod, 1994.
37
coloniales et qui confirmera les Européens dans leur rôle de missionnaires
de la civilisation
37
. Ainsi, les œuvres de certains naturalistes tels que C. von
Linné (1707-1778) et G. L. de Buffon (1707-1788) vont amener des
arguments en faveur d'une discrimination raciale déjà présente chez les
Espagnols du XVIe siècle qui considéraient les Indiens d'Amérique comme
frappés de "perversité" en rapport avec leur "infériorité naturelle", conception
qui sera également appliquée aux populations noires, justifiant ainsi leur
mise en esclavage.
Cette tendance au rejet de l'autre différent, basée sur une
stigmatisation biologique des peuples, ira bon train, puisque dans l'Europe
de la fin du XIXe siècle, l'idée d'une hiérarchisation des races humaines est
largement admise et répandue :
Les croisements ethniques que l'on présente à tort comme un
moyen d'éviter la dégénérescence, nous en offrent au contraire
le plus sûr moyen. Comment a-t-il pu venir à l'esprit, en dehors
de l'inspiration dogmatique, que l'humanité pouvait gagner
quelque chose à fondre les races supérieures avec les
inférieures, de façon à peupler le globe de métis ? (...) Sur la
dégénérescence des populations métissées, sur leur extinction
en voie d'accomplissement par dégénérescence régulière,
nous avons accumulé des preuves très nombreuses
38
.
Cette citation, représentative du savoir médical de l'époque, illustre
l'intrication des préjugés racistes ambiants avec la théorie de la
dégénérescence.
Le catholique B. A. Morel, pour sa part, est fortement influencé par la
religion, aussi définit-il la dégénérescence comme une déviation maladive
d'un type primitif parfait créé par Dieu (Adam). Les causes d'un tel
phénomène sont nombreuses, de nature physique ou morale, elles se
traduisent par des effets semblables sur le système nerveux central. Le fait
de considérer parmi celles-ci les industries nuisibles, les excès alcooliques,
la dissolution des mœurs et la famine amène B. A. Morel à considérer le
prolétariat comme la classe dégénérée par excellence. Dès lors, le seul
37
D. De Coppet, Race, Encyclopedia Universalis, Paris, 1985.
38
Dictionnaire encyclopédique des sciences médicales, article :
Dégénérescence (biologie anthropologique), Paris, Masson, 1882, p. 221.
38
traitement envisageable résidera dans une moralisation des masses
prônant obéissance, discipline et amour du travail.
J. J. V. Magnan (1835-1912) reprend en partie la thèse de B. A. Morel
mais en la sortant de son contexte religieux pour la placer dans le contexte
évolutionniste darwinien. Ainsi, le sujet malade est décrit comme amoindri,
non plus en référence à un type parfait, mais comparativement à ses
géniteurs proches. Si la découverte du mécanisme de la sélection naturelle
par C. Darwin fait avancer d'un grand pas la théorie de l'évolution, le célèbre
naturaliste anglais ne rejettera jamais complètement l'idée d'hérédité des
caractères acquis, c'est pourquoi l'on retrouve chez J. J. V. Magnan la
possibilité de transmettre à la descendance une dégénérescence acquise
par le biais de maladies organiques ou de comportements inadéquats.
Durant le dernier tiers du XIXe siècle, le spectre de la
dégénérescence plane véritablement sur les nations d'Europe et
principalement sur la France, laquelle, vaincue par les Allemands en 1871,
craint un abâtardissement de son peuple, voire une dépopulation. Ce climat
pour le moins alarmiste est entretenu afin de pousser chacun à limiter
l'extension du péril
39
dans le cadre d'un état hygiéniste s'engageant toujours
plus dans l'élaboration d'une politique de santé.
Au rang des fléaux dégénératifs, l'alcoolisme est celui qui inquiète le
plus, il touche particulièrement un prolétariat subissant les conséquences
négatives de l'industrialisation. Si dans un premier temps ce prolétariat subit
une forte exclusion sociale que certains justifient en recourant à un
darwinisme social dénaturé qui voit dans cette catégorie de la population "un
raté de l'adaptation et de la lutte pour l'existence"
40
, le regard porté sur
l'ouvrier se modifie en fin de siècle. En effet, à mesure que l'Etat protecteur
se construit, on tend à percevoir les attitudes et les comportements des
39
Le dictionnaire encyclopédique des sciences médicales (1882, op. cit.)
recommande la circonspection dans le "choix des alliances" afin d'éviter la
transmission de certaines maladies prétendues héréditaires (syphilis, tuberculose,
cancer).
40
J. Leonard, op. cit., p. 268.
39
ouvriers, et notamment l'alcoolisme dont certains souffrent, comme la
conséquence de conditions de vie misérables et non plus comme l'inverse
41
.
Durant les dernières décennies du siècle, l'Etat, en vue d'assurer une
protection collective, cherche à établir des lois afin de limiter certains
comportements jugés dégénératifs. C'est dans le cadre de ce mouvement
que l'on instaure des systèmes de surveillance des prostituées afin de
maîtriser la propagation de la syphilis (visite médicale obligatoire au milieu
du siècle, ouverture de maisons publiques). Toutefois, la surveillance
autoritaire montrera vite ses limites et de façon générale, il s'avérera fort
complexe de légiférer sur des comportements privés. La loi de 1873 sur
l'ivresse publique n'aura pas l'effet escompté en matière de diminution de
l'alcoolisme
42
. C'est pourtant dans cette mouvance qu'apparaîtront au début
du siècle suivant les lois prohibant l'usage de certains toxiques comme nous
le verrons plus loin.
4. Naissance de la toxicomanie aux XIXe et début du XXe siècle
Ce sous-chapitre vise à expliciter la nature des rapports qu'a
entretenus le sujet consommateur d'opiacés avec la société au cours des
deux derniers siècles. Durant la première moitié de cette période, le monde
médical apparaît à l'avant-plan de la scène ; à travers son discours, il
s'approprie progressivement une nouvelle catégorie de patients. La seconde
moitié de la période étudiée verra naître un appareil législatif répressif,
visant les trafiquants et les consommateurs de toxiques. Ainsi, succédant
aux médecins, les forces de l'ordre vont à leur tour s'approprier un groupe
d'individus et jouer un rôle central dans la définition de la position qu'occupe
le toxicomane face à la société.
Fortement influencées par ces deux grands acteurs sociaux, des
imageries sociales teintées d'irrationalité vont se répandre dans la
population ; elles vont être le réceptacle des peurs et croyances ancestrales
41
G. Vigarello, op. cit.
42
G. Vigarello, op. cit.
40
qu'inspire l'autre dans sa différence et accompagneront les phénomènes de
stigmatisation et d'exclusion sociale.
4.1. Opium et classe ouvrière au XIXe siècle : un "médicament" contre la
pauvreté
Il est aujourd'hui bien connu que la pauvreté et les conditions de vie
précaires forment un terreau fertile pour le développement des toxicomanies
; l'Europe du début du XIXe siècle, et principalement l'Angleterre, nous en
offre un exemple parlant.
L'Angleterre est alors la première puissance économique mondiale et
la révolution industrielle bat son plein ; l'afflux massif de main d'œuvre vers
les villes crée à la périphérie de celles-ci une couche de population
extrêmement démunie, vivant dans des logements insalubres et souffrant de
malnutrition. L'alcool et l'opium se répandent parmi ces masses prolétaires
qui les utilisent comme palliatifs à leur déchéance sociale et comme
stimulant pour affronter les dures conditions de travail.
L'opium s'obtient facilement dans les pharmacies sous forme pure ou
comme ingrédient de divers médicaments. Il est ensuite consommé par
ingestion. Les médicaments opiacés sont la référence pour les pharmaciens
qui les vendent sous des compositions multiples. En Allemagne, on
dénombre plus de deux cents sortes de médications à base d'opium. On en
loue les vertus et facilite les prescriptions, tant et si bien qu'en Angleterre,
comme en Allemagne, une centaine de personnes en meurent chaque
année. La France est toutefois moins touchée par l'opiophagie.
Pur produit d'un libéralisme économique, la paupérisation des masses
laborieuses amènera les états, dans la seconde moitié du XIXe siècle, à
repenser l'organisation de la société et à élaborer des réformes sociales.
L'état va progressivement défendre la santé et la sécurité des individus, en
témoignent les premières lois sur les accidents de travail qui datent de 1880
pour l'Angleterre. Ce sera la fin du libéralisme orthodoxe et la naissance de
la prise en charge du social par l'état, dont les conséquences pour
l'utilisateur de psychotropes seront abordées plus loin à travers la naissance
de l'hygiène publique.
41
4.2. L'opium des milieux artistiques en Europe : du romantisme au
surréalisme
L'utilisation de l'opium dans les milieux artistiques tout au long du
XIXe siècle va contribuer à forger l'image d'un usager de drogue recherchant
l'évasion et la fuite du monde réel, même si les artistes de cette époque
s'investissent dans le partage de leurs expériences par le biais des créations
littéraires.
Ainsi, dès les débuts de la littérature romantique avec E. de
Sénancour, en 1799, l'opium fait son entrée sur la scène littéraire et la
majorité des artistes à venir feront l'expérience de ce produit, alors tout à fait
légal.
T. de Quincey publie, en 1821, Les Confessions d'un mangeur
d'opium, qui relate son vécu d'une intoxication à l'opium prescrit initialement
pour soigner une névralgie. Traduit en 1828 par A. de Musset, cet ouvrage
aura une certaine influence sur le monde littéraire romantique. Parmi les
grandes figures de l'époque concernées par les usages de drogues, on peut
citer C. Baudelaire, son œuvre a été fortement marquée par l'usage des
"paradis artificiels", dont il fit le titre d'une de ses œuvres (parution posthume
en 1869) ; T. Gautier (La pipe d'opium, 1837), qui participe au Club des
haschischins, cercle d'intellectuels fréquenté par des artistes d'horizons
divers tels que E. Delacroix, H. Daumier ou M. Boissard. Ces artistes font un
usage poétique des drogues ; elles leur donnent accès à une expérience
esthétique originale, ainsi qu'à une possibilité de contrôle du monde de
l'imaginaire et du rêve. Mais la littérature d'alors témoigne également que
certains artistes tourmentés utilisaient les drogues afin de supporter leur
dépression et leur mal-être. Parmi les artistes, la drogue est donc détournée
de sa fonction médicale première et s'inscrit généralement dans une
pratique à visée créative et hédoniste.
A cette époque, l'opiomanie est encore peu développée en France et
ce n'est que vers la fin du XIXe siècle qu'une utilisation nouvelle de l'opium
se répandra en Europe à travers les fumeries d'opium. La technique de
l'opium fumé est à l'origine de la plus importante épidémie d'opiomanie de
tous les temps. En effet, dès le début du XVIIIe siècle, l'opium cultivé dans
les Indes britanniques est vendu en Chine, ce qui développe
42
progressivement dans ce pays une toxicomanie de masse qui sera à
l'origine des guerres de l'opium de 1839 et 1856. Ces guerres sont le
résultat d'un conflit entre la Chine et l'Angleterre, où celle-ci voulait à tout
prix imposer un commerce lucratif au nom du libre échange. La France
participera aux secondes guerres de l'opium de 1856 pour défendre un
commerce qu'elle implante en Indochine.
L'habitude de fumer l'opium s'est également répandue parmi les
fonctionnaires et marins travaillant dans les colonies, et de retour dans leur
pays, certains conservent leur habitude. Ceci donnera lieu, dans de
nombreuses grandes villes d'Europe, à la création de lieux, d'abord
clandestins puis publics, destinés à la consommation collective de l'opium.
En 1905, Paris et Toulon en comptent plusieurs centaines. Elles
disparaîtront rapidement dès 1908, date d'un décret réglementant
l'importation et la vente de l'opium, alors très libérale. Certaines fumeries
parisiennes ont vu défiler des personnalités illustres, parmi lesquelles G.
Apollinaire, A. Modigliani, H. de Toulouse-Lautrec, P. Picasso.
Tout au long du XIXe et au début du XXe siècles, les artistes ont
cherché dans les drogues, et notamment dans l'opium, des sources
d'inspiration ou d'apaisement. Après son interdiction juridique, certains se
sont insurgés contre cette main-mise de l'état sur la sphère privée, ce qui fut
le cas d'A. Artaud, vers 1925, dont la consommation d'opium avait des
raisons médicales, mais s'inscrivait également dans une volonté de rupture
avec la société occidentale.
Le contexte de désillusion du lendemain de la première guerre
mondiale coïncide en France avec le déclin de la consommation de drogue
dans les milieux artistiques. Si on la trouve encore dans le mouvement
surréaliste naissant, les quelques artistes concernés n'érigent plus la drogue
en mystique et l'associent à une attirance désespérée vers l'autodestruction
et le suicide. Avec son engagement dans le parti communiste vers la fin des
années 20, le mouvement surréaliste s'écartera de l'expérience des
toxiques.
43
4.3. Les conceptions médicales sur les abus de psychotropes durant la
première moitié du XIXe siècle
Jusque vers 1860, l'intérêt pour la consommation volontaire de
drogues est faible. Elle ne constitue aucunement un problème de société et
la majorité des médecins ne condamne pas l'usage extra-médical de l'opium,
bien qu'ils s'accordent pour dire que si l'on peut en user, il est recommandé
de ne pas en abuser.
Parmi ceux qui se sont penchés sur la question, J. E. D. Esquirol
43
,
condamne l'intempérance au nom d'une théorie des passions qui plaçait
en celles-ci l'origine d'"excès sensuels" divers, pouvant conduire vers
l'aliénation, tels les abus de sexe, d'alcool, de nourriture ou d'opium. J. E. D.
Esquirol considérait ces abus comme des monomanies, vaste catégorie
nosologique concernant des délires partiels où le malade conserve sa
lucidité globale
44
. En 1820, il souligne le risque de maladie mentale lié à
l'abus de substances psycho-actives, telles que le vin, les liqueurs, les
infusions d'opium
45
. On observe donc, comme le fait remarquer J.-J. Yvorel
46
,
une première psychiatrisation de l'usage des drogues, qui ouvre la voie
vers une future prise en charge des problèmes d'abus de toxiques par les
aliénistes.
J. Moreau de Tours, à l'instar de son maître J. E. D. Esquirol, fait une
utilisation thérapeutique de l'opium. Il s'en sert pour calmer les crises
d'agitation de certains malades mentaux. Son apport est par contre plus
novateur lorsqu'il fait usage des drogues comme outil de connaissance du
psychisme et plus particulièrement des mécanismes du délire qu'il assimilait
43
J. E. D. Esquirol, Des passions considérées comme causes,
symptômes et moyens curatifs de l'aliénation mentale, Paris, Thèse de médecine,
1805.
44
A. Porot, Manuel alphabétique de psychiatrie, Paris, PUF, 1984.
45
J. E. D. Esquirol, Des maladies mentales considérées sous les rapports
médical, hygiénique et médico-légal, Paris, 1838.
46
J.-J. Yvorel, Les poisons de l'esprit, Paris, Quai Voltaire, 1992.
44
à ceux du rêve et de l'ivresse
47
. Contrairement à son prédécesseur, J.
Moreau de Tours n'adopte pas une approche pathologisante face aux
consommateurs de drogues qu'il côtoie dans le cadre du club des
haschischins. Il s'intéresse plutôt au mélange de folie et de créativité que les
diverses substances peuvent provoquer chez l'être humain. Le courant de
recherches qu'il a initié se prolongera parmi ses disciples durant une
vingtaine d'années après la parution de son livre.
En ce qui concerne l'alcool, au travers de mouvements d'opinion, on
observe en Angleterre, au milieu du XVIIIe siècle, les prémisses d'une
première prise de conscience du danger que peut représenter l'abus de
cette boisson, ce qui aboutira aux premières réglementations de la vente du
gin. Il s'agit toutefois d'un phénomène relativement isolé en Europe et les
gouvernements ne prendront des mesures de lutte contre ce fléau qu'au
milieu du siècle suivant. Bien que le lien entre ivrognerie et delirium tremens
soit établi par Rayner en 1819, le monde médical n'a pas encore conscience
que l'abus chronique d'alcool entraîne une déchéance de l'organisme. C'est
pourquoi la condamnation de l'ivrognerie qui prend forme dès les années
1830 se fait avant tout au nom de la défense d'une morale sociale dans le
cadre de l'influence grandissante du mouvement hygiéniste lequel frappe
d'infamie l'abus d'alcool, le baptisant vice populaire. Ainsi la relative
tolérance pour l'ivrognerie, qui existait encore au siècle précédant, se
modifie et fait place à des jugements sévères et réprobateurs.
Quatre ans après la publication de J. Moreau de Tours sur le
haschisch, soit en 1849, Magnus Huss, professeur de médecine à
Stockholm, invente le terme d'alcoolisme pour regrouper un ensemble de
symptômes psychiques et somatiques liés à l'abus d'alcool. Le suffixe -isme
était déjà utilisé pour décrire des phénomènes d'intoxication involontaire
("ergotisme", "saturnisme") et c'est dans ce sens qu'il l'utilise. Bien que
l'abus d'alcool soit un phénomène connu depuis fort longtemps sous le
terme d'ivrognerie, ce n'est qu'au milieu du XIXe siècle qu'il tend à être
problématisé en tant que danger social. Grâce aux descriptions de certains
scientifiques qui aboutissent à la création de cette nouvelle catégorie
47
J. Moreau de Tours, Du hachich et de l'aliénation mentale, Paris, 1845.
45
nosographique, un danger jusqu'alors diffus se voit circonscrit. Ce
processus de prise de conscience par le corps médical d'une maladie
spécifique représente un des aspects de la construction sociale du
phénomène, car tant qu'un phénomène n'est pas nommé et délimité à l'aide
d'outils conceptuels, il n'a pour ainsi dire pas d'existence sociale propre.
Un processus semblable de construction et de reconnaissance d'un
fait pathologique va avoir lieu dès les années 1870 afin d'appréhender
l'extension de la poussée de morphinomanie propre à cette période. Si le
processus de création d'une entité nosographique est similaire dans les
deux types d'addictions au niveau de la forme et du contenu (alcoolisme et
morphinomanie seront tous deux éclairés grâce à la théorie de la
dégénérescence), le cas de l'alcoolisme est d'autant plus éclairant puisque,
contrairement à la morphinomanie, le phénomène existait bien avant qu'on
ne le reconnaisse comme tel.
4.4. La vague de morphinomanie et ses traitements entre les années 1870
et 1920
Une vague de morphinomanie se répand en Europe dès les années
1860-1870. Il s'agit d'une toxicodépendance de nature essentiellement
iatrogène au départ et qui résulte de deux découvertes scientifiques :
l'avancée de la chimie organique, qui a permis au début du siècle d'extraire
du pavot un de ses principes actifs, et l'invention de la seringue vers 1850
par C.-G. Pravaz. Ces deux progrès technique et scientifique associés à une
production industrielle désormais possible vont permettre une grande
diffusion du produit.
Durant la guerre de Sécession (1861-1865), la guerre franco-
allemande de 1870 et le conflit prusso-autrichien de 1866, un large usage de
morphine sera fait par les chirurgiens pour calmer les douleurs des blessés,
lesquels seront nombreux à conserver une dépendance morphinique une
fois la guerre terminée. Le phénomène se développera de façon notoire
puisque avant 1914 on évalue à 50 000 le nombre de morphinomanes en
46
France, dont la dépendance était pour la plupart d'origine thérapeutique
48
.
Par la suite le phénomène ira en s'estompant.
Avec le développement de la morphinomanie les médecins élaborent
divers moyens de traitements. La question du sevrage est au cœur du
débat et divise en deux groupes les spécialistes ; les uns se réclament de la
méthode brusque alors que les autres prônent la méthode lente. Si les
partisans du sevrage brusque se voient reprocher certains accidents mortels
par collapsus cardiaque, on accuse certains disciples de la méthode lente
plutôt spéculateurs d'entretenir la dépendance chimique de leur clientèle à
des fins pécuniaires. De plus, des intérêts corporatifs et la recherche de
renommée sont souvent à l'origine d'une évaluation biaisée des succès
thérapeutiques
49
.
La crainte qu'inspire le prosélytisme de certains morphinomanes va
pousser des médecins comme Ch. Lefèvre en 1891 à prôner leur
internement afin de protéger la société. Toutefois l'asile s'avérant peu
adapté à ces patients, les milieux médicaux vont demander des institutions
spécialisées qui seront refusées par la France et la Grande Bretagne, alors
que l'Allemagne ouvrira la première institution de ce type en 1885.
Un autre volet de l'histoire des traitements de la morphinomanie
concerne les techniques de substitution, les produits utilisés sont
innombrables : alcool, éther, cocaïne, bromure, strychnine sont autant de
substances qui vont engendrer à leur tour de nouvelles formes de
toxicomanies. Dès 1900, on considère l'héroïne comme la panacée en
matière de sevrage des morphinomanes puisqu'elle ne comporte aucun
risque de dépendance... La firme Bayer la commercialise en 1898 sous la
forme d'un remède contre la toux. Alors que les méthodes de substitution
subissent un certain déclin en France dès les années 1920, aux Etats-Unis
des cliniques proposent des cures de maintenance à l'opium ou à l'héroïne
48
J. Dugarin et P. Nominé, Toxicomanie : historique et classifications,
Confrontations psychiatriques, 1987, No 28, pp. 9-61.
49
J.-J. Yvorel, Naissance de la cure, in : J.-M. Hervieu, L'Esprit des
drogues, Paris, Autrement, 1989.
47
entre 1918 et 1925 et en Grande Bretagne ce sont les médecins privés qui
assurent ce genre de traitement
50
.
4.5. Les consommations de toxiques dans la nosologie psychiatrique de la
deuxième moitié du XIXe siècle
Si le terme de narcotisme chronique a déjà été proposé par H.
Libermann en 1862 pour décrire les conséquences néfastes de l'abus
d'opium pouvant amener aussi bien à la paralysie, à l'idiotie qu'à la maladie
mentale, treize ans plus tard E. Levinstein figure parmi les premiers à utiliser
le concept de morphinomanie
51
pour décrire la consommation abusive de
morphine en injection.
L'utilisation du suffixe manie fait référence à l'idée de passion
pathologique et de folie, supposant un "appétit morbide" ; dans ce sens, on
observe un virage sémantique avec l'abandon du suffixe -isme, qui plaçait
au premier plan l'idée d'empoisonnement accidentel que l'on trouve aussi
dans la notion de morphinisme ou d'éthérisme. On se rapproche donc de
l'idée de maladie mentale, ce qui confère une connotation
psychopathologique à l'abus de morphine.
Concernant la catégorie nosologique toxicomanie, si celle-ci
n'apparaît qu'en 1885 chez P. Regnard, A. Delrieu
52
note qu'avant
l'apparition du terme certains auteurs regroupent déjà différentes formes de
toxicomanie sur la base de la théorie de la dégénérescence qui considérait
les dégénérés comme prédisposés à de multiples abus.
En effet, dès la publication par B. A. Morel en 1857 de l'ouvrage
fondateur de cette théorie
53
, on trouve aux rangs des facteurs de
dégénérescence l'abus d'opium et de haschisch. La toxicomanie considérée
50
J. H. Lowinson, Methadone maintenance in perspective, in : Lowinson
J.H. & Ruiz P. (Eds), Substance Abuse, Baltimore, Williams & Wilkins, 1981.
51
E. Levinstein, Uber Morphinsucht, Ber. med. Gesell. 1875.
52
A. Delrieu, L'inconsistance de la toxicomanie, Paris, Navarin, 1988.
53
B.-A. Morel, Traité des dégénérescences physiques, intellectuelles et
morales de l'espèce humaine, Paris, 1857.
48
comme telle ne fera pourtant l'objet d'une étude approfondie qu'en 1909, où
L. Viel regroupera sous ce concept des personnes chez qui l'usage de
toxiques est destiné à leur procurer des sensations agréables.
La référence à la théorie des passions va permettre à P. Regnard
en 1885 de distinguer deux types de morphinomanies, selon l'origine de
celles-ci. Ainsi dans un premier groupe d'individus caractérisés par une
morphinomanie d'origine thérapeutique, on place notamment les médecins
et autres professions médicales qui étaient surreprésentées parmi les
morphinomanes (40% de médecins parmi les morphinomanes hommes), et
pour lesquels on invoque des circonstances accidentelles à l'origine de leur
dépendance morphinique. Un second groupe est constitué d'individus dont
la morphinomanie est d'origine passionnelle ; on les considère enclins à la
paresse et à l'oisiveté, nuisibles à la société en raison de leur tendance au
prosélytisme et coupable d'avoir contracté cette habitude intentionnellement.
Il se dessine ainsi un double portrait, bon et mauvais, du
morphinomane, qui suit la progression de la morphinomanie qui se répand
des classes sociales favorisées vers les classes moyennes.
Progressivement, l'opposition du bon et mauvais morphinomane tend à
disparaître, alors que l'explication de la toxicomanie par l'état de
dégénérescence devient quasi universelle.
5. Criminalisation des consommations de drogues et disqualification
des usagers
5.1. L'abus de psychotropes identifié comme péril social : plaisirs immoraux
et dégénérescence
La perception des comportements de prises de toxiques comme
pouvant représenter un péril social est la résultante complexe de divers
mouvements d'opinions et théories médicales qui ont abouti en 1916 à
l'adoption par la France d'une loi prohibitionniste condamnant importation,
détention et usage de nombreux produits toxiques, dont les opiacés.
49
Les théories médicales ont largement contribué à l'identification puis à
l'exclusion sociale d'une catégorie de sujets caractérisés par une appétence
pour certains toxiques. Avec l'entrée de la toxicomanie dans le champ de la
médecine durant la deuxième moitié du XIXe siècle, le processus de
construction sociale d'une déviance comportementale franchit une première
étape.
Vers la fin des années 1880, la morphinomanie se répand parmi
l'ensemble des classes sociales. Le fait qu'elle ne touche plus
préférentiellement les classes aisées est bien entendu une condition
nécessaire pour la dénonciation généralisée de telles conduites.
Parallèlement à la réprobation morale que celles-ci suscitent dans les
milieux médicaux, le regard porté sur l'alcoolique, jadis accusateur, se fait
plus clément et l'on commence à invoquer les conditions de vie difficiles des
ouvriers pour expliquer la déchéance qui parfois les touche.
Etonnamment, un tel discours est absent lorsqu'il s'agit de
morphinomanes. Les enjeux économiques n'étant pas les mêmes, aucun
groupe de pression ne s'oppose à la dénonciation de telles habitudes de
consommation. Ainsi, tout se passe comme si l'alcoolique donnait le relais
du vice et de la déviance au morphinomane, lequel se voit de plus en plus
associé à certaines conduites asociales que l'on généralise abusivement,
telles que prostitution et vols, au point que la pratique de consommation de
drogues elle-même sera bientôt considérée comme un délit.
Ce phénomène de désignation est observable dans l'importance
exagérée donnée à l'image de la femme morphinomane, parfois assimilée
au mouvement féministe naissant, considérée tour à tour comme perverse
ou hystérique et dont l'inquiétant pouvoir séducteur inspirait un mélange de
crainte et de fascination.
A. Delrieu
54
relève en effet, à l'appui d'une importante revue de
littérature, que les médecins se focalisent sur le sous-groupe des femmes
galantes sur lesquelles ils projettent l'idée d'une sexualité déséquilibrée qui
serait à l'origine de leur toxicomanie, alors qu'ils sous-estiment largement
leur propre catégorie parmi les morphinodépendants. Pour étayer leur
54
A. Delrieu, ibid.
50
théorie, les médecins vont jusqu'à contester la valeur des statistiques
affirmant que le 25% de femmes morphinomanes qui y figure ne reflète pas
la réalité. Comme argument ils avancent que l'ampleur des troubles
intellectuels causés par l'abus de toxiques se traduirait chez la femme par
son éloignement des réseaux thérapeutiques.
Ainsi, tout comme au XXe siècle le groupe des jeunes sera identifié
aux drogués, en cette fin de XIXe siècle les femmes sont accusées de
propager l'épidémie de morphinomanie, de même qu'elles le sont pour
l'épidémie de syphilis.
Si la morphinomanie est effectivement répandue parmi les prostituées
(qui ne représentent que le quart des femmes morphinomanes), c'est avant
tout parce qu'elles trouvent dans le produit un moyen de lutter contre des
souffrances physiques et psychiques causées par les diverses maladies
auxquelles elles sont exposées (maladies vénériennes, tuberculose).
Pourtant l'imaginaire social identifiera ces pratiques comme reflétant la
tendance naturelle de la femme à la dépravation.
A la suite des médecins, le monde des arts véhiculera à son tour
l'imagerie de la morphinée fascinante, dangereuse séductrice, fille du peuple
pourvoyeuse de plaisir et de mort, véritable menace pour le bon bourgeois
de l'époque. Les peintres excellent dans la représentation de ces créatures
lascives qu'ils apparentent parfois à des vampires ou les affublent d'objets
évocateurs de mort (crâne, faux). Dès 1900, il ne se passe pas une grande
exposition artistique sans images de femmes fumant l'opium ou s'adonnant
à la morphine
55
.
De même que pour l'alcoolisme, la morphinomanie est perçue comme
un fléau social, principalement dans la mesure où elle va à l'encontre de la
morale religieuse et bourgeoise de l'époque, qui condamne l'idée de
jouissance et sacralise l'idée d'économie, de profit et de travail. Ainsi l'idée
d'une sexualité déviante est souvent associée aux comportements de
prises de toxiques, perçus par exemple comme pouvant engendrer
l'homosexualité.
55
B. Dijkstra, Idols of Perversity, New York, Oxford University Press,
1986.
51
Mais il n'est même pas nécessaire de faire appel aux déviances
sexuelles, car la sexualité en elle-même est considérée comme immorale et
avec l'idée que la drogue procure une jouissance, on a vite fait de placer la
drogue, au même titre que la sexualité, sous l'égide des plaisirs immoraux
contraires aux bonnes mœurs.
Les deux articles que publie D. Zambaco durant les années 1890
dans la revue médicale l'Encéphale sont à cet égard révélateurs. Il y
dénonce successivement l'opiomanie puis l'onanisme féminin, pour lequel il
préconise la cautérisation au fer rouge du clitoris et ce, avec l'aval des plus
hautes sommités médicales de l'époque
56
, la masturbation étant de plus
considérée comme un des stigmates de la dégénérescence. Ceci montre à
quel point, au XIXe siècle, le pouvoir médical se déchaîne, afin d'édicter des
normes de comportement au nom d'arguments prétendument scientifiques.
En cette fin de siècle, les usagers de drogues subissent une
disqualification étiologique notoire
57
, leurs comportements étant à la fois
perçus comme la manifestation d'une dégénérescence héréditaire et comme
pouvant transmettre à leur progéniture une dégénérescence acquise. Par le
biais de l'hygiène publique naissante, les responsables de la santé
publique se voient conférer le pouvoir immense de nommer des groupes
cibles dont les comportements sont considérés comme allant à l'encontre de
la santé publique.
Or cette prise en charge du social par l'état comporte le risque de
pathologiser des comportements jugés de façon arbitraire comme déviants
par certains groupes de pression. Il en fut ainsi des premières femmes
réclamant le droit de vote, qualifiées d'hystériques, ou aux Etats-Unis des
esclaves cherchant à fuir les plantations, considérés par les médecins du
milieu du XIXe siècle comme atteints d'une maladie de la fuite. De même,
quelques décennies plus tard, on stigmatisera les Chinois immigrés fumeurs
d'opium, perçus comme dérobant le travail des ouvriers américains
58
.
56
R.-H. Guerrand, Haro sur la masturbation ! L'histoire, Numéro spécial,
1984, pp. 99-102.
57
J.-J. Yvorel, 1992, op. cit.
58
C. Bachmann et A. Coppel, op. cit.
52
En Europe, et notamment en France, le pouvoir médical qui a jeté le
discrédit sur les usagers de drogues est à l'origine de leur exclusion sociale.
L'image du toxicomane parmi les médecins français correspond alors à celle
qu'en donne M. Goy au Sénat lors du vote de la loi de 1916 :
tous ces candidats à la morphinomanie et à la cocaïnomanie
sont peu intéressants. Ce sont presque tous des dégénérés par
dégénérescence héréditaire, ou acquise par la débauche, ce
sont des névrosés, des névropathes, des hystériques, des
tarés physiquement et moralement. Ils ne méritent guère notre
sollicitude
59
.
L'aboutissement d'un tel processus sera l'adoption, en 1916, d'une loi
prohibitionniste qui fera définitivement basculer dans la délinquance l'acte de
consommer et de vendre une drogue illicite.
5.2. Attitudes socio-politiques face aux drogues aux Etats-Unis de 1870 à
1950
Nous avons vu précédemment qu'en ce qui concerne l'Europe,
l'élaboration de la catégorie nosologique morphinomanie s'est accompagnée
d'une disqualification étiologique
60
des sujets concernés basée
principalement sur la théorie de la dégénérescence.
Les Etats-Unis offrent un cas de figure quelque peu différent. Alors
qu'en Europe, les médecins du siècle passé avaient accès aux instances
politiques et jouissaient d'une bonne reconnaissance publique, ceux-ci
s'avèrent nettement moins influents aux Etats-Unis. Dans ce pays, le
processus de stigmatisation des consommateurs de psychotropes s'enracine
dans deux courants plutôt opposés : la haine de l'étranger et les
mouvements de tempérance. Le courant raciste s'est aussi manifesté en
Europe mais de façon détournée à travers une théorie de la
dégénérescence qui postulait une hiérarchie entre les races et considérait
les toxicomanes comme des êtres inférieurs. Aux Etats-Unis les attitudes
ségrégationnistes touchent sélectivement des minorités ethniques telles que
59
Cité par C. Bachmann et A. Coppel, op. cit., p. 299.
60
J.-J. Yvorel, op. cit.
53
les Chinois et les Noirs, et ce sans le détour de théories prétendues
scientifiques.
La haine des Chinois, pour n'évoquer que celle-ci, se développe dès
les années 1870 sur fond de pénurie de travail. Les syndicats ouvriers
considèrent les membres de cette communauté comme des concurrents
gênants sur le marché de l'emploi et réclament un contrôle étroit des
populations déjà installées. Amplifié par une presse qui fait de la drogue un
sujet à sensations et véhicule l'image du Chinois vicieux diffusant son
opiomanie parmi les Américains vertueux, ce mouvement xénophobe verra
l'adoption par certains états de lois interdisant aux Chinois l'usage non
médical de l'opium, législation qui accédera au niveau fédéral en 1887.
Malgré ces mesures, l'importation légale d'opium destiné à être fumé ne
cessera d'augmenter jusqu'à sa prohibition en 1909
61
.
Le second courant qui a joué un rôle non négligeable dans la
progressive pénalisation de l'usage d'opium fumé concerne les
mouvements de tempérance déjà existants au début du XIXe siècle.
S'étant d'abord attaché à lutter contre les méfaits de l'alcool (l'état du Maine
interdit la vente de l'alcool en 1845), ce mouvement, animé par des
réformateurs puritains et formé de diverses associations à caractère chrétien
ou humanitaire, va œuvrer pour promouvoir le développement social de la
nation américaine. Dans un souci de respect du corps humain et
d'encouragement aux conduites vertueuses, les prohibitionnistes, bien que
minoritaires, bénéficieront d'appuis politiques et financiers et recourront à
diverses stratégies de mobilisation de l'opinion afin de sanctionner l'abus de
drogues.
Ainsi ces deux courants apparemment opposés basés respectivement
sur la haine de l'étranger et l'amour du prochain se rejoignent pour
combattre la drogue, leur ennemi commun. Ils sont à l'origine d'une première
association dans l'imaginaire collectif du crime et de la drogue, notamment
par le biais de la communauté chinoise dans laquelle l'usage d'opium était
61
P. Conrad & J.W. Schneider, Deviance and medicalisation, from bad-
ness to sickness, London, the C.V. Mosby Company, 1980.
54
bien répandu
62
. Comme le montrent C. Bachmann et A. Coppel
63
, il s'agit là
de l'invention d'un mode de réaction sociale à la toxicomanie qui se
traduit par un renforcement de l'état et sa mainmise sur des comportements
individuels.
La diffusion de l'opium dans la société américaine suit un mouvement
ascendant quant aux classes sociales qu'elle touche ; sévissant au départ
dans les bas-fonds et les milieux délinquants, elle se répand dès les années
1870 parmi la bourgeoisie des grandes villes. Les criminels, les joueurs et
les prostituées assidus des fumeries d'opium ont été considérés comme les
premiers représentants d'une sous-culture liée à la drogue
64
. L'usage propre
à ce milieu restera toutefois secondaire dans la mesure où, à la fin du siècle,
c'est l'emploi iatrogène des opiacés qui prédomine, touchant principalement
les femmes des classes moyennes. L'opiomanie iatrogène de cette époque
(avant 1914) est un phénomène courant et relativement bien toléré ; la vente
libre de l'opium par les pharmaciens, médecins et autres revendeurs
contribue à sa banalisation. On estime que la proportion de personnes
dépendantes des opiacés est alors la plus importante que le pays n'ait
jamais connu jusqu'à aujourd'hui (on dénombrait entre 200 000 et 500 000
morphinomanes dans l'ensemble des Etats-Unis)
65
.
L'année même de la première conférence internationale sur l'opium à
Shangaï, en 1909, les Etats-Unis adoptent une loi fédérale interdisant
l'importation d'opium destiné à être fumé et soutiennent une position
fortement prohibitionniste durant cette conférence. Une réglementation
fédérale toujours plus stricte de l'usage d'opiacés renforcée par la crainte de
voir la toxicomanie diminuer les forces de la nation durant la première guerre
mondiale, va se solder, en 1919, par une interdiction des cures de
maintenance ambulatoires dispensées par des médecins privés. Par la suite,
62
La communauté chinoise aurait comporté 20% de fumeur occasionnels
et 15% de fumeurs quotidiens (selon C. Bachmann et A. Coppel, op. cit.).
63
C. Bachmann et A. Coppel, op. cit., p. 201.
64
D. T. Courtwright, Dark Paradise, Cambridge, Mass., Harvard Universi-
ty Press, 1982.
55
plusieurs milliers d'entre eux seront emprisonnés pour vente illégale de
stupéfiants. Entre 1919 et 1923, 44 cliniques seront ouvertes pour assumer
ces traitements, puis les prohibitionnistes les fermeront toutes au terme de
cette période en raison de résultats non satisfaisants.
Dénonçant dans un premier temps des mesures perçues comme
néfastes pour des individus considérés comme malades, les médecins se
rallieront dans un second temps à la position de l'état, puisque au début des
années 1920, l'American Medical Association se déclare contre les cures
ambulatoires de toxicomanes et abandonne le traitement de la
toxicodépendance qu'ils ne considèrent plus comme une maladie, mais
comme un vice. Le corps médical se rallie donc au modèle criminel de la
prise de drogue. Avec la démédicalisation des comportements
toxicomaniaques et la politique prohibitionniste de l'état, une nouvelle
catégorie de criminels de même qu'un nouveau problème social sont
créés.
Autour du marché noir de la drogue qui se développe dès les débuts
de la politique de répression
66
, une sous-culture apparaît ; des gangsters de
tous ordres s'emparent d'un marché profitable et développent une industrie
criminelle qui sévit encore aujourd'hui. Les conséquences de ce commerce
illicite sont d'une part l'augmentation du coût du produit qui accompagne
l'élévation du risque lié à la vente
67
et d'autre part la dégradation de la qualité
du produit, l'héroïne étant toujours plus coupée avec d'autres substances,
poussant les consommateurs à utiliser la voie d'absorption offrant le plus
d'effets, à savoir l'injection.
65
R. L. Akers, Drugs, alcohol, and society, social structure, process and
policy, Belmont, California, Wadsworth Publishing Company, 1992.
66
Une politique de répression des usages non médicaux des opiacés
débute notamment avec l'adoption en 1914 du Harrisson Act destiné à contrôler par
l'impôt la vente et la production d'opium et de cocaïne.
67
Ce phénomène est bien connu, encore aujourd'hui les prix de la drogue
sur le marché noir augmente avec les difficultés liées à la vente. Ainsi avec la
fermeture de la scène ouverte de la drogue (où celle-ci était tolérée dans un
périmètre défini) du Letten à Zurich (en date du 15 février 1995) le prix du gramme
d'héroïne est quasi instantanément passé de 50 FS à 200 FS.
56
On voit ici comment l'intrication des facteurs économiques et
législatifs façonne un type précis de toxicomanie. Avec le tournant des
années 1920, le lien entre toxicomanie et crime s'affirme. En criminalisant
l'abus d'opiacés, on a modifié le statut social du toxicomane. Appartenant
alors préférentiellement à la classe moyenne, ces victimes insouciantes
d'erreurs médicales font place à des drogués contraints de côtoyer le monde
de la délinquance pour obtenir leur produit
68
. On voit alors se dessiner les
contours de l'image du toxicomane néfaste pour la société, paumé et
inquiétant, qui préfigure celle du junky.
A titre comparatif, mentionnons la criminalisation progressive de
l'avortement aux Etats-Unis durant les années 1860-1870
69
. Alors que durant
la première moitié du siècle l'avortement était une procédure médicale
moralement acceptable et légale, dès les années 1850, des médecins
militants de la morale dénoncent les dangers d'une telle pratique. Leur
combat aboutit à l'adoption de lois qui limiteront de façon draconienne le
recours à l'avortement. Ces lois resteront inchangées jusqu'en 1973.
Lorsqu'on examine les motifs profonds qui ont poussé de tels
médecins à mener des campagnes anti-avortement, on découvre deux
bonnes raisons qui les ont amenés à agir de la sorte. En effet d'une part
avec d'autres groupes de même rang social, ils craignaient de voir les
interruptions de grossesse provoquer une dénatalité parmi les classes
moyennes et élevées de la population et d'être ainsi submergés par les
immigrants. D'autre part, les statuts de leur association professionnelle
créée en 1847 ne leur permettant plus la pratique de l'avortement, les
médecins ont vu d'autres praticiens (homéopathes et autres guérisseurs)
assurer ces prestations et ainsi devenir des concurrents gênants.
Cet exemple illustre par quel processus une activité peut en venir à
être qualifiée de déviante. Ce sont les intérêts propres à un groupement
professionnel, à une classe sociale dominante ou à tout autre groupe de
68
P. Conrad & J.W. Schneider, op. cit.
69
J. C. Mohr, Abortion in America, New York, Oxford University Press,
1978.
57
pression, qui s'affirment au détriment d'un autre groupe social, et ce souvent
sous le couvert de principes moraux.
Quelques temps après la seconde guerre mondiale, on assiste à un
nouvel essor des drogues illicites aux Etats-Unis. La répartition des milieux
touchés par l'héroïne se modifie. Celle-ci se répand parmi les classes
pauvres des grandes villes, touche particulièrement les minorités ethniques
noires et hispanophones des ghettos et ne se cantonne donc plus aux
milieux délinquants underground
70
.
5.3. La consommation de drogues après 1950 : l'ancrage contre-culturel
Avec la création de lois prohibitionnistes, une bonne partie de la
gestion des problèmes de toxicomanie se voit attribuée aux professionnels
du maintien de l'ordre. Désormais le corps médical, dont les tentatives
thérapeutiques de contrôle du phénomène ont été tenues en échec,
n'occupe plus le devant de la scène.
Après la guerre de 1914-18, la criminalité se développe ainsi que le
trafic de drogue. Paris est alors une plaque tournante, mais dès les années
trente Marseille la détrône. Selon un processus semblable à ce qui se passe
aux Etats-Unis, des gangs s'approprient le commerce de la drogue, du jeu et
de la prostitution et règnent grâce à la corruption politique.
Alors que la politique de prohibition des psychotropes culmine aux
Etats-Unis avec l'interdiction de toute production et vente d'alcool qui durera
de 1919 à 1939, en Angleterre la prescription d'opiacés se fait librement par
les médecins. Le contraste entre les deux pays est frappant ; alors que les
Etats-Unis voient leur nombre de débits d'alcool clandestins augmenter
rapidement et se développer une mafia de contrebande, l'Angleterre ne
connaîtra pour ainsi dire pas de marché noir jusqu'en 1950, ni de criminalité
liée à la drogue.
Toutefois, au-delà des diverses politiques de gestion des drogues, sur
le vieux comme sur le nouveau continent, la tendance générale est à une
baisse notoire du nombre de toxicomanes entre les années 1930 et 1950.
70
R. C. Stephens, op. cit.
58
Globalement, le trafic de drogue est faible et ce n'est que vers 1950
qu'un nouvel essor des drogues illicites se produit aux Etats-Unis, touchant
particulièrement les communautés noires et hispanophones des grandes
villes. Le phénomène apparaît alors sous sa forme actuelle, dans la mesure
où il concerne avant tout des jeunes et s'inscrit dans un contexte de crise
des valeurs traditionnelles et de déclin des religions. Cette époque verra
naître le mouvement contre-culturel de la beat-generation qui prône
l'utilisation des drogues comme moyen pour se libérer de l'influence d'un
monde technocratique aliénant.
Alors que dans l'Amérique des années trente la drogue circulait dans
des milieux mafieux axés avant tout sur la réussite socio-économique et
donc en accord avec les valeurs de l'american way of life, les nouveaux
modes de consommation de drogues sont le fait de jeunes qui recherchent
oubli et évasion dans les substances psycho-actives (haschisch, héroïne,
LSD) et qui rejettent les valeurs matérialistes propres aux sociétés
occidentales. Cet état d'esprit qui apparaît dès le milieu des années soixante
verra naître les premières communautés hippies à San Francisco, prônant le
retour à la spiritualité et à la nature, sur fond de contestation de l'intervention
américaine au Viêt-nam.
En France, dans le contexte politique de mai 1968, on observe le
développement d'un mouvement de révolte qui héritera du mouvement
américain l'usage des drogues illicites. Si le phénomène touche d'abord les
milieux étudiants, il s'étend progressivement à l'ensemble des couches
sociales. L'extension massive du phénomène drogue entre 1968 et 1971
(respectivement 39 et 982 interpellations pour usage ou trafic d'héroïne
71
)
est surprenante et prend de court les autorités publiques qui réagissent par
l'élaboration de la loi du 31 décembre 1970.
Cette loi durcit la répression du trafic en faisant passer les peines
pour trafic de deux à dix ans de prison et pénalise l'usage avec toutefois la
possibilité de remplacer la peine par une injonction thérapeutique avec
toute l'ambiguïté que cela comporte. L'aménagement d'une issue
thérapeutique pour les usagers seuls reflète le souci de distinguer les sujets
71
M. Reynaud, op. cit.
59
malades des sujets délinquants, distinctions bien difficiles puisque ce sont
souvent les sujets les plus dépendants du produit et les plus désinsérés
socialement, donc les plus malades, qui se livrent au trafic de drogue,
unique moyen pour financer une toxicomanie au coût exorbitant.
Depuis son apparition vers la fin des années soixante, l'héroïnomanie
n'a cessé d'augmenter. Bien qu'aucun organisme ne soit en mesure de
fournir une évaluation objective du nombre d'héroïnomanes, un indicateur
témoigne de façon relativement fiable de l'évolution du phénomène ; il s'agit
du nombre de décès liés à l'usage de stupéfiants (au sens légal du terme :
drogue soumise à une réglementation restrictive). Cet indicateur résulte du
recensement par les services de police des décès survenus uniquement sur
la voie publique ou dans les lieux publics. En 1973, on dénombre 13 décès
sur le territoire français, alors que sept ans plus tard, ce chiffre est multiplié
par 13,2 avec 172 décès en 1980. Les cas de décès poursuivront leur
augmentation, puisqu'en 1991, on en dénombre 411, 90% d'entre eux étant
dus à l'héroïne. En Suisse la progression des cas de décès par surdose est
semblable mais avec des taux parmi les plus élevés d'Europe : de 120
décès en 1985, on passe à 419 en 1992 et 399 en 1994.
Concernant l'évaluation du nombre total d'héroïnomanes, on ne peut
qu'avancer des approximations grossières à utiliser avec beaucoup de
précautions. En 1970, on estime à 20 000 le nombre d'héroïnomanes en
France ; en 1980, ce chiffre passe à 30 000 pour dépasser 100 000 vers le
début des années 90
72
. Certains estiment qu'en 1986 il y avait déjà 200 000
héroïnomanes en France
73
. Pour la Suisse l'Office Fédéral de la Santé
Publique évalue en 1992 à 3 pour mille le taux d'héroïnomanes dans la
population et 2 pour mille le taux de cocaïnomanes. Ceci représente environ
40 000 habitués des drogues dures.
En parallèle avec le développement du phénomène, qui s'étend des
zones urbaines vers les zones rurales, on relève un abaissement de l'âge
des premières prises de produits, ainsi que l'apparition de
72
M. Reynaud, op. cit., M.-A. Schmelck, Introduction à l'étude des
toxicomanies, Paris, Nathan, 1993.
73
A. et M. Porot, Les toxicomanies, Paris, PUF, 1993.
60
polytoxicomanies reflétant des pratiques d'intoxication "sauvages" où les
divers produits licites (alcool, médicaments) et illicites (amphétamines,
héroïne, LSD, haschisch, cocaïne) sont consommés au gré des
opportunités, voire mélangés afin d'en potentialiser les effets.
6. Conclusion
Comme ce survol historique a pu le montrer, l'utilisation des opiacés
est née avec les premières civilisations humaines. Son utilisation
thérapeutique contre toutes sortes de maux a toutefois été rapidement
controversée. Principalement utilisé comme médicament par le monde
médical, ce n'est qu'au début du XIXe siècle que des auteurs britanniques
feront de l'opium un usage créatif et euphorisant, y trouvant un moyen
d'accès au monde de l'imaginaire. Dès lors, l'image de l'artiste vivant en
marge de la société va s'associer à celle de l'usager d'opium recherchant
jouissance et évasion.
Cette opiophagie de la première moitié du XIXe siècle est un
phénomène relativement restreint et il faudra attendre les années 1860 pour
voir se développer dans le monde occidental une véritable épidémie de
morphinomanie causée principalement par la prescription abusive de ce
produit. Confrontés à une catégorie de patients peu commune, les médecins
vont tenter d'expliquer leurs troubles en les ramenant à la manifestation d'un
état de dégénérescence hérité ou acquis qui fait en outre courir le risque à
la nation d'appauvrir la race humaine par le biais de la transmission de tares
à la descendance.
On assiste dès lors à ce que J.-J. Yvorel
74
nomme une véritable
disqualification étiologique des morphinomanes. Sous l'égide de la théorie
de la dégénérescence, de même que d'autres maladies de l'époque, la
toxicomanie va être stigmatisée au point d'être qualifiée de fléau social, ce
qui fera le lit de sa future pénalisation, laquelle sera adoptée par la France
en 1916.
74
J.-J Yvorel, 1992, op. cit.
61
Le portrait négatif de l'intoxiqué passionnel oisif et improductif
conjugué à celui de la morphinée perverse ou hystérique reflètent les
tentatives du corps médical pour imposer des normes en matière de
comportement social et ce dans le cadre de la formidable promotion
politique qui s'offre à eux grâce à la création d'organismes d'hygiène
publique faisant d'eux des experts de la santé publique dès la seconde
moitié du XIXe siècle.
Les conséquences historiques de la politique répressive en matière
de drogue sont nombreuses : diminution globale importante de la
consommation d'opiacés, apparition d'un trafic illégal, perte de qualité du
produit, corruption de la police et surtout création d'une nouvelle catégorie
de toxicomanes délinquants et développement d'une sous-culture.
Un tel choix politique a amené le marché de la drogue à se retrancher
vers des lieux où les contrôles légaux sont moins soutenus, ce qui était le
cas des ghettos des grandes villes américaines, où dès les années 50 la
toxicomanie se répand parmi les classes pauvres de la population. Relevons
toutefois que, parmi les milieux délinquants, l'usage de drogues était déjà
répandu avant la criminalisation de leurs usages et que celle-ci a surtout
accentué ces pratiques dans ces milieux.
Ainsi le cadre juridique qui a fait basculer en 1916 (pour la France) la
toxicomanie dans la délinquance offrira aux jeunes de la fin des années 60
un ensemble de pratiques illégales dont ils vont se saisir pour exprimer leur
révolte et leur opposition face à une société de consommation traversant
une crise au niveau de ses valeurs.
62
Chapitre 2 : DEFINITION DE LA TOXICOMANIE :
LE DIAGNOSTIC PSYCHIATRIQUE ET SES
DETERMINANTS SOCIO-CULTURELS
1. Introduction
L'objet de ce chapitre consiste à présenter de manière critique la
définition de la toxicomanie que propose la psychiatrie descriptive. En
raison de l'importance du rôle joué par la médecine dans la gestion des
comportements addictifs, il nous a semblé opportun de circonscrire la notion
de toxicomanie dans le cadre de ce champ de connaissances. Cette
présentation se veut critique, c'est pourquoi nous ne nous priverons pas de
faire appel à d'autres champs théoriques, tels que la psychologie de
l'attribution et la sociologie, afin de questionner et de relativiser la définition
psychiatrique de la toxicomanie.
Les éléments de cette définition plus spécifiquement liés à notre
problématique seront développés, à savoir la question du choix tant en ce
qui concerne les comportements addictifs que les phénomènes de
désinsertion sociale qui les accompagnent. Comme nous l'avons mentionné
dans l'introduction générale, nous avons en effet bâti notre questionnement
autour d'une double approche théorique, psychiatrique et socio-
anthropologique, renvoyant respectivement à une conception de la
toxicomanie en tant que maladie et en tant que pratique socioculturelle liée
au choix d'un mode de vie déviant.
La question du choix face à la consommation de drogues revêt une
importance de taille dans le domaine de la prise en soin, car à de rares
exceptions près
75
, toutes démarches thérapeutiques suppose chez le patient
un désir conscient de guérison. L'idée même de proposer un traitement à
une personne qui ne souhaiterait pas se débarrasser de son symptôme est
un non-sens. Or dans la pratique clinique relative aux problèmes de
63
toxicodépendance de telles situations sont loin d'être rares et sont à l'origine
de nombreux malentendus.
En considérant la toxicomanie comme une maladie, l'approche
médicale nous place d'emblée sur un des versants de notre problématique,
à savoir celui des aspects non volontaires du comportement
toxicomaniaque. Puisque toute maladie est par définition involontaire, il est
primordial de se demander si l'on peut légitimement considérer l'usage
compulsif de psychotropes comme une maladie.
En effet pour certains troubles mentaux tels que la psychose ou la
dépression, la question de savoir si de telles affections peuvent être choisies
délibérément ne se pose pas, car le bon sens y répond spontanément par la
négative. Par contre, d'autres types de troubles se prêtent plus volontiers à
ce questionnement. C'est le cas des conduites pathologiques complexes
nécessitant une planification d'actions afin d'atteindre un but, telles que les
tentatives de suicide, les troubles alimentaires, les perversions sexuelles et
les addictions en général.
Dans le but de définir la toxicomanie dans le champ de la psychiatrie
descriptive, nous discuterons les principaux critères diagnostiques propres à
la catégorie dépendance à une substance
76
du DSM-IV (et de la CIM-10
77
) et
tenterons d'en repérer les déterminants socioculturels tant en ce qui
concerne la démarche diagnostique et les modalités de désignation sociale
qu'elle implique qu'en ce qui concerne les processus d'auto-étiquetage
auxquels l'usager de drogues recourt pour expliquer sa consommation
compulsive.
Notre questionnement débutera par des considérations
terminologiques quant à l'évolution des concepts utilisés pour décrire la
toxicomanie dans les deux grandes nosologies psychiatriques actuelles
(DSM-IV et CIM-10). Etant donné que la catégorie nosologique dépendance
75
Nous pensons ici notamment aux hospitalisations psychiatriques non
volontaires.
76
Contrairement au DSM-III-R, le diagnostic DSM-IV ne comporte plus le
qualificatif "psycho-active".
77
The ICD-10 Classification of Mental and Behavioural Disorders, Clinical
Description and Diagnostic Guidelines, World Health Organisation, Geneva, 1992.
64
à une substance renvoie à la catégorie plus générale de trouble mental,
nous nous astreindrons à définir celle-ci tel que nous le permet l'état actuel
des connaissances en psychiatrie.
Ceci nous confrontera au problème de la dualité corps-esprit et nous
permettra d'introduire les notions de souffrance psychique, d'incapacité, de
risque et de dysfonctionnements tout en situant leur place dans les
phénomènes de toxicodépendance. Nous préciserons la nature du
dysfonctionnement comportemental qui touche le toxicodépendant tout en
mentionnant la relativité des normes auxquelles se réfère un tel jugement.
Etant donné que les prises compulsives de toxiques sont considérées
par les nosologies psychiatriques comme une forme de dépendance, nous
aborderons la signification générale de ce concept en nous référant à l'essai
qu'A. Memmi
78
a réalisé sur ce thème. L'idée de contrainte liée à la
satisfaction d'un besoin est au cœur du questionnement et renvoie au degré
de limitation de la liberté qui varie en fonction du type de besoin à l'origine
de la dépendance.
Dans un contexte plus spécifiquement psychiatrique, nous
aborderons ensuite le concept d'addiction avec le souci de montrer la
parenté de fonctionnement psychique sous-jacente à une pluralité de
manifestations comportementales. La similitude entre les symptômes de la
toxicodépendance et ceux du jeu pathologique permettra de relativiser le
rôle de la substance chimique dans le mécanisme addictif.
Les critères diagnostiques DSM-IV de la dépendance à une
substance seront présentés après les avoir regroupés en trois catégories.
Une première catégorie, la dépendance physiologique, nous permettra de
cerner les interactions entre le psychique et le somatique découlant des
effets du produit et ce notamment grâce à une analyse de la notion de
syndrome de sevrage. Le vécu psychique des symptômes de manque en
tant qu'attribution de signification à des sensations corporelles sera
considéré comme essentiel et l'idée d'un déterminisme biologique du besoin
compulsif du produit sera fortement relativisée.
78
A. Memmi, La dépendance, Paris, Gallimard, 1979.
65
Nous verrons ensuite à propos de la catégorie trouble du contrôle
de l'usage du produit pourquoi certains critères sont loin de posséder un
statut d'objectivité. Nous prendrons également en considération les valeurs
des professionnels de la santé qui rendent difficile la conceptualisation des
usages nuisibles volontaires de toxiques. Dans ce sens le jugement de perte
du contrôle permettrait d'expliquer l'aspect apparemment irrationnel d'un
comportement si dommageable pour la santé. Par ailleurs les aspects de
styles de vie orienté vers la recherche du plaisir immédiat permettront de
montrer comment certaines caractéristiques de la personnalité (en
l'occurrence l'impulsivité) sont façonnées par les valeurs sous-culturelles
choisies par l'individu. De même nous prendrons la mesure de l'influence
des représentations sociales de la toxicomanie véhiculées par la société
globale dont le caractère pathologique tend à amplifier les aspects de
troubles du contrôle des consommateurs.
Enfin, une dernière catégorie, celle des critères relatifs au
fonctionnement psychosocial fera l'objet d'une attention particulière
puisqu'il touche de près au thème de l'intégration sociale. De plus, on peut
considérer la dimension du fonctionnement psychosocial comme centrale
tant au niveau de la définition de la toxicomanie qu'au niveau des
conséquences durables et réversibles de ce trouble. A ce propos la notion
d'incapacité psychiatrique en tant qu'inadaptation sociale durable sera
abordée de même que la question du statut illégal de la consommation de
drogues dans ses rapports avec la délinquance. Si le DSM-IV met l'accent
sur les conséquences psychosociales de la dépendance à une substance,
nous relèverons que c'est avant tout le choix d'un style de vie qui est
déterminant quant aux difficultés psychosociales rencontrées.
Avant de terminer le chapitre par une présentation des modalités de
prise en charge thérapeutique par la méthadone et de son incidence sur la
réinsertion sociale, nous décrirons sur la base d'une revue de la littérature
psychiatrique nord américaine les principaux troubles psychiques associés à
la toxicomanie.
66
2. Place de la toxicomanie dans la nosologie psychiatrique actuelle
Dans notre questionnement sur les aspects volontaires ou non de la
toxicomanie, le statut de maladie de celle-ci revêt une importance majeure.
C'est pourquoi nous allons nous intéresser maintenant aux caractéristiques
générales de la maladie mentale.
Les termes toxicomane, toxicomanie sont couramment utilisés tant
par les médias que par les spécialistes de la santé pour qualifier les
personnes dépendantes de drogues illégales. Pourtant, on ne les trouve
pas, en tant que telles, au titre de catégorie nosologique dans les deux
principales classifications des maladies mentales que sont la dixième
révision de la Classification Internationale des Maladies (ICD-10 ou CIM-10
pour l'édition française) pour l'Organisation Mondiale de la Santé et le
Manuel Diagnostique et Statistique des Troubles Mentaux (DSM-IV) de
l'Association Américaine de Psychiatrie. En ce qui concerne l'OMS, cet état
de fait remonte à 1965, date à laquelle un comité d'experts a demandé de
remplacer le vocable toxicomanie (drug addiction) par celui de dépendance
à l'égard des drogues. Au terme de drogue a été par la suite substitué celui
de substance psycho-active, considéré comme plus neutre. La catégorie
diagnostique finale que l'on trouve actuellement à la fois dans le DSM-IV et
la CIM-10 est donc celle de dépendance à une substance psycho-active.
Relevons que le statut légal ou non du produit n'est pas du tout pris en
compte, puisque les critères diagnostiques sont globalement les mêmes,
quelle que soit la substance concernée.
Avant de discuter la pertinence de chacun des critères diagnostiques
choisis par les experts, il convient de préciser que si les nosologies
officielles considèrent la dépendance aux substances psycho-actives
comme un trouble mental, cette prise de position ne fait pas l'unanimité
parmi les spécialistes du domaine. Cette question est d'un abord
particulièrement difficile, puisqu'il n'existe pas à l'heure actuelle de
consensus quant à une définition précise du concept de maladie mentale.
Les auteurs du DSM-IV font état de cette problématique non résolue en
considérant comme révolu le fondement épistémologique de la distinction
67
corps-esprit sur laquelle est basé le concept de maladie mentale
79
. On peut
en voir un témoignage dans le non recours à cette notion au profit de celle
de trouble mental plus vague et moins chargé d'histoire (il en va de même
pour l'ICD-10 dont le chapitre psychiatrique est un des rares à ne pas
comporter le terme "maladie")
80
. Les auteurs du DSM-IV précisent également
que les entités décrites ne sont pas nettement délimitées les unes des
autres et qu'il n'y a pas de discontinuité entre une entité morbide donnée et
l'absence de pathologie. Cette dernière caractéristique appliquée à la
toxicomanie souligne l'idée d'un continuum allant de l'abstinence vis-à-vis
de certaines substances jusqu'à la dépendance la plus intense en passant
par toutes les gradations de fréquences d'usages et d'abus. L'idée de
continuum pousse donc vers un abord dimensionnel de la toxicomanie au
détriment d'un abord catégoriel, ce qui rend d'autant plus difficile
l'établissement d'une limite entre le normal et le pathologique.
Aussi imparfaite soit-elle, le DSM-IV donne tout de même une
définition du trouble mental (déjà présent dans le DSM-III) qu'il n'est pas
inutile de rappeler ici :
chaque trouble mental est conçu comme un syndrome ou un
ensemble cliniquement significatif, comportemental ou
psychologique, survenant chez un individu et associé à un
désarroi actuel (symptôme de souffrance), à une incapacité
(handicap dans un ou plusieurs secteurs de fonctionnement) ou
à une augmentation du risque d'exposition : soit à la mort, soit
à la douleur, soit à une invalidité ou à une perte importante de
liberté. (...) Quelle qu'en soit la cause, le trouble mental doit
être habituellement considéré comme la manifestation d'un
dysfonctionnement comportemental, psychologique ou
biologique du sujet
81
.
79
le terme de trouble mental implique malencontreusement une
distinction entre les troubles "mentaux" et les troubles "physiques", ce qui est un
anachronisme réducteur du dualisme esprit/corps, DSM-IV, p. XXVII, op. cit.
80
P. Pichot, Naissance et vicissitudes du concept de maladie mentale,
Acta psychiat. belg., 1988, pp. 206-221.
81
American Psychiatric Association, DSM-III-R, Paris, Masson, 1989, p
XXV. Cette citation est sensiblement différente dans l'édition française du DSM-IV,
mais comme les termes utilisés nous paraissent moins adéquats, nous avons gardé
celle du DSM-III-R.
68
La discussion de cette citation dépasse l'objectif de notre travail et
nous nous contenterons de faire deux remarques en lien avec la
toxicomanie.
En premier lieu, on peut noter que parmi les trois éléments pouvant
être associés à un syndrome clinique, à savoir :
- une souffrance psychique
82
;
- une incapacité ;
- un risque accru,
tous peuvent concerner la toxicomanie.
La souffrance psychique qui découle de l'usage compulsif de
drogue est souvent subordonnée aux difficultés d'obtention du produit, aux
perturbations de l'humeur liées aux symptômes de sevrage ainsi qu'à la
dévalorisation de soi qui peut accompagner le vécu de l'accumulation des
difficultés psychosociales (dettes, problèmes avec la justice, chômage, etc.).
Si cet aspect est particulièrement visible chez ceux qui consultent dans les
institutions de soins, cela n'est pas une conséquence inéluctable de la
toxicomanie. Car ceux qui parviennent à gérer une consommation même
intensive sans symptômes de souffrance majeurs sont nombreux
83
.
L'incapacité psychiatrique
84
peut être l'aboutissement d'une longue
carrière de toxicomane, elle touche des personnes qui ne s'avèrent plus
capable d'adopter un rythme de vie conventionnel. Ceci soulève le problème
du choix d'un mode de vie alternatif et de ses conséquences à long terme.
Car on ne saurait parler d'incapacité chez une personne qui revendique le
droit de vivre selon des normes inhabituelles et qui garde les potentialités
d'adaptation nécessaire à un retour à une vie plus conventionnelle ; il y a ici
82
Cet aspect est sans doute le plus fondamental des trois dans la mesure
où H. Ey en faisait l'objet même de la psychiatrie qu'il définissait comme la
médecine du sujet souffrant.
83
S. Peele, The meaning of addiction, compulsive experience and its in-
terpretation, Lexington, Mass., Lexington Book, 1985.
N. E. Zinberg, Drug, set and setting, New Haven, Yale University Press,
1984.
84
L'incapacité psychiatrique peut être définie comme : une perte ou une
restriction de la capacité d'accomplissement des rôles sociaux normalement
69
désir et non contrainte de vivre différemment. Par contre, une longue
carrière de dépendance peut s'accompagner d'une forme de désocialisation
où les modes de faire en vigueur dans la société conventionnelle ne sont
plus accessibles à la personne ; il y a alors contrainte à vivre différemment,
et donc incapacité à vivre "normalement".
Si l'on observe donc un lien entre pratique toxicomaniaque et
désocialisation, il reste très hasardeux d'établir un lien de causalité entre ces
deux phénomènes. Car il se pourrait très bien que d'autres variables
psychopathologiques interviennent dans cette association.
Quant à l'élévation du risque d'atteinte à la santé physique ou
mentale
85
, cet aspect s'applique tout particulièrement au toxicodépendant si
l'on pense à la fréquence des tentatives de suicide, overdoses et maladies
infectieuses (hépatite, SIDA) que connaissent ces populations.
On peut néanmoins se demander dans quelle mesure cette notion
d'élévation du risque est pertinente pour définir le trouble mental. Car
d'innombrables activités sportives ou de loisirs peuvent être qualifiées de
risquées (course automobile, parapente, etc.) sans qu'il soit imaginable de
les considérer comme des maladies ! De plus l'élévation du risque de mort et
d'atteinte à la santé, aussi minime puisse-t-il être, n'est-il pas inhérent à
toutes activités humaines et en dernier ressort à la vie elle-même ?
En second lieu, des trois registres possibles de dysfonctionnement
propres au trouble mental mentionnés dans la citation (psychologique,
comportemental et biologique), relevons que la toxicomanie se caractérise
avant tout par un dysfonctionnement comportemental puisque les
symptômes se manifestent principalement dans ce registre.
La notion de dysfonctionnement peut être utilisée dans la mesure
où le comportement addictif se caractérise par une grande rigidité
d'exécution. A l'inverse, les comportements répétitifs normaux sont plus
flexibles et peuvent aisément être abandonnés ou remplacés par d'autres en
cas de nécessité. Le comportement addictif est dysfonctionnel car la
attendue d'un individu placé dans son contexte familier. in : Echelle OMS pour
l'évaluation d'une incapacité psychiatrique, Genève, OMS, 1989, p. 80.
85
Si les pratiques de consommation des toxicomanes sont généralement
risquées pour la santé, relevons que dans de bonnes conditions d'hygiène
l'injection d'héroïne régulière présente peu de danger pour l'organisme.
70
personne qui l'adopte manque d'alternatives et possède donc un répertoire
comportemental restreint
86
. Outre cet aspect de rigidité, il y a également et
surtout dysfonctionnement car le comportement addictif entraîne des
conséquences négatives pour l'individu et ses proches, c'est pourquoi il peut
être qualifié d'inadapté.
Nous verrons toutefois plus loin qu'un tel jugement n'est valable que
dans le cadre d'une approche objectiviste qui ne remet pas en question les
normes et valeurs qui sont celles de la culture dominante. Une approche
relativiste du dysfonctionnement montrera qu'en adoptant le point de vue du
sujet, ce qui apparaît comme une inadaptation peut devenir un mode de vie
spécifique parfaitement congruent avec l'environnement dans lequel évolue
le sujet.
3. La dépendance, un aspect de la condition humaine
Avec le remplacement du concept de toxicomanie par celui de
dépendance à une substance dans les grandes nosologies psychiatriques,
nous nous trouvons confrontés à un terme bien éloigné du jargon médical et
qui recèle un parfum de familiarité. Qui n'a pas une compréhension intuitive
du concept de dépendance ? Qui ne perçoit pas que l'ensemble de nos
besoins et de nos désirs sont autant d'occasions de vivre une situation de
dépendance à l'égard de notre environnement ?
Il nous est ainsi donné d'emblée l'occasion de comparer la
toxicodépendance avec d'autres conduites humaines également
caractérisées par la dépendance. Toutefois, malgré cette réelle familiarité, le
concept de dépendance n'en nécessite pas moins d'être défini et pour ce
faire nous nous tournerons vers celui qui mieux que quiconque à su
dépeindre les différentes facettes de cette problématique constitutive de la
condition humaine, A. Memmi :
86
B. P. Bradley, Behavioural addictions : common features and treatment
implications, British Journal of Addictions, 1990, 85, pp. 1417-1419.
71
La dépendance est une relation contraignante, plus ou moins
acceptée, avec un être, un objet, un groupe ou une institution,
réels ou idéels, et qui relève de la satisfaction d'un besoin
87
.
Défini de la sorte, on comprend aisément l'ampleur des activités
humaines auxquelles ce terme peut s'appliquer. Les objets de la
dépendance sont innombrables : des objets d'amour aux idéologies
politiques et religieuses en passant par les biens de consommation tels que
voitures, télévisions, etc.
La dépendance est définie comme une relation, ce qui laisse entendre
qu'on ne saurait la réduire à un état particulier propre à un individu. En fait,
l'auteur fait intervenir trois termes dans l'équation de dépendance : le
dépendant, l'objet de pourvoyance et le pourvoyeur. Ces trois termes
renvoient à : "celui qui en attend quelque bien ; le bien convoité ; celui qui le
procure
88
".
Il s'agit donc d'une relation trinitaire faisant intervenir deux partenaires
et un objet.
Cette relation est qualifiée de contraignante, second élément clé de la
citation. La contrainte étant ce qui entrave la liberté de l'être humain, celle-ci
est donc réduite mais pas pour autant supprimée par la situation de
dépendance. La suite de la citation précise en effet que la contrainte est plus
ou moins acceptée, ce qui suppose une forme de consentement de la part
du sujet
89
.
Dans ce sens la position du dépendant n'est pas du tout la même que
celle du dominé, nous dit l'auteur. Si le dominé ne consent en aucun cas à
son sort et cherche au contraire à se libérer du joug de celui qui l'opprime, la
situation du dépendant est beaucoup plus ambiguë. En effet, bien que son
état soit cause de souffrance, il tire des bénéfices de son pourvoyeur et ne
cherche donc pas à s'en débarrasser :
87
A. Memmi, op. cit, p. 32.
88
A. Memmi, op. cit. p. 36.
89
Même dans le cas de dépendances vitales telles que la faim, la liberté
face à l'accomplissement du besoin ne peut être considérée comme supprimée.
Les cas extrêmes de grèves de la faim entraînant la mort en attestent.
72
Si le dépendant persévère dans son esclavage, c'est qu'il y
consent plus ou moins
90
.
On ne peut donc réduire la dépendance à un enchaînement passif, il
y a dans ce phénomène tout un aspect de recherche active et de
complaisance dans l'état de dépendance.
Enfin, la définition lie la dépendance à la satisfaction d'un besoin. Les
besoins
91
peuvent être de tous ordres, innés ou acquis, citons les besoins
physiologiques comme la faim et la sexualité, les besoins de sécurité,
d'appartenance et d'accomplissement personnel. Tous peuvent être l'objet
d'une dépendance à l'égard du pourvoyeur qu'il s'agisse de biens matériels
(nourriture, drogues, etc.) ou symboliques (idéologie, connaissances, etc.).
Par ailleurs la satisfaction du besoin s'accompagne de plaisir, dimension
essentielle de la dépendance qui constitue son pôle attracteur.
La nature des besoins qui sous-tendent les différentes formes de
dépendances offre par ailleurs une possibilité de classement de celles-ci.
Ainsi, puisque la satisfaction de certains besoins s'avère plus impérieuse
que d'autres, il en découle que les formes de dépendances auxquelles ils
renvoient seront plus ou moins contraignantes.
Dans ce sens, on peut distinguer les dépendances vitales qui
reposent sur des besoins physiologiques d'autoconservation tels que la
faim
92
, et des dépendances non vitales telles que la dépendance envers un
objet d'amour
93
ou la toxicomanie. Pour celle-ci, on peut toujours envisager
90
A. Memmi, op. cit. p. 96.
91
Nous utilisons la notion de besoin dans son sens large, comme
l'envisage cette citation : Les besoins peuvent être définis comme l'existance d'une
condition non satisfaite et nécessaire à toute personne pour lui permettre de vivre
et de se développer dans les différents domaines de sa vie (au point de vue
physique, psychologique, intellectuel, culturel, social, spirituel). in : M. Jecker-
Parvex, Retard mental, Contribution pour un lexique commenté, Bienne, SZH/SPC,
1996, p. 29.
92
De tels besoins sont habituellement innés, mais ils peuvent également
être acquis tels que l'insulinodépendance du diabétique qui revêt un enjeu vital.
93
A noter qu'en fonction du vécu de l'individu, certaines de ces
dépendances non vitales peuvent faire échos avec d'autres situations de
dépendances plus archaïques et par là être perçue comme indispensable à la vie.
73
des processus de sortie par lesquels les personnes se libèrent de leurs
dépendances.
En fonction des différentes formes de dépendances, la marge de
liberté est donc plus ou moins étendue. Alors qu'il existe une certaine marge
de liberté et donc de choix chez les sujets engagés dans une dépendance
non vitale, cette liberté est beaucoup plus réduite en ce qui concerne le
second type de dépendance.
4. Addiction : un concept transnosologique
Après avoir circonscrit la notion de dépendance dans un contexte très
général, nous allons revenir au domaine psychiatrique descriptif afin de
repérer les différents troubles psychiques présentant des similitudes avec la
dépendance à une substance. Ces troubles sont classés sous le terme
générique d'addiction, mais relevons d'emblée qu'il n'existe pas de
consensus à l'heure actuelle quant à l'extension de cette catégorie.
Parmi les troubles répertoriés dans le DSM-IV, certains figurant aux
chapitres troubles du contrôle des impulsions non classés ailleurs (jeu
pathologique, kleptomanie, pyromanie, trichotillomanie) et troubles de
l'alimentation (boulimie) partagent plusieurs caractéristiques avec la
dépendance à une substance psycho-active, à savoir les aspects
d'impulsivité, de répétition et de dépendance.
C'est particulièrement le cas de la catégorie jeu pathologique, où tant
les critères liés à la perte de contrôle (échec des tentatives d'arrêter de
jouer, durée et montant des jeux plus importants que prévu) que ceux liés au
fonctionnement psychosocial perturbé (temps et argent perdu,
inaccomplissement des obligations sociales) sont en correspondance quasi
parfaite avec la catégorie qui nous occupe
94
. Etonnamment, même les
critères concernant la dépendance physiologique se retrouvent dans le
cas du jeu compulsif. En effet, le besoin d'augmenter la fréquence et le
C'est le cas par exemple, lorsque la perte du conjoint est vécue comme un
traumatisme qui ne peut être surmonté qu'en se donnant la mort.
94
T. A. Widiger & T. S. Gregory, Substance use disorder : abuse, depen-
dance and dyscontrol, Addiction, 1994, 89, pp. 267-282.
74
montant des mises rappelle le phénomène de la tolérance ; l'irritabilité en
cas d'empêchement de jouer ressemble aux symptômes de sevrage et le
besoin de rejouer pour compenser les pertes se rapproche de la prise de
substances pour supprimer les symptômes de sevrage.
Il apparaît donc possible de mettre en évidence des similitudes pour
différents types de comportements impulsifs et compulsifs
95
. Afin de
conceptualiser ces parentés de comportements et de fonctionnements
psychiques, le terme d'addiction a été défini de la manière suivante :
"Addiction", employée de manière descriptive, désigne donc la
répétition d'actes susceptibles de provoquer du plaisir mais
marqués par la dépendance à un objet matériel ou à une
situation recherchés ou consommés avec "avidité"
96
.
Les auteurs de cette citation proposent de regrouper prioritairement
sous le terme d'addiction la dépendance à une substance, la boulimie et le
jeu pathologique, d'autres comportements tels que la kleptomanie, la
pyromanie, la trichotillomanie, les tentatives de suicide répétées, la sexualité
compulsive, les achats compulsifs et les conduites de risque ne présentent
que des analogies partielles avec le noyau dur des addictions.
Une démarche similaire caractérise l'œuvre de S. Peele
97
qui propose
son modèle général de l'addiction envers une expérience (addiction to an
experience) et qui s'applique à tous les domaines de comportements
répétitifs et compulsifs. L'auteur en donne la définition suivante :
La forme de l'addiction la plus reconnaissable est un
attachement extrême et dysfonctionnel à une expérience qui
95
Sur la distinction de ces deux termes qui renvoyent tout deux à la
dimension active de l'addiction (en opposition à la dépendance qui évoque une
dimension passive), l'approche psychanalytique envisage l'impulsivité comme
l'expression de défenses par l'agir (prise de conscience après l'acte) alors que la
compulsion renvoie à des défenses mentalisées liées à une conflictualité
intrapsychique (lutte consciente contre la survenue de l'acte).
Cf. J.-L. Venisse, A. Rault et M. Sanchez, Conduites addictives - Objet de
l'addiction, Psychologie médicale, 1989, 21, 12, pp. 1767-1770.
J. L. Pedinielli, P. Bertagne et G. Rouan, Psychopathologie des
addictions, Paris, PUF, 1997.
96
J. L. Pedinielli, P. Bertagne et G. Rouan, op. cit., p. 8.
97
S. Peele, op. cit.
75
est fortement nuisible à l'individu, mais qui est une partie
essentielle de son écologie et à laquelle il ne peut pas
renoncer
98
.
La conduite addictive y est conçue comme l'échec d'une tentative
d'ajustement à l'environnement. Le véritable objet de l'addiction est le vécu
global d'une expérience, avec ses sources physiologiques mais surtout avec
sa dimension de construction individuelle et culturelle.
5. Critères diagnostiques de dépendance à une substance
Nous allons maintenant présenter les principaux critères retenus par
les deux grandes nosologies officielles pour le diagnostic de dépendance à
une substance psycho-active. Ceux-ci peuvent être regroupés en trois
catégories :
(a) Dépendance physiologique : observable par le biais de
phénomènes tels qu'une tolérance envers le produit amenant le sujet à
augmenter les doses pour obtenir un même effet (critère un
99
) et des
symptômes de sevrage ou état de manque en cas d'arrêt ou de diminution
de la consommation (critère deux), reflétant la nécessité dans laquelle le
corps se trouve de recevoir régulièrement une dose du produit afin de
maintenir son homéostase physiologique. La dépendance physiologique ne
concerne toutefois pas toutes les drogues et n'est pas une condition
nécessaire au diagnostic de dépendance à une substance psycho-active.
(b) Perte du contrôle de la consommation : la substance est
consommée en quantité supérieure et sur une durée plus longue que ce
qu'avait prévu l'usager (critère trois). Le désir persistant de la substance
empêche de contrôler et d'interrompre son usage (critère quatre), malgré la
survenue et la connaissance des conséquences néfastes (au niveau social,
psychologique ou physique) induites par celui-ci (critère sept). Contrairement
aux critères des deux autres catégories, ceux liés à la perte de contrôle sont
particulièrement empreints de subjectivité dans la mesure où ils relèvent
98
S. Peele, op. cit., p. 97, traduction personnelle.
99
Les numéros entre parenthèses renvoyent aux sept critères du DSM-IV.
76
d'un jugement personnel de la part du sujet : le constat d'échec quant à la
maîtrise de la consommation. Il va sans dire que ces critères ne peuvent se
concevoir en dehors de la disposition psychique du sujet à vouloir
interrompre l'usage du toxique. Par ailleurs, le constat d'échec voire
d'impuissance peut être assimilé à l'expression d'une souffrance subjective,
élément central en matière de trouble psychique.
(c) dysfonctionnement psychosocial : les symptômes d'intoxication,
de sevrage et de récupération, de même que la recherche et la
consommation du produit représentent un investissement en temps
considérable (critère cinq). Il en résulte l'abandon d'importantes activités
sociales, professionnelles ou de loisirs (critère six).
Les critères décrits ci-dessus concernent l'état de dépendance, il
existe cependant une catégorie de moindre gravité (abus d'une substance
pour le DSM-IV et utilisation nocive pour la santé pour l'ICD-10) utilisable
lorsque seuls quelques symptômes sont présents.
Nous développerons plus loin chacune de ces catégories de critères,
mais avant cela relevons que sur les sept critères, la présence de trois ou
plus est suffisante pour poser le diagnostic. Il en découle qu'aucune des trois
catégories spécifiées ci-dessus n'est nécessaire au diagnostic et qu'une
d'entre elles (la perte de contrôle) peut être suffisante puisqu'elle contient
trois critères.
En fonction de la répartition des critères dans les différentes
catégories, on peut obtenir des configurations diagnostiques fort différentes
d'un individu à l'autre et des types de dépendance très contrastés peuvent
de la sorte être constitués. Ainsi, le diagnostic de dépendance à une
substance ne recouvre pas une réalité homogène.
En ce qui concerne les héroïnomanes les critères de la dépendance
physiologique sont habituellement validés, il ne reste donc plus qu'un ou
deux critères à valider dans les deux autres catégories pour établir le
diagnostic. En fonction des catégories impliquées on peut répartir les
diagnostics en trois cas de figure :
a) dépendance physiologique + perte du contrôle ;
b) dépendance physiologique + dysfonctionnement psychosocial ;
77
c) dépendance physiologique + perte du contrôle +
dysfonctionnement psychosocial.
Le premier cas de figure concerne typiquement l'héroïnomane bien
inséré socialement avec une bonne situation professionnelle et peu de
dettes, manifestant le désir d'interrompre sa consommation car il souffre de
sa dépendance.
Le second cas de figure présente une particularité notable par rapport
aux deux autres dans la mesure où la souffrance subjective (aveu de perte
de contrôle) est absente. Cette catégorie peut s'appliquer entre autre au
toxicomane de rue qui revendique un mode de vie marginal sans vouloir se
passer de l'usage de toxiques, mais aussi à l'ensemble des patients en cure
de méthadone qui ne visent pas l'abstinence et poursuivent délibérément la
consommation de toxiques. Relevons par ailleurs que l'absence des critères
de perte de contrôle dans un diagnostic rend particulièrement difficile
l'appréciation de la dépendance. En effet, si l'addiction est choisie
délibérément est-il encore pertinent de parler de dépendance ? Nous
reviendrons sur ce thème plus loin.
Le dernier cas de figure est proche du premier, avec toutefois la
dimension des difficultés psychosociales en plus. Cette catégorie est de loin
la plus fréquente parmi les populations cliniques de toxicomanes.
6. Dépendance physiologique, syndrome de sevrage aux opiacés et
phénomènes psychosomatiques
L'étude des phénomènes physiologiques liés à la consommation de
drogues a amené les chercheurs à élaborer les concepts de dépendance et
de tolérance. La notion de dépendance dans ses aspects physiologiques et
psychiques soulève des questions particulièrement ardues dans la mesure
où l'on se situe à l'interface du somatique et du psychique. C'est pourquoi
nous allons maintenant discuter ces concepts, afin d'aboutir à des définitions
opérationnelles utiles pour la suite de notre travail.
Nous commencerons par une brève description de l'action de
l'héroïne sur l'organisme ainsi que les mécanismes neurophysiologiques
responsables des symptômes de manque.
78
L'héroïne injectée dans l'organisme agit sur les cellules nerveuses
pourvues de récepteurs opiacés. Celles-ci communiquent entre elles par
l'intermédiaire de neurotransmetteurs produits par l'organisme : les
endorphines, dont la structure est très proche de celle des opiacés. Ces
cellules constituent des voies neuronales du système nerveux et sont
impliquées dans la perception de la douleur. Par ailleurs, certaines
structures sous-corticales du cerveau intervenant dans la gestion des
émotions, telles que le système lymbique, se caractérisent par une
abondance de récepteurs opiacés. En agissant sur ces structures, la prise
d'héroïne se traduit par un effet euphorisant
100
.
Lorsqu'un opiacé est injecté périodiquement, l'organisme diminue
progressivement sa production d'endorphine ce qui provoque un état de
dépendance physiologique
101
face à cet agent extérieur
102
. Lorsque cet
apport est diminué ou interrompu, la dépendance devient observable par le
biais d'un syndrome de sevrage caractérisé par une envie impérieuse de
prendre le produit, des troubles de l'humeur, des douleurs musculaires, de la
fièvre, de l'insomnie et des manifestations neuro-végétatives multiples.
Certaines manifestations liées au syndrome de sevrage sont à l'opposé des
effets de l'héroïne : alors que l'héroïne induit somnolence, euphorie et
analgésie, le sevrage provoque hyperexcitation, dépression et
hypersensibilité aux sensations douloureuses
103
.
La notion de dépendance physiologique est donc intimement liée à
celle de syndrome de sevrage, dans la mesure où celle-ci constitue la face
visible de celle-là. En effet, l'état de dépendance physiologique ne devient
100
S. Snyder, op. cit.
101
G. Edwards et al. ont contesté l'utilisation du terme dépendance
physiologique dans la mesure où les symptômes de sevrages peuvent survenir en
l'absence du besoin de prendre la drogue. C'est pourquoi, afin de décrire le plus
objectivement possible le phénomène, ces auteurs ont proposé le terme de
neuroadaptation (G. Edwards et al. Nomenclature and classification of drug- and
alcohol-related problems: a WHO Memorendum, Bull. WHO, 1981, 59(2), pp. 225-
42).
102
R. L. Akers, op. cit.
103
S. Snyder, op. cit.
79
observable que lorsque surviennent les dysfonctionnements métaboliques
liés à la carence de l'apport en opiacé.
Quant au phénomène de tolérance, il s'agit de l'acquisition
progressive d'une forme d'immunité face aux effets du produit. Les cellules
cérébrales répondent de moins en moins à mesure qu'elles sont exposées
au produit, ce qui pousse le sujet à augmenter les doses pour obtenir un
même effet. Ce phénomène explique comment des patients en cure de
méthadone peuvent recevoir des doses importantes de cet opiacé de
synthèse tout en se sentant parfaitement normaux alors qu'une telle dose
serait mortelle pour l'individu non habitué.
Si nous constatons qu'au niveau cellulaire les manifestations du
sevrage se traduisent par un bouleversement du métabolisme tout à fait
objectivable, il en va différemment du vécu psychique de cet état qui varie
beaucoup en fonction du contexte et des individus. C'est sur cette dimension
psychologique du syndrome de sevrage que nous allons maintenant porter
notre attention.
Lorsqu'elles surviennent dans le contexte d'une toxicomanie, les
manifestations psychiques du syndrome de sevrage aux opiacés sont
essentiellement de deux ordres :
- les troubles de l'humeur (dépression, anxiété, irritabilité) ;
- le besoin impérieux (craving) de consommer un opiacé
104
.
Le repérage des aspects psychiques du syndrome de sevrage n'est
pas une tâche évidente ; en témoigne la modification des critères pour ce
diagnostic survenue dans la dernière édition du DSM. Ces modifications
sont directement liées à notre propos, aussi allons nous les détailler et
discuter les options théoriques qui en découlent.
104
Ce symptôme est généralement considéré comme l'élément central de
la dépendance psychologique, que l'on peut définir comme : "l'état émotionnel lié
au besoin impérieux d'une drogue soit pour ses effets positifs, soit pour éviter les
affects négatifs liés à son absence". R. C. Rinaldi et al. Clarification and
standardisation of substance abuse terminology, Journal of the American Medical
Association, 1988, 259, pp. 555-557, cité par T.A. Widiger, 1995, op. cit., traduction
personnelle.
Nous verrons plus loin que ce concept est toutefois fortement remis en
question à l'heure actuelle.
80
Une première modification concerne le critère du diagnostic de
syndrome de sevrage aux opiacés se rapportant à la sphère psychique
105
.
Alors que pour le DSM-III-R il s'agissait de l'envie impérieuse de prendre un
opiacé, celui-ci a été supprimé au profit de humeur dysphorique pour le
DSM-IV
106
. Cette substitution reflète à notre sens un souci d'élargir la notion
de syndrome de sevrage aux patients non toxicomanes. Car chez ceux-ci le
sevrage aux opiacés ne s'accompagne habituellement pas du désir
irrépressible de consommer le produit. Nous voyons donc que la recherche
et le besoin compulsif du produit sont loin d'être entièrement déterminés par
l'organisme.
Une seconde différence entre les troisième et quatrième éditions du
DSM va nous permettre de renforcer cette idée de relative autonomie du
comportement addictif face aux phénomènes organiques. Cette modification
touche au chapitre dans lequel figure le diagnostic de sevrage à une
substance psycho-active. Alors que le DSM-IV classe ce diagnostic dans le
chapitre troubles liés à une substance
107
, le DSM-III-R répertoriait ce
syndrome parmi les troubles mentaux organiques, c'est-à-dire dans la
catégorie des troubles psychiques dont l'étiologie est de nature biologique
(au même titre que les démences par exemple). Cette modification va dans
le sens d'une relativisation du primat de l'organique dans les phénomènes
de sevrage.
On peut voir dans le diagnostic DSM-III-R de syndrome de sevrage
aux opiacés, l'expression d'un modèle psycho-organique de la
dépendance à un opiacé qui tend à considérer la dépendance
psychologique comme un épiphénomène de la dépendance physiologique.
Selon ce modèle l'origine de ces troubles est essentiellement de nature
physico-chimique (la causalité est de type linéaire), puisque les symptômes
105
Pour les éditions III-R et IV du DSM, un seul critère sur les neuf
proposés concerne la sphère psychique.
106
Relevons que si le critère du désir impérieux du produit ne figure plus
dans le diagnostic DSM-IV de sevrage aux opiacés, on le trouve toujours dans le
diagnostic de dépendance à une substance (critère quatre du DSM-IV).
107
Et plus précisément dans le sous-chapitre troubles induits par une
substance. Le terme induit renforçant l'idée de causalité.
81
découlent d'une perturbation biologique subie par l'organisme en manque de
son produit. Les tenants de ce modèle font d'ailleurs souvent la comparaison
avec les diabétiques qui dépendent de façon vitale de leurs injections
d'insuline.
On ne saurait pourtant réduire les symptômes de sevrage à une
étiologie purement organique. Les arguments qui vont à l'encontre du
modèle psycho-organique de la pharmacodépendance sont nombreux, nous
résumerons les principaux d'entre eux.
Premièrement, la dépendance physiologique n'entraîne pas forcément
la recherche compulsive du produit. Ce qui revient à souligner que certaines
manifestations psychiques liées au syndrome de sevrage, telles que l'envie
irrésistible du produit, sont facultatives. En témoignent ces patients opérés
ayant reçu un traitement anti-douleur à base d'opiacé qui ont éprouvé une
dépendance physiologique sans pour autant exprimer des troubles du
comportement de type addictif au moment du sevrage. De même, à l'époque
de la guerre du Viêt-nam les soldats américains qui avaient développé une
dépendance aux opiacés ont pour la grande majorité cessé spontanément
leur habitude une fois de retour au pays natal
108
. Nous voyons donc que la
dépendance physiologique n'est pas du tout synonyme de pression
insurmontable à consommer un opiacé, comme le sens commun tend à le
croire.
Deuxièmement, on peut compléter ce premier argument par le fait
qu'inversement il n'est pas nécessaire de vivre une dépendance
physiologique envers un objet pour ressentir un besoin violent à son égard,
le jeu pathologique et d'autres formes d'addiction l'attestent.
Troisièmement, on a pu observer chez certains individus des
manifestations physiologiques proches des symptômes de sevrage en
l'absence de toute prise de substance chimique. C'est le cas des personnes
privées d'accomplir une activité compulsive telle que le jeu pathologique ou
encore lorsque cesse une relation amoureuse intense (sevrage et processus
de deuil présentent des analogies certaines). Ces exemples montrent qu'il
108
Parmi les soldats ayant développé une toxicomanie au Viêt-nam,
seuls 7% étaient toujours dépendants entre 8 et 12 mois après le retour au pays.
82
existe un retentissement physiologique du vécu psychique du sevrage et
qu'on ne saurait faire l'économie de cet aspect dans le cas d'un sevrage
d'une substance psychotrope.
Relevons que ces remarques à propos des symptômes de sevrage
peuvent également s'appliquer à la question des effets des drogues. A ce
propos S. Peele mentionne l'effet placebo où les cognitions créent de toutes
pièces les réactions physiologiques attendues. Aussi, tout comme les
symptômes de manque, les effets d'une drogue ne peuvent-ils être
considérés essentiellement comme une conséquence psychique d'une
perturbation physiologique.
Il y a donc bien interaction complexe entre le psychique et le
somatique et l'on ne saurait considérer le sevrage des opiacés dans le cadre
d'une causalité univoque et linéaire tel que le propose le modèle psycho-
organique de la pharmacodépendance. En fait, au même titre que dans
toutes autres formes de comportements l'individu agit en tant qu'entité
psycho-organique complexe, et l'on ne saurait réduire cette complexité à des
schémas de causalité mécaniques et réducteurs.
Ainsi, on peut établir avec S. Peele
109
que des phénomènes tels que
les symptômes de sevrage et le besoin violent du toxique ne peuvent être
considérés comme exclusivement déterminés physiologiquement car de
telles manifestations sont fortement influencées par la manière dont l'individu
interprète ses sensations corporelles. C'est effectivement la signification
donnée au vécu de la prise de psychotropes qui est déterminante ;
notamment à travers les attentes, croyances et valeurs avec lesquelles le
sujet appréhende cette expérience de modification de l'état de conscience
qu'est la prise de drogue. Selon S. Peele le comportement addictif résulte
avant tout de la construction d'une expérience, soit d'une attribution de
significations à la fois individuelles et culturelles à un ensemble de
phénomènes physiologiques et comportementaux. En elles-mêmes les
manifestations physiologiques liées à la prise de substance sont d'une
importance secondaire quant à la poursuite du comportement addictif.
Cf. L. N. Robins et al., Drug use by U.S. army enlisted men in Vietnam : a follow-up
on their return home, American Journal of Epidemiology, 1974, 99, 4, pp. 235-249.
109
S. Peele, op. cit.
83
Nous voyons que les aspects physiologiques et psychologiques de la
prise de toxiques sont intriqués à un tel point que la distinction entre
dépendance psychologique et dépendance physiologique est considérée
par certains
110
soit comme impossible à faire soit comme non pertinente. De
plus, lors de sa vingt-huitième réunion, le comité OMS d'experts de la
pharmacodépendance
111
a pris position en faveur d'un abandon de la
distinction entre dépendance physiologique et dépendance psychologique,
jugeant celle-ci dépassée.
Dans tous les cas, le syndrome de dépendance à une substance ne
peut plus reposer sur la distinction dépendance physiologique / dépendance
psychologique qui renvoie à un dualisme corps-esprit aujourd'hui dépassé,
comme nous l'avons déjà évoqué à propos de la notion de trouble mental.
De plus quel que soit le type de dépendance envisagé, l'idée d'une
compulsion irrésistible à consommer le produit qui aurait annihilé toute forme
de volonté est un mythe qui repose sur une conception de la dépendance
basée sur le modèle de la maladie.
Nous allons aborder maintenant d'autres raisons que celles basées
sur l'organicité du trouble, qui concourent à entretenir le mythe de la
toxicodépendance envisagée comme une dissolution de la volonté.
7. Trouble du contrôle ou usage nuisible volontaire ?
L'ensemble des critères diagnostiques regroupés ici sous le thème du
trouble du contrôle (dyscontrol) font appel à plusieurs notions que nous
allons discuter.
Mais avant d'aborder la question du trouble du contrôle de l'usage de
toxiques en lui-même, notons que l'usage contrôlé d'opiacés est un
phénomène plus répandu qu'on pourrait le croire. En effet, il est un fait bien
établi que non seulement les personnes qui consomment des opiacés avec
contrôle sont nombreuses, mais que parmi elles se trouvent d'anciens
110
R. L. Akers, op. cit.
111
Comité OMS d'experts de la pharmacodépendance, Vingt-huitième
rapport, Genève, Organisation Mondiale de la santé, 1993.
84
toxicomanes, c'est-à-dire des sujets ayant réussi à modifier durablement
leurs schémas de consommation sans pour autant verser dans
l'abstinence
112
.
De plus le toxicomane considéré comme "accro" n'est pas un sujet
complètement aliéné, en proie à des besoins sans limites l'amenant à se
procurer son produit à tout prix. Contrairement à ce stéréotype du drogué
possédé par une passion destructrice, l'étude des conditions réelles de
recherche et de prises d'opiacés montre qu'elles obéissent à un ensemble
de règles même chez les plus dépendants. De plus, les héroïnomanes ont
généralement une consommation faible à moyenne qui reste stable au fil
des ans
113
.
N. Zinberg
114
a montré que la communauté des usagers de drogues
produit un ensemble de règles, rituels et sanctions (social setting) qui
déterminent des modes d'usages spécifiques en fonction des substances
concernées. Ces règles de consommation (concernant le rythme, les lieux
et les effets de l'usage de drogues) sont apprises dans le cadre du groupe
des pairs, une fois intériorisées elles vont rendre le sujet capable d'auto-
contrôle
115
.
Dans certains cas on pourrait même parler de dépendance
contrôlée, au même titre que chacun de nous contrôle sa dépendance
envers les objets propres à satisfaire les besoins physiologiques. On peut
considérer qu'une dépendance est contrôlée lorsque les contraintes qu'elle
112
H. Klingemann, Coping and Maintenance strategies of spontaneous
remitters from problem use of alcohol and heroin in Switzerland, The international
journal of the addictions, 1989, 27 (12), pp. 1359-1388.
113
F. Vedelago, La carrière sociale du toxicomane, in : A. Ogien et P.
Mignon, La demande sociale de drogues, Paris, La documentation française, 1994.
114
N. Zinberg, Drug, Set and setting, New Haven, Yale University Press,
1974.
115
La capacité des toxicodépendants à maîtriser leurs comportements de
prises de drogues a pu également être observée dans l'abandon très rapide des
pratiques d'échange de seringues lorsque les risques de contamination par le virus
du SIDA se sont fait connaître.
85
engendre sont acceptées et assumées
116
par la personne, même si cette
acceptation doit s'accompagner d'une souffrance subjective.
Ainsi, les contraintes et inconvénients liés à la nécessité de se nourrir
sont habituellement totalement acceptés par les individus. La nécessité de
se plier à des horaires pour prendre les repas et d'y consacrer du temps et
de l'argent constituent des inconvénients mineurs face à l'enjeu vital que
représente le besoin de s'alimenter. On ne saurait de plus oublier tous les
aspects positifs qui accompagnent cette activité tels que le plaisir gustatif et
les échanges conviviaux qui compensent largement les côtés négatifs.
Il apparaît donc clairement que la dépendance n'implique pas
nécessairement la perte de contrôle et qu'il s'agit donc de deux phénomènes
relativement autonomes. C'est donc beaucoup plus l'idée de contrainte que
de trouble du contrôle qui caractérise la dépendance en elle-même. De plus,
le diagnostic DSM-IV de dépendance à une substance peut être posé en
l'absence des critères se rapportant au contrôle de la consommation.
La question du contrôle et de son évaluation est capitale puisqu'elle
est intimement liée à la notion de trouble mental. En effet, la manifestation
d'un tel trouble, comme pour toute autre maladie, est par définition
involontaire et donc hors du contrôle de l'individu
117
. Il en irait donc de même
pour la toxicomanie lorsqu'on l'envisage sous l'angle de la maladie... Une
telle conception repose sur l'idée d'une instance de contrôle interne, le
Surmoi du sujet, qui serait prise à défaut sous l'effet d'une contrainte externe
à celui-ci
118
.
Toute la question est par conséquent de savoir dans quelle mesure
l'usager de drogues choisit ou non lorsqu'il persiste dans sa pratique
116
Nous verrons toutefois plus loin à propos de l'ambivalence face à la
consommation, que l'acceptation totale des inconvénients de la toxicomanie est
rarement réalisée, même si elle est plus fréquente dans les populations non
cliniques de toxicomanes.
117
On rejoint ici la discussion développée antérieurement à propos du
concept d'incapacité qui implique l'idée d'un état psychologique subi par le sujet
sans alternative possible.
118
Cette contrainte externe au moi peut être de nature biologique
(ancrage somatique du plaisir), intrapsychique (inconsciente) ou environnementale
(pression du groupe).
86
risquée. Schématiquement, deux conceptions théoriques s'opposent face à
cette question : l'approche psychiatrique, qui tend à y répondre par la
négative, et l'approche relativiste
119
pour laquelle il s'agit d'un choix délibéré.
Comme nous allons le montrer, il en découle un regard très différent sur
l'addiction selon qu'est adoptée l'une ou l'autre de ces approches.
L'approche psychiatrique, pour sa part se heurte à certaines
difficultés quant à une définition du trouble du contrôle. En effet, comme le
relèvent T. A. Widiger et al.
120
, il n'existe pas de critères infaillibles pour
évaluer le trouble du contrôle, aussi celui-ci peut-il être considéré comme un
construit hypothétique. De plus, ce trouble ne se conçoit pas en tout ou
rien, mais s'étend sur un continuum de gravité
121
.
Lorsqu'on envisage la question du contrôle sur l'usage de substances
psycho-actives et de l'absence de critères véritablement fiables permettant
de l'évaluer, les auteurs du DSM-IV proposent d'adopter un raisonnement
probabiliste qui consiste à dire que plus un individu cumule les critères de
non-contrôle (cf. plus haut), plus ce diagnostic aura de chance d'être exact.
Cette démarche va de pair avec l'évaluation du degré de gravité du trouble,
laquelle renvoie à la notion de continuum entre pathologie et normalité.
Cette façon d'envisager les troubles amène des éléments de réponse à la
difficile question de la distinction entre un usage nuisible volontaire et un
usage incontrôlé
122
, mais en dernier recours, il s'agit d'une question
philosophique qui touche au problème de la liberté humaine
123
.
119
Nous utilisons ici un terme générique pour englober des approches
d'orientation psycho-sociologique ou anthropologique, telles que la théorie de
l'attribution ou l'interactionnisme symbolique.
120
T. A. Widiger et al., op. cit.
121
La perte grave du contrôle du produit est particulièrement présente
dans les cas d'alcoolisation massive et impulsive de même que lors de prises
répétées de cocaïne qui peuvent aller jusqu'à 30 injections par jours.
122
T. A. Widiger et al., op. cit.
123
Une telle problématique peut également être développée à propos du
suicide. Dans quelles circonstances un tel acte peut-il être envisagé comme un
choix rationnel et délibéré ?
87
L'élément le plus convaincant qui pousse à considérer la toxicomanie
comme une perte de contrôle de l'usage du produit est probablement le fait
que l'usager s'adonne à cette pratique en dépit des conséquences graves
qu'elle peut avoir pour lui et son entourage (critère sept du DSM-IV). Le fait
que malgré la connaissance et la survenue de ces conséquences négatives
le sujet persiste dans ce comportement d'allure autodestructrice pousse à
considérer un tel acte sous l'angle du pathologique, de la maladie et donc de
la perte de contrôle. La rationalité scientifique (de même que la rationalité
intuitive du profane) tolère mal qu'une conduite apparemment aussi
aberrante qui menace l'existence même du sujet puisse être choisie
délibérément. De plus, l'approche psychiatrique positiviste considérant la
santé comme une valeur universelle et absolue, toute conduite allant à
l'encontre de celle-ci ne peut pas être considérée différemment que comme
pathologique.
Nous voyons qu'à partir de schémas de pensée obéissant à certaines
valeurs (par exemple le maintien de la santé), l'observateur, de son point de
vue, juge la conduite addictive comme hors du contrôle du sujet. Le choix
d'une telle conduite est incompatible avec les valeurs de la discipline de
l'évaluateur qui sont également celles de la culture dominante, notre société
étant fortement médicalisée. Or, comme nous allons le voir, le résultat de ce
jugement pourrait être tout autre si le point de vue du consommateur était
adopté.
L'approche relativiste quant à elle, privilégie le point de vue de
l'usager pour rendre compte du degré de liberté qui caractérise le geste
toxicomaniaque. Cette approche va nous permettre d'aborder deux aspects
liés à la question de la perte de contrôle, à savoir d'une part les valeurs
sous-culturelles responsables de l'adoption d'un style de vie qui pousse à
choisir l'abus de toxiques et d'autre part l'influence des représentations
sociales de la toxicomanie propre à la culture dominante qui conduit tant
les usagers que les professionnels de la santé à expliquer les prises de
drogues compulsives en terme de dépendance et de perte de contrôle, donc
en terme de phénomène subi. Explication qui représente une construction
socioculturelle et non un reflet fidèle de la réalité du phénomène
toxicomaniaque.
88
Il est un fait que dans la plupart des cas l'usager est guidé par des
normes et des valeurs sous-culturelles que l'observateur ne partage pas.
Ainsi, ce sont les bénéfices à court terme qui intéressent l'usager (plaisir lié
à la prise du toxique), alors que les effets négatifs, généralement différés
dans le temps, passent au second plan. Dès lors ce qui est considéré
comme une perte de contrôle pourrait en fait n'être que l'expression d'un
choix basé sur la prééminence des avantages immédiats sur les
inconvénients. Il s'agirait donc d'un choix effectué par une personne dont les
normes et les valeurs l'amènent à minimiser l'importance des conséquences
négatives de la consommation de drogues.
Ainsi lorsqu'un usager poursuit la consommation malgré les
conséquences graves pour sa santé, ce pourrait très bien l'être parce qu'il
attribue peu d'importance à sa santé et non parce qu'il a perdu le contrôle.
Car la personne qui valorise la recherche du danger et du plaisir immédiat et
qui choisit une pratique de consommation de drogues vit en accord avec les
principes véhiculés par son groupe d'appartenance. L'environnement social
familier s'avère donc déterminant quant à l'adoption de certains
comportements.
Par ailleurs, on ne peut se limiter à la dichotomie : point de vue de
l'observateur - point de vue du consommateur, car le constat de la perte de
contrôle de l'usage d'une substance est une construction élaborée
conjointement par le spécialiste et le consommateur qui fournit à travers son
discours une part essentielle du matériau de base nécessaire à cette
conceptualisation, principalement à l'occasion de contacts avec les
organismes psychosociaux
124
. La conceptualisation de l'expérience de la
prise compulsive de toxiques est donc une déduction faite à partir du
comportement de l'usager, tel que celui-ci se le représente et surtout tel qu'il
le relate verbalement à son interlocuteur.
Le constat d'échec face au contrôle de la consommation implique la
présence d'un état d'esprit particulier chez l'usager, puisque celui-ci doit en
quelque sorte désavouer sa pratique ou plus précisément subordonner son
124
Les associations d'usagers de drogues commencent notamment en
France à se faire entendre mais restent d'une influence limitée face au pouvoir
médical.
89
désir de continuer à celui d'arrêter sa consommation. Cette attitude peut de
plus n'être présente que le temps d'un entretien diagnostique... Le sujet sera
ainsi poussé à reconnaître qu'il prend son toxique souvent en quantité
supérieure ou sur une plus longue durée que ce qu'il avait envisagé (critère
trois du DSM-IV), que son désir pour la substance persiste ou qu'il n'a pas
réussi à arrêter sa consommation (critère quatre du DSM-IV) et enfin qu'il
reconnaît continuer l'usage du produit malgré les conséquences négatives
que cela engendre dans sa vie (critère sept du DSM-IV).
Le vécu de la perte de contrôle suppose l'exécution d'un
comportement qui va à l'encontre du désir du sujet. Or, toute la difficulté
vient du fait que ce désir est ambivalent. Il y a toujours désir du produit et
désir de s'en passer, d'où conflit inéluctable. Aussi, parler de perte de
contrôle implique une approche réductionniste où seul un des termes du
conflit est envisagé (désir de renoncer à la substance). En effet, lorsqu'on
considère le second terme de l'ambivalence (désir de consommer), l'idée de
perte de contrôle tombe d'elle-même. Le concept de perte de contrôle ne
serait donc qu'un artefact pour expliquer la transition d'une attitude où prime
le refus de la substance à une attitude où prime le désir de celle-ci. Quant à
la raison de privilégier l'aspect refus du toxique permettant l'élaboration du
concept de perte de contrôle, on peut y voir l'expression d'une morale socio-
médicale ambiante.
En effet, avec J. B. Davies
125
on peut aller jusqu'à considérer la perte
de contrôle, et de manière plus générale la dépendance elle-même, comme
un leurre dans la mesure où elle n'est que le pur produit d'un auto-
étiquetage socialement fonctionnel destiné à rendre plus acceptable un
comportement que la morale réprouve. L'usager de drogues recourt ainsi à
une explication de sa conduite compulsive par la dépendance et la perte de
contrôle afin de réduire la dissonance cognitive tant au niveau individuel
en ce qui concerne l'incongruité du choix d'un comportement
autodestructeur qu'au niveau social en ce qui concerne son désir constant
de céder à la tentation du plaisir facile.
125
J. B. Davies, The mith of addiction : an application of the psychological
theory of attribution to illicit drug use, London, Harwood Academic Publishers, 1993.
90
C'est toute la question de la toxicomanie envisagée comme une
maladie et par conséquent celle de l'usager de drogues considéré comme
un malade passif qui se joue ici. Avec tous les bénéfices secondaires que
peut amener le fait d'envisager un comportement déviant sous l'angle de la
maladie, notamment quant à la déresponsabilisation du sujet face à ses
actes
126
. Le comportement pathologique devenant en quelque sorte objet
d'étude et d'intervention de la médecine psychosociale avec le risque de
passiviser le sujet face à ses difficultés en le dépossédant de toute une
dimension de sa façon de vivre.
Ainsi, comme le relève J. B. Davies, les représentations de la
toxicomanie véhiculées par la société globale favorise l'explication et le vécu
de la prise de drogues sous l'angle de la perte de contrôle. Les
comportements ainsi dénommés deviennent nettement plus acceptables
socialement mais ceci se traduit en contrepartie par une
déresponsabilisation des consommateurs face à leur pratique et donc par
une diminution des chances de pouvoir modifier de telles pratiques.
8. Dysfonctionnement psychosocial réversible et durable
Le diagnostic de dépendance à une substance comporte quelques
éléments liés au fonctionnement psychosocial. Deux critères du DSM-IV
peuvent être regroupés sous cette catégorie, il s'agit d'une part de
l'importance du temps consacré à la toxicomanie (recherche et
consommation du produit, récupération de ses effets) et d'autre part de
l'abandon ou de la réduction d'importantes activités sociales (au sens large)
consécutives à l'usage de toxiques
127
.
126
Il est intéressant de noter avec quelle facilité certains usagers de
toxiques en cure de méthadone s'empare de leur statut de malade pour justifier
leurs comportements délictueux. L'anecdote suivante en témoigne : des problèmes
de voisinage se sont produits aux alentours d'un centre de distribution de
méthadone suite aux vols de bouteilles d'alcool dans certains magasins. Or, il s'est
avéré que pour justifier leurs actes les patients invoquaient l'effet de la méthadone
qui les mettait dans un état second...
127
Le DSM-III-R incluait un troisième critère : la difficulté d'accomplir les
rôles sociaux en raison de la prise de drogue ainsi que l'utilisation de la substance
en situation risquée physiquement. En ce qui concerne la première partie de ce
91
En ce qui concerne l'héroïnomanie, mentionnons qu'en dehors des
éléments généraux spécifiés par le DSM-IV, la nature illégale de cette
pratique représente une source supplémentaire de difficultés d'intégration
sociale
128
.
Relevons également que les aspects du fonctionnement psychosocial
pris en considération par le diagnostic de dépendance à une substance ne
concernent que les perturbations consécutives à l'usage de psychotropes.
Or ceci ne doit pas faire oublier que les difficultés d'adaptation sociale que
rencontrent nombre de toxicomanes ont souvent beaucoup plus à voir avec
un style de vie qui remet en question les normes sociales qu'avec les
conséquences directes de l'abus de toxiques. On peut donc envisager la
toxicomanie à la fois comme une cause et comme une conséquence des
troubles de l'intégration sociale que peut rencontrer l'usager de drogue.
De plus, en dehors de la toxicodépendance et du style de vie qui
l'accompagne souvent, le fonctionnement psychosocial peut également être
affecté, comme c'est le cas dans la population générale, par toutes les
autres formes de manifestations psychopathologiques (dépression,
psychose, troubles de la personnalité, etc.) avec toutefois des occurrences
plus élevées pour certains troubles comme nous le verrons plus loin à
propos de la psychopathologie associée.
Nous nous centrerons ici cependant sur les conséquences
psychosociales de la toxicomanie étant donné que le diagnostic DSM-IV
s'y limite. Les troubles de l'intégration sociale antécédents aux phénomènes
addictifs, qui font notamment appel aux notions de sous-culture et de
socialisation, seront traités dans un chapitre ultérieur.
L'ensemble des critères regroupés sous la catégorie du
dysfonctionnement psychosocial est primordial dans le diagnostic de
dépendance à une substance dans la mesure où ils correspondent à cet
critère, on peut considérer que l'accomplissement des rôles sociaux est une notion
très proche de celle d'exercer des activités sociales et faisait donc double emploi
avec elle. La seconde partie du critère, quant à elle, concerne l'idée de conduite à
risque dont il a déjà été fait mention plus haut à propos des indicateurs de perte de
contrôle.
128
Cet aspect ne figure pas dans les critères du DSM-IV car le diagnostic
de dépendance à une substance ne spécifie pas les différents types de substances
(par exemple les critères pour l'alcoolisme et l'héroïnomanie sont identiques).
92
aspect de restriction du répertoire comportemental et de désinvestissement
progressif du champ des activités habituelles liées à la vie en communauté.
L'idée d'envahissement des différents champs de la vie personnelle et
sociale par une activité unique amène certains auteurs d'orientation
sociologique à placer cet élément au cœur de leur définition de la
toxicomanie :
Le toxicomane avéré est celui qui organise une part essentielle
de sa vie personnelle et sociale autour de la recherche et de la
consommation d'un ou de plusieurs produits psychotropes
129
.
Cette définition est basée sur une phénoménologie empirique des
conduites et présente l'avantage de se situer en deçà d'un recours à la
notion de dépendance. En effet, le constat d'un mode de vie particulier
organisé autour de la prise de drogues ne préjuge en rien du phénomène de
dépendance qui pourrait sous-tendre ce style de vie. Cet aspect n'est de la
sorte pas considéré comme essentiel puisque absent de la définition, ce qui
peut paraître paradoxal puisque toxicomanie et dépendance sont
généralement tenus pour équivalents...
L'incidence de l'héroïnomanie sur le fonctionnement psychosocial
reste néanmoins très variable selon les individus. Certains parviennent à
gérer cette habitude en la dissimulant à toute une partie de leur entourage.
Pour ce faire ils doivent toutefois déployer une énergie considérable afin de
maintenir une étanchéité entre les différentes sphères de leur vie
130
.
D'autres, par contre ne parviennent pas à une telle sectorisation de leur style
129
R. Castel (sous la dir.), Les sorties de la toxicomanies, types,
trajectoires, tonalités, Paris, Groupe de Recherche et d'Analyse du Social et de la
Sociabilité, M.I.R.E., avril 1992, p. 13.
Par ailleurs cette définition fait référence à la notion d'expérience totale,
soit : un mode de vie exclusivement organisé autour d'une seule finalité. La passion
amoureuse, le jeu, certaines formes d'investissement politique peuvent constituer
des expériences totales (...) l'individu apparaît totalement immergé dans ce qu'il vit
par rapport à cet "objet". R. Castel, op. cit., p. 13. Les auteurs préfèrent néanmoins
l'idée de ligne biographique dominante dans la mesure où l'expérience totale ne
l'est jamais complètement. Celle-ci représente donc un extrême rarement atteint et
il demeure en principe toujours des espaces de vie séparés de la sphère de
l'addiction.
130
Relevons qu'une héroïnomanie contrôlée qui ne se traduit pas par une
inadaptation sociale n'entre plus dans la définition psychiatrique de la dépendance
à une substance psycho-active.
93
de vie et les sphères professionnelle ou familiale tendent à faire les frais de
leur consommation compulsive. Cette catégorie d'usagers est par ailleurs
plus encline à faire appel aux structures médico-sociales pour gérer leurs
difficultés.
Les conséquences de l'héroïnomanie sur le fonctionnement
psychosocial, mentionnées en partie dans le diagnostic de dépendance à
une substance, peuvent être catégorisées en deux types suivant leur degré
de réversibilité.
Un premier type concerne les conséquences directes de la prise
d'héroïne sur le fonctionnement psychosocial (qui ne sont bien entendu pas
automatiques). Il s'agit de l'aménagement du temps particulier et de la
commission d'activités illégales qui peuvent découler de l'usage d'héroïne.
Afin de montrer en quoi ces conséquences peuvent être tenues pour
réversibles, une rapide description du mode d'acquisition et de
consommation de cette substance s'impose.
Contrairement à d'autres substances faciles d'accès et bon marché
telles que l'alcool, l'héroïne nécessite un investissement en temps et en
argent considérable pour se la procurer, ce qui pousse à organiser son
temps d'une manière bien précise. Ainsi, les consommateurs sans revenu
fixe en viennent vite à consacrer l'essentiel de leur temps à la quête du
produit, activité où le consommateur se fait souvent revendeur de façon à
pouvoir financer le coût exorbitant de son addiction. De plus, certains
recourent aux apports financiers additionnels que constituent les crimes et
délits lucratifs (vols, cambriolages, prostitution, etc.) ce qui les éloignent
d'autant plus du monde conventionnel.
Bien qu'il ne s'agisse pas ici de prétendre que ces phénomènes de
délinquance sont essentiellement le fruit de la prohibition de l'objet
d'addiction propre à une frange de la population, il serait tout aussi erroné de
ne pas prendre en considération le fait qu'une activité illégale en appelle une
autre et que l'enchaînement des délits représente une forme de contrainte
qui pousse le sujet à répéter les mêmes schémas de comportements. C'est
pourquoi, force est de reconnaître que certaines activités illégales commises
par l'usager pour financer son habitude ont une forte composante
situationnelle. Et c'est justement à cet aspect situationnel que l'on peut
94
assimiler les conséquences psychosociales réversibles de la prise de
toxiques
131
.
Le deuxième type de conséquences possibles de l'héroïnomanie sur
le fonctionnement psychosocial du consommateur sont de nature beaucoup
plus durables. Nous les avons déjà abordées dans le cadre de la discussion
à propos de la notion d'incapacité. Il s'agit des effets à long terme de
l'adoption d'un mode de vie en marge de la société conventionnelle lié à
l'adhésion au milieu de la drogue. Celui-ci limite grandement les contacts
avec les institutions de la société et aboutit chez certains à des pertes de
compétences sociales et des mouvements de repli sur soi de façon à éviter
le rejet de la part de ces organismes. Ce phénomène de désocialisation
132
concerne des personnes qui ne s'avèrent plus capables de s'adapter aux
exigences du monde professionnel (ponctualité, productivité, assiduité, etc.)
et qui sont destinées à recevoir l'aide de l'assistance publique (rente pour
invalidité psychique) avec tout le potentiel d'exclusion symbolique qu'un tel
statut peut comporter.
Si différentes formes de psychopathologie sont impliquées dans la
dérive sociale de ces personnes, relevons que les facteurs socio-
économiques d'exclusion (désagrégation du tissu social, précarisation de
l'emploi, baisse du pouvoir d'achat, etc.) jouent un rôle grandissant. Ceux-ci
sont de plus à l'œuvre dans ce qu'il est convenu aujourd'hui d'appeler la
fracture sociale de nos sociétés, phénomène dépassant de loin la question
des toxicomanies.
131
Cette réversibilité est particulièrement visible lorsqu'on supprime les
contraintes inhérentes à l'obtention de l'héroïne lors de la mise en place d'un
traitement par la méthadone.
132
Par désocialisation, nous entendons la perte d'un ensemble d'acquis
se rapportant aux manières d'être (normes et valeurs) nécessaires à la vie sociale
conventionnelle ou valorisés par elle.
95
9. Psychopathologie associée : dépression et troubles de la
personnalité
La psychopathologie associée à la toxicomanie revêt une importance
majeure dans l'étude des phénomènes de désinsertion sociale dans la
mesure où les troubles psychiques ont souvent un retentissement notable
sur la qualité du fonctionnement psychosocial.
Mais avant d'aller plus loin dans la description des troubles
psychiques observés parmi les populations de toxicomanes, il est
nécessaire de relever que l'essentiel des études portant sur ce thème
concerne des populations cliniques. Or on sait que ces populations
présentent des particularités pathologiques qui leur sont propres.
En effet, il s'avère que les consommateurs qui gèrent leur
dépendance de façon autonome sans recourir aux instances de soins ont
une adaptation psychosociale globale meilleure, à savoir moins de troubles
psychiatriques (et notamment dépressifs), moins de problèmes juridiques et
familiaux, des consommations moins intenses et des taux de rechutes
nettement moins élevés
133
. Il n'est donc pas correct de généraliser à
l'ensemble des personnes toxicomanes ce que l'on observe sur une portion
d'entre elles. C'est de cette façon que l'on entretient des stéréotypes négatifs
et délétères liés à une catégorie d'individu.
Cette précaution étant prise, nous pouvons maintenant aborder les
évaluations réalisées auprès de populations cliniques. L'examen de la
littérature psychiatrique principalement nord américaine montre que si l'on
relève une certaine hétérogénéité des troubles psychiques
134
survenant chez
les héroïnomanes, plusieurs études
135
relèvent une prépondérance des
133
B. J. Rounsaville & H. D. Kleber, Untreated opiate addicts, Arch. Gen.
Psychiatry, 1985, 42, pp. 1072-1077.
134
B. J. Rounsaville, M. M. Weissman, H. Kleber & C. Wilber, Hetero-
geneity of psychiatric diagnosis in treated opiate addicts, Arch. Gen. Psychiatry,
1982, 39, February, pp. 161-166 ;
135
T. A. Kosten, T. R. Kosten & B. J. Rounsaville, Personality disorders in
opiate addicts show prognostic specificity. Journal of Substance Abuse Treatment,
1989, 6, pp. 163-183 ;
E. J. Khantzian & C. Treece, DSM-III psychiatric diagnosis of narcotic ad-
dicts. Arch. Gen. Psychiatry, 1985, Vol. 42, November, pp. 1067-1071.
96
troubles dépressifs (épisode dépressif majeur sur l'axe I du DSM-IV) et de
certains troubles de la personnalité (antisocial, borderline sur l'axe II du
DSM-IV).
La prévalence des troubles dépressifs chez les héroïnomanes suivis
médicalement est importante. Elle se situe entre un tiers et deux tiers pour
des symptômes modérés à sévères. Cette prévalence est particulièrement
élevée en début de traitement, étant donné que le sujet toxicomane
recherche de l'aide habituellement dans un contexte de crise. Une fois le
traitement instauré la prévalence des troubles dépressifs chute environ de
moitié
136
. De plus l'intensité des troubles dépressifs présente une corrélation
avec la gravité de la toxicomanie
137
.
La comorbidité dépressive peut être envisagée sous un double
aspect. D'une part, la tendance dépressive peut préexister aux prises de
drogues et en faciliter le recours dans une visée d'automédication. Dans ce
cas, la fragilité dépressive s'inscrit bien souvent dans le contexte d'une
relation d'objet de type anaclitique et préfigure l'évolution des conduites de
dépendance vers leur restriction à un objet d'addiction spécifique, en
l'occurrence la drogue. D'autre part, les troubles dépressifs peuvent à
l'inverse résulter de l'abus de drogues. En effet, non seulement les
substances psychotropes peuvent agir défavorablement sur l'humeur à un
niveau physiologique, mais encore la détérioration du fonctionnement
psychosocial s'accompagne généralement d'une chute de l'estime de soi et
favorise les sentiments de découragement, voire de détresse.
En ce qui concerne les troubles de la personnalité chez les
toxicomanes suivis médicalement, leur prévalence est généralement
136
B. J. Rounsaville, M. M. Weissman, K. Crits-Christoph, C. Wilber & H.
Kleber, Diagnosis and symptoms of depression in opiate addicts. Course and
relationship to treatment outcome. Arch. Gen. Psychiatry, 1982, 39, February, pp.
151-156.
H. M. Ginzburg, M. Allison & R. L. Hubbard, Depressive symptoms in drug
abuse treatment clients : correlates, treatment, and changes, NIDA Research
Monograph Series, 1983, 49, pp. 313-319.
137
J. F. Maddux, D. P. Desmond & R. Costello, Depression in opioid us-
ers varies with substance use status, American Journal of Drug and Alcohol Abuse,
13, 4, pp. 375-385.
97
importante, elle peut varier entre 65 et 90% suivant les études
138
, de plus
près du quart des patients satisfait les critères de plusieurs catégories de
troubles
139
.
Si l'ensemble des catégories nosologiques y sont représentées, on
relève une nette prépondérance pour la personnalité antisociale (entre 22
et 54%, pour des études réalisées aux Etats-Unis
140
) et ce quelle que soit la
méthode utilisée pour poser le diagnostic : entretien structuré ou
questionnaire de personnalité. En effet, les études réalisées auprès de
différents groupes de toxicomanes basées sur le MMPI (Minnesota
Multiphasic Personality Inventory) montrent que parmi les différentes
échelles cliniques du test, l'échelle psychopathie (Pd) (dont le construit est
proche de celui de la personnalité antisociale définie par le DSM-IV) est celle
qui atteint le plus fréquemment le seuil pathologique (défini comme égal ou
supérieur à deux déviations standard au-dessus de la moyenne)
141
.
Relevons que la fréquence du trouble de la personnalité antisociale
est particulièrement susceptible de varier suivant le contexte socio-
économique dans la mesure où cette catégorie comporte plusieurs critères
relatifs au fonctionnement psychosocial (chômage, endettement, etc.).
D'autres catégories de troubles apparaissent avec une fréquence
moindre mais tout de même importante, il s'agit des personnalités
138
B. J. Rounsaville et al., op. cit. ; E. J. Khantzian et al., op. cit.
139
T. A. Kosten, T. R. Kosten & B. J. Rounsaville, Personality Disorders
in Opiate Addicts Show Prognostic Specificity. Journal of Substance Abuse Treat-
ment, 1989, Vol 6, pp. 163-183.
140
D. A. Calsyn, D. K. Roszell & E. F. Chaney, Validation of MMPI profile
subtypes among opioid addicts who are beginning methadone maintenance
treatment. Journal of Clinical Psychology, 1989, November, Vol. 45, 6, pp. 991-998.
141
G. Ottomanelli et al., MMPI evaluation of 5-year methadone treatment
status. Journal of Consulting and Clinical Psychology, 1978, Vol. 46, 3, pp. 579-
581.
M. Zuckerman, S. Sola, J. Masterson & J. V. Angelone, MMPI patterns in
drug abusers before and after treatment in therapeutic communities. Journal of
Consulting and Clinical Psychology, 1975, 43, 3, pp. 286-296.
98
borderline, narcissique et dépendante
142
. Parmi ceux-ci, les troubles
borderline ne sont pas sans rapport avec la toxicomanie puisqu'ils
comportent parmi les critères diagnostiques l'impulsivité, dont un des
indicateurs comportementaux est précisément la toxicomanie.
En ce qui concerne les troubles psychotiques de la personnalité,
représentés par le groupe A (schizotypique, schizoïde et paranoïde) du
DSM-III-R, leur prévalence est généralement faible, se situant entre 5 et
10% (les trois catégories confondues) pour les études adoptant la méthode
de l'entretien structuré
143
. Par contre, lorsque la méthode diagnostique est
celle du questionnaire de personnalité, la fréquence de ces troubles est
supérieure ; en effet, D. A. Calsyn et al.
144
mentionnent plusieurs études
ayant élaboré une typologie psychiatrique des patients toxicomanes à l'aide
du MMPI où le groupe des sujets schizoïdes représente entre 17 et 27% des
échantillons considérés.
Les différences notables quant à la méthode utilisée pour évaluer la
prévalence des troubles psychotiques, nous paraissent être liées au fait que
les critères phénoménologiques retenus par le DSM-IV ne concernent
qu'une faible proportion de patients psychotiques : ceux dont la
symptomatologie est particulièrement apparente. De plus, certains auteurs
145
ont relevé que les troubles schizotypiques, étant fréquemment infra-
cliniques, échappent aux évaluations réalisées grâce aux entretiens
structurés alors qu'ils sont bien mis en évidence par le biais des
autoquestionnaires (self-report).
En ce qui concerne les liens existant entre l'intensité de la
toxicomanie et les troubles de la personnalité, il s'avère que les toxicomanes
142
T. A. Kosten et al., op. cit. ; R. J. Craig, A psychometric study of the
prevalence of DSM-III personality disorders among treated opiate addicts. Int-J-
Addict, 1988, 23(2), pp. 115-24.
143
E. J. Khantzian et al., op. cit. ; T. A. Kosten et al., op. cit.
144
D. A. Calsyn, D. K. Roszell & E. F. Chaney, Validation of MMPI profile
subtypes among opioid addicts who are beginning methadone maintenance
treatment. Journal of Clinical Psychology, November, Vol. 45, 6, pp. 991-998.
99
avec troubles de la personnalité présentent plus fréquemment des
problèmes de polytoxicomanies (alcoolisme et abus médicamenteux), de
même que des patterns d'utilisation de drogues plus graves que les sujets
dépourvus de pathologie au niveau de l'axe II
146
, ce phénomène étant encore
plus marqué pour la personnalité antisociale
147
.
Une étude intéressante de C. Treece et B. Nicholson
148
met en
évidence que les patients nécessitant un haut dosage de méthadone pour
cesser les prises d'héroïne montrent significativement plus de troubles de la
personnalité de type schizoïde que les patients bien stabilisés avec un
dosage normal. Dans une autre étude, les mêmes auteurs
149
relèvent
également que parmi un groupe d'héroïnomanes en traitement à la
méthadone ceux qui présentent des modalités de consommation de drogues
intenses montrent une élévation des troubles de la personnalité.
Mentionnons enfin une dernière recherche
150
concernant un follow-up
sur deux ans et demi de 150 héroïnomanes traités médicalement selon
diverses modalités, où il est démontré que le diagnostic de troubles de la
personnalité représente une valeur prédictive quant à l'évolution des patients
; le risque de dépression et d'alcoolisme est plus grand chez les borderlines
(lesquels représentent 17% de l'échantillon).
145
W. Spaulding, C. P. Garbin & S. R. Dras, Cognitive abnormalities in
schizophrenic patients and schizotypal college students. Journal of Nervous and
Mental Disease, 1989, Vol. 177, 12, pp. 717-728.
146
E. P. Nace, C. W. Davis & J. P. Gaspari, Axis II comorbidity in sub-
stance abusers. American Journal of Psychiatry, 1991, 148(1), January, pp. 118-
120.
147
E. J. Khantzian et al., op. cit.
148
C. Treece & B. Nicholson, DSM-III Personality type and dose levels in
methadone maintenance patients. Journal of Nervous and Mental Disease, 1980,
Vol. 168, 10, pp. 621-628.
149
B. Nicholson & C. Treece, Object relations and differential treatment
response to methadone maintenance. J-Nerv-Ment-Dis, 1981, 169, 7, pp. 424-429.
150
T. A. Kosten et al., op. cit.
100
10.Traitement par la méthadone, intégration sociale et toxicomanie
persistante
Le traitement médico-psychosocial de la toxicomanie par la
méthadone représente actuellement une des principales modalités de prise
en charge ambulatoire des héroïnomanes.
Dès la fin des années soixante, V. Dole et al.
151
ont posé les bases
scientifiques de ce traitement de substitution. Aujourd'hui ce type de
traitement s'est généralisé, notamment en raison de son efficacité dans la
diminution des risques de propagation du virus du Sida.
Cette thérapeutique de substitution a fait l'objet d'évaluations
multiples de la part d'organismes officiels
152
et privés
153
. Les principaux
avantages mis en évidence
154,155
sont avant tout:
- une réduction de la consommation des drogues illégales ;
- une diminution de la criminalité ;
- une facilitation de l'insertion socioprofessionnelle ;
- une amélioration de la santé.
Les effets favorables sur l'intégration sociale résident essentiellement
dans la modification du style de vie qu'entraînent non seulement la
prescription de méthadone mais surtout la prise en charge globale médico-
psychosociale assurée par une équipe pluridisciplinaire. De fait, le
fonctionnement psychosocial du toxicodépendant qui consiste à renoncer à
une part essentielle de sa vie personnelle et sociale s'avère particulièrement
151
V. Dole & M. Nyswander, Heroin addiction : A metabolic disease.
Arch. Intern. Med., 1967, 120, pp. 19-24.
152
World Health Organization, Division of Mental Health, The uses of me-
thadone in the treatment and management of opiod dependence,
WHO/MNH/DAT/89.1, Geneva, 1989.
153
J.-J. Déglon, Evaluation d'un programme de traitement des
héroïnomanes par la méthadone, Psychotropes, 1988, 4, pp. 31-37.
154
J. C. Ball & A. Ross, The Effectiveness of Methadone Maintenance
Treatment. New-York, Springer-Verlag, 1991.
155
A. Mino et M. Del Rio, Marginalisation médico-sociale, toxicomanie,
méthadone, Médecine et Hygiène, 1991, 49, pp. 2488-2493.
101
modifié lors de la mise en place d'un tel traitement. Avec la prescription
journalière de méthadone, l'usager de drogues qui devait dépenser
énormément d'énergie, d'argent et de temps pour se procurer son produit
voit son emploi du temps se modifier considérablement. Ainsi, lorsque cela
s'avère nécessaire, une réhabilitation psychosociale devient envisageable
moyennant un recours aux institutions adaptées (de type socio-éducatif). De
plus, la prise de méthadone à heure fixe prend une forme ritualisée, ce qui
tend à régler la vie de ceux dont les journées ne sont plus rythmées par le
travail.
Il est certain que la substitution d'une drogue illégale par un opiacé
prescrit médicalement diminue voire supprime les retombées négatives liées
à l'exercice d'une pratique considérée comme délictueuse et favorise une
certaine normalisation du mode de vie.
Les sujets qui devaient auparavant "galérer" durant toute la journée
pour s'approvisionner en opiacé se retrouvent subitement avec une quantité
considérable de temps à disposition. Presque spontanément, certains
renoncent d'eux-mêmes à tout un ensemble d'activités illégales devenues
inutiles. Ceci leur ouvre une grande porte pour remanier leur style de vie en
adoptant des activités plus conventionnelles. Certains saisiront l'occasion
alors que d'autres n'y trouveront pas leur compte et retourneront à leur
ancien mode de vie.
Relevons toutefois que la substitution reste partielle dans la mesure
où l'appétence pour les toxiques, bien souvent, continue à se manifester.
Par ailleurs, dans certains cas la tendance au rejet des normes sociales tend
à court-circuiter les aides prodiguées par les professionnels de l'insertion
sociale.
Avec la prise en charge médico-psychosociale des héroïnomanes
par la méthadone, nous sommes au cœur d'une rencontre (parfois d'un
affrontement) entre deux milieux culturels qui véhiculent des normes et des
valeurs souvent diamétralement opposées. En effet, alors que les soignants,
représentants d'une société fortement médicalisée, œuvrent pour la
réduction des risques et l'adoption de comportements favorables à la santé
A. Mino, Les maintenances à la méthadone, L'information psychiatrique,
1995, 3, pp. 237-246.
102
(avec en filigrane une visée d'abstinence à plus ou moins long terme), les
patients restent souvent tributaires d'un mode de vie axé sur une valorisation
du plaisir immédiat et des prises de risques.
Néanmoins, ces derniers peuvent se montrer preneurs lorsqu'on leur
propose, de manière non moralisatrice, des solutions aux problèmes
concrets qu'ils rencontrent. Ce fut le cas en Suisse avec la mise en vente
libre des seringues en pharmacie (en 1986) dans le cadre de la prévention
contre le Sida
156
.
Finalement, on peut envisager un des aspects du travail des équipes
soignantes comme une forme de restauration d'un lien rompu (ou risquant
de le devenir) entre des individus marginalisés et la société. De tels
programmes jouent donc un rôle d'interface entre une sous-culture menacée
d'exclusion et la société globale, ce qui va dans le sens d'une meilleure
cohésion sociale de celle-ci.
11. Conclusion
L'objectivité scientifique inhérente à la démarche psychiatrique situe
celle-ci dans un courant de pensée positiviste. L'élaboration des catégories
nosologiques propres au DSM-IV
157
est exemplaire de cette démarche dans
la mesure où elle se veut descriptive et athéorique. Sans remettre en cause
la valeur pragmatique de cette approche, on peut relever que l'évacuation
des aspects socioculturels pour la majorité des syndromes (quelques
syndromes fortement liés à la culture sont répertoriés en annexe du DSM-IV)
en limite notablement la portée. Car toute forme de pensée se développe
dans un environnement socioculturel qui impose ses schémas et oriente le
raisonnement. A cet égard les nosologies psychiatriques n'y échappent pas
et constituent donc des constructions culturelles au même titre que toute
156
C. L. Robert, J.-J. Déglon, J. Wintsch, J.-L. Martin et al. Behavioural
changes in intravenous drug users in Geneva : rise and fall of HIV infection 1980-
1989. AIDS, 1990, 4, 4, pp. 657-660.
157
American Psychiatric Association : Diagnostic and Statistical Manual
of Mental Disorders, Fourth Edition. Washington, DC, American Psychiatric
Association, 1994.
103
autre production humaine. Ainsi, on ne saurait contester leur dépendance
envers les contingences socio-historiques.
C'est ce que nous avons voulu montrer en adoptant une approche
critique de la conception psychiatrique de la toxicomanie. Pour ce faire, le
point de vue psychopathologique a été complété par une prise en compte
des représentations socioculturelles qui sous-tendent à la fois les
fondements même du diagnostic de dépendance à une substance et l'auto-
perception de la conduite addictive.
Tout au long de ce chapitre nous avons critiqué le fait d'envisager la
toxicomanie comme une maladie et souligné les retombées négatives d'une
telle conception sur l'intégration sociale des consommateurs de drogues.
Nous avons tout d'abord relevé la fragilité du concept de trouble
mental propre à l'approche psychiatrique descriptive du DSM-IV en
mentionnant que l'opposition de la maladie mentale à la maladie somatique
n'est épistémologiquement plus défendable aujourd'hui.
Ensuite nous avons montré que le phénomène de la dépendance est
une caractéristique de la condition humaine, dans la mesure où chacun de
nos besoins nous place dans une situation de dépendance vis-à-vis de notre
environnement. La contrainte étant plus ou moins grande suivant le type de
besoin en jeu. De plus dans le cas des dépendances non vitales, il y a
toujours une forme de consentement du sujet qui tire des bénéfices de son
addiction et donc la recherche activement. Il s'agit là d'un premier argument
en faveur d'une toxicomanie choisie.
Après avoir regroupé en trois catégories les critères diagnostiques
DSM-IV de dépendance à une substance, ils ont été abordés sous l'angle
des écueils et limitations qu'ils comportent.
L'analyse des critères propres à la dépendance physiologique nous
a permis de montrer la relative autonomie du comportement addictif face aux
besoins physiologiques du produit. C'est avant tout la signification donnée
par le sujet à son état de manque qui va déterminer la recherche compulsive
du produit ou au contraire l'acceptation des désagréments liés au sevrage. Il
n'est donc pas tenable d'envisager l'héroïnomanie comme la conséquence
d'un déficit métabolique acquis de nature organique.
104
Concernant la catégorie de critères liés au trouble du contrôle, il
s'est avéré particulièrement difficile de distinguer l'usage incontrôlé du
produit de l'usage nuisible volontaire. Cette catégorie de critères renvoie de
manière plus générale à l'entité nosologique dépendance, conçue comme
un trouble de nature involontaire, donc en adéquation avec le modèle de la
maladie.
La perte de contrôle face au produit a été envisagée par certains
comme biaisée culturellement. En effet, la volonté de faire glisser une
pratique vers le statut de maladie permet de rétablir une morale sociale qui
condamne la recherche compulsive du plaisir. La théorie psychologique de
l'attribution nous a permis de montrer comment l'explication du
comportement addictif en terme de dépendance et de perte de contrôle
constitue une inférence socio-fonctionnelle permettant aux acteurs
sociaux d'éviter la désapprobation sociale qui condamne l'intempérance.
Ainsi, les acteurs sociaux s'entendent sur une définition commune du
phénomène qui permet au monde médical de s'approprier toute une
catégorie de "clients" et aux toxicodépendants de ne plus être considérés
comme des "débauchés" ou des délinquants par l'opinion publique. Ils
peuvent alors recevoir de l'aide au lieu de sanctions répressives. Sur ce
point on observe une certaine syntonie entre les caractéristiques assignées
aux sujets toxicomanes par le monde médical et l'auto-définition adoptée par
ceux-ci.
L'usager de drogues est donc influencé par son environnement
socioculturel pour comprendre sa conduite en terme de dépendance et de
maladie. J. B. Davies
158
a conceptualisé ce mécanisme en terme d'auto-
étiquetage socialement fonctionnel, qualifiant ainsi le processus d'auto-
attribution auquel le toxicomane recourt pour expliquer et justifier ce
comportement qu'il répète continuellement et que la morale réprouve.
Par ailleurs, une telle construction socio-individuelle du vécu de la
prise répétitive de toxiques ne va pas sans retombées négatives. En effet, si
le statut de malade offre l'avantage d'une inclusion dans la société globale,
prémisse possible d'une réinsertion sociale ultérieure, le fait de considérer
158
J. B. Davies, op. cit.
105
l'usager comme dépendant (au sens de la perte de contrôle) le rend passif et
lui enlève toute responsabilité, ce qui va à l'encontre d'une gestion ou d'une
disparition du trouble qui nécessite la croyance en un contrôle possible sur
ses actes.
C'est pourquoi, l'adhésion au modèle de la maladie se traduit chez
l'usager par une limitation importante de son contrôle sur une substance
perçue comme un agent pathogène tyrannique et tout puissant.
De cet ensemble de conceptions et de jugements sur la toxicomanie,
relayés par les médias, il résulte le stéréotype social du drogué, soit
l'image d'un être faible, peu volontaire, incapable de gouverner sa vie, etc.
Figure négative du drogué qui ne sera pas sans conséquences sur la
construction de l'identité sociale des usagers les plus jeunes et
principalement ceux en quête d'une identité négative.
La troisième catégorie de critères diagnostiques que nous avons
identifiée, le dysfonctionnement psychosocial, met en évidence
l'envahissement des différents secteurs de la vie sociale par les activités de
recherche et de consommation du produit. Ceci se traduit par un
affaiblissement de la capacité à répondre aux obligations sociales, un
rétrécissement du champ des intérêts et une restriction du répertoire
comportemental.
Le suivi longitudinal des patients permet d'identifier deux cas de figure
quant à l'évolution de leur intégration sociale. A savoir, l'un consistant en
un désengagement souvent réversible des activités sociales habituelles
découlant principalement des conséquences de l'usage fréquent du produit,
et l'autre qui souligne la rupture d'intégration sociale durable propre à ceux
dont les années de toxicomanie ont entraîné une dérive psychosociale
majeure.
Ces sujets cristallisés dans une position déviante, souffrent dans la
plupart des cas d'une incapacité psychiatrique plus ou moins invalidante
qui découle beaucoup plus d'une psychopathologie associée que de la
dépendance à une substance en elle-même.
Par ailleurs, il va sans dire que tant le stéréotype négatif du drogué
que la tendance à justifier la toxicomanie par la maladie constituent des
mécanismes qui renforcent le dysfonctionnement psychosocial du
106
toxicomane. Celui-ci étant de la sorte confirmé dans un statut de victime
impuissante et déresponsabilisé face à une gestion possible tant du produit
que des difficultés psychosociales qu'il rencontre.
Pour terminer avec un regard relativiste relevons que tant la question
du trouble du contrôle, que celle du dysfonctionnement psychosocial, fait
appel à des normes et des valeurs implicites propres au groupe social qui
produit un tel discours scientifique, même si le DSM-IV prétend rendre
compte de manière objective des syndromes psychopathologiques.
En effet, la notion de trouble du contrôle est fortement influencée
par l'idée que l'adoption d'un comportement nuisible, tel que l'héroïnomanie,
ne peut qu'être involontaire car pathologique. Or un tel raisonnement passe
sous silence le fait que certains groupes aient des valeurs qui privilégient la
prise de risques face au maintien de la santé. Dès lors les membres de tels
groupes peuvent parfaitement choisir une conduite nuisible si leurs valeurs
les y encouragent. C'est pourquoi, dans ces situations, la perte de contrôle
ne peut plus caractériser leurs conduites.
En ce qui concerne le dysfonctionnement psychosocial, il est
d'autant plus évident, qu'étant donné qu'il s'agit de décrire différents styles
de vie, on ne saurait se passer de faire appel aux normes d'un groupe de
référence. En effet la notion même de dysfonctionnement psychosocial est
très délicate à utiliser car on risque à tout moment de pathologiser ce qui
peut n'être qu'un mode de vie alternatif.
Au chapitre suivant, nous aborderons de manière plus approfondie les
phénomènes de déviance et de stigmatisation sociale en nous référant à
divers courants sociologiques.
107
Chapitre 3 : DEVIANCE, TOXICOMANIE ET REACTION SOCIALE
1. Introduction
Après nous être intéressés aux caractéristiques psychopathologiques
de la toxicomanie et aux conséquences pour l'individu de la médicalisation
des prises de drogues, notamment quant aux risques de
déresponsabilisation face au contrôle des consommations, nous allons
aborder maintenant la question de la déviance en tant que catégorie
générale dans laquelle la sociologie place la toxicomanie.
Dans la mesure où notre problématique générale consiste à définir les
liens qui unissent la toxicomanie, la psychopathologie et l'intégration sociale
; ce dernier aspect ne saurait être traité sans un détour par la sociologie qui
s'est penchée sur le statut et le rôle des groupes minoritaires hors normes.
Ce chapitre traitera donc des liens entre toxicomanie et intégration sociale
en s'appuyant principalement sur les concepts de déviance et de sous-
culture.
Parmi les multiples significations individuelles que peut revêtir la
conduite toxicomaniaque, celle du refus des normes sociales est sans
doute la plus apparente tant au niveau du discours que du comportement
des sujets abusant de drogues illicites. Cette attitude volontairement
transgressive situe d'emblée la dépendance aux drogues dans la catégorie
sociologique de la déviance, thème principal de ce chapitre dont nous
aborderons les aspects généraux dans un premier temps.
Ce chapitre montrera tout d'abord pourquoi la déviance ne peut être
réduite à un phénomène transgressif individuel. En effet, la désignation par
divers acteurs sociaux des comportements déviants est une partie
essentielle du processus, c'est pourquoi on ne peut faire l'économie de
prendre en considération les instances qui définissent les faits comme des
problèmes. Dans cette optique, la déviance est envisagée avant tout comme
une construction sociale, car même si elle présuppose un ensemble de
faits objectivables (le donné) à l'origine du phénomène, c'est avant tout le
108
discours sur ces faits (le construit) qui leur attribue une signification
spécifique et qui est déterminant pour faire du phénomène un véritable
problème social reconnu comme tel.
On touche ici à une question épistémologique de fond en sciences
sociales, à savoir que les représentations collectives ont tout autant de poids
que les phénomènes objectifs. C'est pourquoi les sciences sociales ne
peuvent se calquer complètement sur les sciences de la nature qui ne
s'intéressent qu'à la dimension objective de la réalité
159
.
Ensuite nous aborderons un aspect plus spécifique de la déviance, à
savoir le processus de construction de l'identité déviante et les
représentations sociales émanant de la société globale qui y contribuent.
Ces mécanismes ont particulièrement bien été mis en évidence par le
courant interactionniste qui a montré l'importance des caractéristiques
attribuées à une personne dans la constitution de son identité. A ce titre,
nous aborderons les travaux des sociologues américains particulièrement
influents dans ce domaine et dont les recherches ont abouti à la théorie de
l'étiquetage. Nous nous pencherons ainsi sur les mécanismes de
désignation pour montrer comment l'identité déviante se constitue de façon
séquentielle dans le jeu des interactions avec les individus et les institutions.
La réaction sociale face à la toxicomanie est vive, on le constate
notamment à travers la large médiatisation dont elle bénéficie. Les
représentations collectives de la toxicomanie constituent donc une
dimension essentielle du phénomène et nous en aborderons quelques
aspects à travers les jugements de valeurs, les peurs et autres réactions
primaires qui teintent d'irrationalité la vision du problème et qui vise un
groupe social considéré comme inquiétant, voire dangereux.
Enfin, un dernier aspect du phénomène drogue sera analysé, celui de
la sous-culture constituée par les usagers de produits illicites.
Nous rappellerons qu'historiquement c'est avec la criminalisation de
la consommation de toxiques que l'on observe au début de ce siècle une
progressive marginalisation des morphinomanes de même que la
constitution d'une micro-société proche des milieux délinquants, ayant pour
159
P.-J. Simon, Histoire de la sociologie, Paris, PUF, 1991.
109
fonction de permettre l'approvisionnement en drogues des personnes
dépendantes, jusqu'alors traitées médicalement. Ainsi, aujourd'hui encore
les croyances et attitudes véhiculées par le milieu de la drogue facilitent les
comportements de prises de drogues.
Dès lors, de même que la société globale produit des représentations
qui font exister le problème "drogue", les représentations qui émanent du
monde de la drogue constituent également une forme de construction
sociale interne à cette sous-culture.
C'est pourquoi nous nous attacherons à décrire cet aspect essentiel
de l'environnement de l'usager de drogues où se déroule la transmission de
techniques, de connaissances et d'attitudes relatives aux usages de
drogues. Ce contexte permet en outre l'adoption du rôle de toxicomane qui
correspond aux modèles de comportements, normes et valeurs qui
gouvernent les manières d'agir et de voir le monde du toxicomane.
2. Sociologie de la déviance
2.1. Définition de la déviance : transgression et désignation
Dans une perspective sociologique, la toxicomanie est généralement
considérée comme un cas particulier de déviance
160
dans la mesure où elle
se caractérise par une violation de normes et qu'elle est identifiée et
stigmatisée comme telle par la société. La conduite du toxicomane
représente en effet une double transgression ; d'une part elle transgresse la
loi qui prohibe dans nos sociétés l'usage de certaines substances
161
et
d'autre part elle enfreint la règle tacite assignant tempérance au
comportement humain.
160
Le concept de déviance est particulièrement récent dans la langue
française puisqu'il apparaît dans les dictionnaires et encyclopédies vers la fin des
années soixante. Son entrée dans la langue anglaise s'est faite par contre
beaucoup plus tôt vers le début des années quarante.
161
Rappelons qu'historiquement la création d'une liste de stupéfiants
hautement contrôlés est née d'un souci d'éviter les empoisonnements.
110
Le concept de déviance s'applique à des phénomènes fort divers
allant des crimes et délits aux handicaps physiques, en passant par les
maladies mentales et même somatiques. Avec M. Cusson, on peut définir la
déviance comme
l'ensemble des conduites et des états que les membres d'un
groupe jugent non conformes à leurs attentes, à leurs normes
ou à leurs valeurs et qui, de ce fait, risquent de susciter de leur
part réprobation et sanctions
162
.
Cette définition met bien en évidence la dimension interactive de la
déviance qui résulte de l'affrontement d'un groupe qui juge et stigmatise et
d'un autre qui dévie et transgresse des normes instituées. Ainsi définie, cette
notion s'applique donc beaucoup plus à une situation sociale globale qu'à un
ensemble de caractéristiques propres à une catégorie d'individus bien
précise.
2.2. Universalité et relativité de la déviance
Si la déviance est un phénomène universel dans le sens où toutes
les sociétés ont été amenées à réprouver et sanctionner certaines
conduites, il existe très peu de comportements types qui seraient considérés
comme déviants dans toutes les sociétés. En effet, si certains
comportements tels que l'inceste et le meurtre sont généralement perçus
comme des actes transgressifs par excellence, il existe des sociétés où ce
n'est pas toujours le cas
163
.
Ainsi la déviance, en tant que reflet d'un système normatif particulier,
est un phénomène relatif qui varie avec les sociétés et les époques
164
. Il
162
M. Cusson, Ch. 10 : Déviance, in : R. Boudon, Traité de sociologie,
Paris, PUF, 1992, p. 390.
163
Dans certaines sociétés, les relations sexuelles entre parents et
enfants sont considérées comme normales. Il existe également des sociétés où le
meurtre du rival en cas d'adultère est toléré, c'est le cas de l'Iran où le nouveau
code pénal de 1996 ne sanctionne pas l'homme qui surprend sa femme en flagrant
délit d'adultère et qui décide d'assassiner les deux membres du couple adultérins.
164
En ce qui concerne les sociétés occidentales et plus précisément la
France, rappelons que l'homosexualité n'a été dépénalisée qu'en 1982.
111
s'agit donc d'une construction sociale qui ne reflète pas une réalité
objective univoque
165
. De façon résumée, on peut dire que la norme sociale
crée la déviance ; ce qu'E. Durkheim formulait déjà en son temps à propos
du crime :
Nous ne le réprouvons pas parce qu'il est un crime, mais il est
un crime parce que nous le réprouvons
166
.
L'élaboration et l'application de telles normes fait intervenir un
processus complexe de nature politique où divers groupements d'intérêts
s'affrontent pour faire valoir leur point de vue. Seuls certains groupes
sociaux suffisamment influents sont à même d'exprimer leur position et
d'imposer leur définition de la déviance, souvent au détriment de la minorité
concernée qui n'a pas toujours accès aux voies officielles pour se faire
entendre.
2.3. Classification des formes de déviances
Face au large spectre de conduites que recoupe la notion de
déviance, certains auteurs ont cherché à les classifier selon divers critères.
La classification la plus connue est sans doute celle de
R. K. Merton
167
, chef de file du courant fonctionnaliste américain. Ce
sociologue établit une typologie des modes d'adaptations sociales qui
s'inscrit dans une théorie de la déviance basée sur le concept d'anomie
168
.
165
P. Conrad & J. W. Schneider, Deviance and medicalisation, from bad-
ness to sickness, London, the C.V. Mosby Company, 1980.
166
E. Durkheim, De la division du travail social, Paris, F. Alcan, 1893 ;
cité par M. Cusson in : R. Boudon, Traité de sociologie, Paris, PUF, 1992, p. 391.
167
R. K. Merton, Social theory and social structure, Free Press, 1965.
168
J. Etienne et al., op. cit.
E. F. & M. Borgatta ed., Encyclopedia of Sociology, New York, Macmillan
Publishing Company, 1992.
112
L'anomie au sens mertonien
169
est conçue comme une discordance ou
tension
170
entre les buts culturels (structure culturelle) que propose la société
(statut, pouvoir, richesse, reconnaissance sociale, etc.) et les possibilités
d'accès aux moyens (structure sociale) permettant d'atteindre ces buts.
Différents cas de figure se présentent selon que la personne accepte ou
refuse les buts culturels et selon qu'elle adopte des moyens légitimes ou
non.
Cette tension entre les valeurs sur lesquelles les individus fondent
leurs objectifs et les moyens déterminés par des normes engendre diverses
modalités d'adaptation que l'auteur regroupe en cinq catégories.
Une première catégorie, le conformisme, se caractérise par
l'acceptation à la fois des moyens institutionnalisés et des buts culturels.
Contrairement aux autres catégories, le conformisme ne constitue pas une
déviance.
A l'opposé, la catégorie du retrait (ou évasion), consiste en un refus
généralisé portant à la fois sur les moyens et les buts socialement valorisés.
Les toxicomanes au même titre que les schizophrènes et les clochards
entreraient dans cette catégorie puisqu'ils n'adhèrent ni aux buts ni aux
règles de la société.
Le ritualisme est réalisé lorsque le respect scrupuleux des normes se
double d'une indifférence pour les finalités (bureaucratisme).
A l'inverse, il y a innovation lorsque des objectifs valorisés sont
atteints en recourant à des moyens illicites (vol, escroquerie, prostitution,
délinquance en général), l'accès aux moyens légitimes étant souvent rendu
difficile en raison d'une position sociale désavantageuse.
169
Pour une analyse approfondie de cette notion et des flottements
terminologiques qui l'entoure dans l'oeuvre de R. K. Merton, cf. P. Besnard,
L'anomie, ses usages et ses fonctions dans la discipline sociologique depuis
Durkheim, Paris, PUF, 1987.
170
La notion de tension a donné son nom à une des principales théorie
de la délinquance : la strain theory, cette théorie apparaît également sous la
dénomination de théorie de l'anomie. Relevons que la conception mertonienne de
l'anomie est éloignée de celle qu'en a E. Durkheim, puisque celui-ci la conçoit
comme le fruit d'un affaiblissement de la cohésion sociale et non pas comme
inhérente à la structure sociale elle-même.
113
Une cinquième catégorie, la rébellion, consiste en un rejet global des
moyens et des buts proposés au profit de l'adhésion à un nouveau système
social.
Relevons que l'analyse de R. K. Merton a principalement porté sur la
réussite matérielle, but particulièrement valorisé par la société américaine.
L'importance donnée à l'aisance matérielle et à la capacité de consommer
engendre des frustrations profondes chez ceux qui n'y ont pas accès. C'est
pourquoi selon cette approche la délinquance résulte avant tout de besoins
et d'aspirations frustrés, phénomène d'autant plus marqué que l'on descend
vers les basses couches sociales.
En ce qui concerne l'assimilation des toxicomanes à la catégorie du
retrait, on peut en effet considérer leur tendance à refuser tant les moyens
(le travail) que les buts valorisés par la société (famille, sécurité, stabilité,
etc.) comme l'expression d'une désertion délibérée de la société
conventionnelle et des modes de vie qu'elle sous-tend.
Nous verrons toutefois lorsque nous aborderons en détail le type de
sous-culture à laquelle le toxicomane participe, que le refus opéré sur les
valeurs de la société n'est pas aussi généralisé et qu'une adhésion à
certaines d'entre elles est conservée. Ceci irait donc plutôt dans le sens d'un
retrait partiel vis-à-vis du monde conventionnel.
De plus la fréquence élevée des conduites délinquantes chez les
usagers d'héroïne, témoigne en faveur d'une appartenance à une deuxième
catégorie : celle de l'innovation.
Relevons également que la thèse du retrait en tant que double échec
d'intégration à la fois dans le monde conventionnel et dans le milieu de la
délinquance fut soutenue par H. Finestone
171
. Elle fut ensuite contredite par
Ed. Preble
172
considérant que le toxicomane se montre particulièrement actif
pour assurer son approvisionnement en toxiques et qu'il vit des relations
stables avec les personnes de son milieu
173
.
171
H. Finestone, Cats, kicks and color, Social Problems, 5, 1957.
172
Ed. Preble, Taking care of business : the economics of crime by heroin
abusers, Lexington, 1985.
173
R. Castel et al., 1992, op. cit.
114
Une autre façon de classer les déviants, comme le montre
M. Cusson
174
, consiste à prendre en considération la nature plus ou moins
volontaire de leur action déviante.
Ainsi, les déviants sous-culturels refusent volontairement la
légitimité des normes qu'ils transgressent et cherchent à imposer leurs
propres normes et valeurs. Cette catégorie comporte les terroristes, les
dissidents et les membres de sectes religieuses.
Les déviants transgresseurs pour leur part commettent des
infractions tout en reconnaissant la validité de la norme. C'est le cas de la
plupart des délinquants.
Les individus manifestant des troubles du comportement
représentent une zone intermédiaire entre l'action déviante volontaire et
involontaire. On postule que le toxicomane (ou l'alcoolique) agit
volontairement lors des premières prises de toxiques, mais qu'il perd son
libre arbitre une fois la dépendance ou l'activité compulsive installée.
Relevons que la commission fréquente d'actes délinquants chez ces sujets
tend à les rapprocher de la catégorie précédente.
Une dernière catégorie, celle des handicapés, se caractérise par une
déviance tout à fait involontaire ; il s'agit des handicapés physiques et
mentaux.
Cette classification fait à nouveau ressortir la difficulté de ranger la
toxicomanie dans une catégorie déterminée.
2.4. Les fonctions sociales de la déviance
En raison de son universalité, E. Durkheim
175
considère le crime (une
des formes principales de la déviance avec la maladie) comme normal et
même nécessaire aux sociétés dans la mesure où il remplit d'importantes
174
M. Cusson, op. cit.
175
E. Durkheim, Les règles de la méthode sociologique, (éd. originale
1895), Paris, PUF, 1993.
115
fonctions sociales : il initie le changement social
176
(le déviant d'aujourd'hui
peut être l'innovateur de demain) et favorise la solidarité soit en canalisant
les pulsions agressives hors du groupe vers un ennemi extérieur
177
soit en
unifiant les membres du groupe autours du projet commun de venir en aide
au déviant.
A. Cohen
178
a également mis en évidence un aspect positif de la
déviance en montrant que si un degré trop important de déviance menace
l'organisation sociale, lorsqu'elle reste dans certaines limites, elle peut être
un soutien de l'organisation sociale. En effet, une tolérance modérée
envers la déviance diminue les tensions sociales dues à ceux qui ne
peuvent ou refusent de satisfaire les règles de la société. On évite ainsi de
provoquer une surcharge de frustrations qui pourrait mener à des attaques
directes contre le système social. En offrant un exutoire à certains, la
déviance tolérée joue le rôle de soupape de sécurité.
2.5. Les deux grandes approches de la déviance
La déviance peut être abordée avec deux points de vue différents
selon que l'on adopte le paradigme épistémologique positiviste, objectiviste
et centré sur la recherche des causes des comportements déviants, ou le
paradigme interactionniste, relativiste et visant à déterminer les conditions
d'application des normes.
Alors que le présent chapitre est centré sur une approche
interactionniste, l'approche positiviste servira de cadre de référence au
chapitre suivant orienté sur les phénomènes de socialisation antécédents
aux comportements déviants.
Selon l'orientation positiviste, la déviance est considérée comme une
réalité objective touchant certains individus dont il s'agit de définir les
176
Pensons ici à l'avortement, considéré autrefois comme un crime
(avant la loi de 1975 sur l'I.V.G. pour la France) et aujourd'hui comme un droit de la
femme à disposer de son corps propre.
177
Article : "Deviance", in : The concise Oxford Dictionary of Sociology,
G. Marshall (ed.), Oxford Univ. Press, 1994.
116
caractéristiques. La désignation de certains comportements comme déviants
est envisagée comme ne se développant pas dans le vide et comme
présupposant des actes qui enfreignent souvent gravement des normes que
la majorité des individus partagent. C'est pourquoi une telle approche met
beaucoup plus l'accent sur le donné que sur le construit
179
.
Cette approche s'avère de plus particulièrement éclairante quant à la
recherche des causes. Ainsi, lorsque l'on s'intéresse aux caractéristiques
des individus déviants, on constate que certaines formes de déviances (vol,
violence, toxicomanie, alcoolisme, suicide) montrent entre elles un degré
important de corrélation
180
. On peut donc en déduire qu'il existe chez certains
individus un penchant à la déviance se manifestant par des transgressions
polymorphes. Il est plausible dès lors d'envisager une causalité commune
à l'origine des divers actes déviants susmentionnés, liée à une
prédisposition générale à la transgression des normes, même si d'autres
variables peuvent intervenir au moment où le penchant à la déviance tend à
se fixer dans une expression particulière.
Selon le second point de vue, l'approche interactionniste, la
déviance est perçue comme relative à un système normatif donné basé sur
une morale construite socialement issue généralement de certains groupes
d'individus politiquement influents.
Selon l'approche interactionniste, la notion de déviance concerne
donc beaucoup moins des comportements atypiques individuels qu'un mode
de réaction sociale à ce type de comportements. C'est l'aspect construit
socialement de toute catégorie déviante donnée qui est en jeu ici,
indépendamment de la nature objective des comportements concernés. De
plus cette construction sociale est conçue comme arbitraire puisqu'elle fait
intervenir un jugement de valeur habituellement prononcé par un groupe
social en position de force.
178
A. Cohen, La déviance, (éd. originale 1966), Tr. fr., Gembloux,
Duculot, 1971.
179
M. Cusson, op. cit.
180
Sont liées de façon particulièrement fortes : vol et toxicomanie, de
même que déviance scolaire et délinquance juvénile.
117
Dans cette optique la question de savoir s'il existe des toxicomanes
maîtrisant ou cachant suffisamment bien leur consommation pour n'être
aucunement perçus comme déviants ne se pose pas, car un tel
comportement n'entrerait plus dans la définition de la déviance dont le critère
majeur est justement la réaction qu'elle produit.
2.6. Approche interactionniste et déviance
La perspective interactionniste s'inscrit dans le second courant de
l'Ecole de Chicago dont le psychosociologue G.H. Mead
181
(1863-1931) fut le
précurseur. Ses idées sur la construction sociale de l'identité grâce au jeu
dialectique de l'apprentissage de rôles suscités par les attentes des
partenaires sociaux ont fortement influencé ses successeurs au sein de
cette même école.
Dès le début de ce siècle, l'Ecole de Chicago développe une
sociologie fortement influencée par l'anthropologie, notamment au niveau de
sa méthode (observation participante, monographie de terrain), bénéficiant
ainsi d'un éclairage nouveau qu'elle applique à l'étude des sociétés
modernes. H. Blumer, en 1938, successeur et disciple de G.H. Mead,
invente le terme d'interaction symbolique. Ce terme sera repris plus tard
pour qualifier ce courant théorique qui débute
182
. Par ailleurs, en raison de
son abord qualitatif des problèmes sociaux, l'interactionnisme s'opposera à
la sociologie dominante basée sur les méthodes quantitatives.
L'interactionnisme symbolique étudie les relations entre groupes et
individus, il appartient à la microsociologie ; il s'oppose au behaviorisme
dans la mesure où il envisage l'organisme non pas comme déterminé du
dehors par un ensemble de stimuli matériels, mais comme sélectionnant les
stimuli de l'environnement en fonction de la signification subjective attribuée
181
G. H. Mead, Mind, Self and Society, Chicago, 1934.
182
G. Lapassade, L'ethno-sociologie, les sources anglo-saxones, Paris,
Méridiens Klincksieck, 1991.
118
au monde extérieur. Les stimuli deviennent alors des symboles porteurs
d'une signification partagée
183
.
Il en découle que le sujet construit et définit la situation par le biais de
cette attribution de significations aux actions et événements sociaux.
Construction qui s'élabore sous l'influence d'autrui, dans le jeu des
interactions.
L'étude des groupes déviants représente l'objet de choix de
l'interactionnisme symbolique. Les travaux de H. Becker
184
figurent parmi les
apports majeurs de cette approche, l'auteur analyse les processus d'entrée
dans ce qu'il nomme la carrière déviante. Il situe au centre de son approche
l'idée que la déviance n'est pas une qualité de l'acte commis, mais qu'elle
réside avant tout dans la réaction de la société qui le sanctionne. C'est
pourquoi cet auteur propose de distinguer le comportement déviant
étiqueté comme tel par la réponse d'autrui et le comportement transgressif
des règles qui peut ne pas avoir été reconnu comme tel.
L'accent est mis sur la dynamique du processus qui confronte le sujet
transgresseur avec les instances responsables de la production et de
l'application des règles. L'étude de la déviance ne peut donc se faire qu'en
étudiant simultanément ces deux partenaires sociaux.
3. Phénomènes d'étiquetage et toxicomanie
3.1. Théorie de l'étiquetage : formation de l'identité déviante
Le phénomène de stigmatisation sociale qui a porté historiquement
le toxicomane sur le banc des exclus de la société, est un mécanisme que la
sociologie américaine conceptualise tout au long des années 50 et 60, pour
aboutir à la théorie dite de l'étiquetage (labeling theory), dont E. M. Lemert,
E. Goffman et H. Becker sont alors les principaux représentants (ils
183
G. Lapassade, Les microsociologies, Paris, Economica, 1996.
184
H. Becker, Outsiders, Studies in the Sociology of Deviance, New York,
The Free Press, 1963.
119
s'intéressent respectivement à la délinquance, la maladie mentale et la
toxicomanie). On peut considérer cette théorie comme une application des
postulats de l'interactionnisme symbolique à l'étude de la déviance.
E. M. Lemert
185
, qui se penche sur le problème de la délinquance,
développe une théorisation qui rend bien compte du processus de
construction de l'identité déviante. Il distingue d'une part, le fait de
commettre un acte transgressif sans conséquence pour le statut du sujet, il
s'agit de déviance primaire et d'autre part, les conséquences de la réaction
sociale de rejet face au comportement atypique du sujet qui, cette fois, vont
retentir sur son identité psychosociale, provoquant ainsi une déviance
secondaire.
L'approche interactionniste conçoit donc la déviance comme résultant
d'un processus interactif et séquentiel au cours duquel le sujet considéré
comme déviant est d'abord étiqueté comme tel par ses proches, puis par les
institutions qui vont sanctionner ses transgressions. A chaque étape le sujet
va intérioriser l'image que les autres se font de lui et va s'auto-définir
186
comme déviant, façonnant ainsi tout un pan de son identité. Cette identité
déviante va à son tour favoriser la commission d'actes déviants ce qui en
retour va solliciter de nouvelles réactions sociales stigmatisantes.
On voit donc bien ici comment peut se faire la transition entre
l'attribution de caractéristiques (stigmatisation) qu'opère l'environnement
social à l'encontre d'un individu (ou groupe d'individus) et l'acceptation (auto-
attribution) de telles caractéristiques qui viennent modifier l'identité même du
sujet.
Dans cette conception, l'identité n'est pas conçue comme une
structure rigide donnée une fois pour toutes au terme de l'enfance. Au
contraire, elle s'inscrit dans un processus de développement personnel qui
se poursuit la vie durant. L'identité se modifie et se construit dans les
interactions avec autrui par le biais de négociations plus ou moins
185
E. M. Lemert, Social Pathology, New York, Mc Graw-Hill, 1951 ; Hu-
man deviance, social problems and social control, New York, Prentice Hole, 1967.
186
La théorie de l'étiquetage inclue donc au niveau individuel un
mécanisme d'auto-étiquetage, aspect déjà abordé au chapitre précédent à propos
120
conflictuelles entre l'attribution d'identité (statut, étiquette) et l'acceptation de
celle-ci.
3.2. Les fonctions sociales de l'étiquetage : exclusion et récupération
Le phénomène de stigmatisation visant à conférer une identité à un
groupe d'individus qui s'écartent des normes admises peut remplir diverses
fonctions sociales, nous détaillerons ici l'exclusion et la récupération.
L'exclusion et le rejet sont un premier mouvement presque naturel
qui accompagne le phénomène de stigmatisation. Celui qui enfreint les
règles est perçu comme dangereux puisqu'il remet en cause l'ordre social,
soit, le fondement même de la vie en communauté. Il s'ensuit une réaction
de rejet face à celui qui menace le bon fonctionnement de la vie en société
et un besoin de l'isoler des membres non déviants.
Mais la stigmatisation associée à l'exclusion peut en outre être le fruit
d'une volonté de masquer un problème social réel en considérant que les
personnes concernées sont seules responsables de leur situation. Certains
groupes minoritaires (chômeurs, malades, immigrés, etc.) peuvent ainsi non
seulement être rendus uniques responsables de leurs difficultés mais encore
être accusés de toutes sortes de maux qui ne les concernent plus et l'on
tombe ici dans les processus de "bouc-émissarisation" tristement connus
187
.
Le poids de la connotation négative qui accompagne l'étiquette de
toxicomane amène les usagers de drogues à devoir cacher leur pratique.
Car dans bien des milieux professionnels lorsque l'employeur apprend
qu'une personne a un problème d'abus de substances illégales il s'ensuit un
licenciement, en dépit des compétences de la personne.
On peut également envisager le processus de stigmatisation comme
une tentative de gestion de la déviance qu'adopte la société. Il s'agit là d'une
stratégie de récupération où la société confine les sujets déviants vers un
rôle et un statut déterminés (toxicomane, clochard, délinquant). Ainsi, une
fois la désignation sociale opérée, il devient possible de prendre en charge,
du phénomène de dépendance et que nous développerons plus loin en lien avec
les notions de stéréotype culturel et de modèles de conduites.
121
de traiter voire de réinsérer ces individus
188
, car désigner par une appellation
spécifique tel individu, ce peut être le premier moment de sa neutralisation et
d'autre part c'est le mettre dans une position de visibilité maximale au sein
du groupe pour qu'il soit en mesure d'exercer son rôle d'exemple à l'égard
du groupe dont il a enfreint les règles
189
.
Un tel processus de stigmatisation joue donc un rôle de contrôle
social dans la mesure où il est attendu qu'une telle forme de dénonciation
ramènera les comportements du sujet déviant dans la norme, lui évitera de
récidiver et servira d'exemple pour le groupe dans son ensemble
190
. Ainsi les
différentes fonctions de la stigmatisation peuvent être conçues comme une
série d'étapes permettant de maintenir l'organisation sociale : exclusion,
neutralisation et récupération.
3.3. Apport de la théorie de l'étiquetage à la criminologie : une rupture
épistémologique
La théorie de l'étiquetage propre au courant interactionniste aura une
large influence sur la criminologie américaine, et vers la fin des années 60,
elle représente la perspective dominante en sociologie de la déviance
191
. On
tendra désormais à abandonner les études centrées sur les sujets déviants
en tant que tels (par exemple avec des études comparatives entre groupes
de délinquants et de non délinquants centrées sur la notion de passage à
l'acte) pour privilégier l'étude des processus d'entrée et de stigmatisation en
187
Cf. Article "Stigmatisation", in : J.-P. Fragnière et R. Girod,
Dictionnaire suisse de politique sociale, Lausanne, Editions Réalités sociales, 1998.
188
H. Bloch et al., Article "Déviance", in : Le grand dictionnaire de la
psychologie, Paris, Larousse, 1991.
189
N. Herpin, Les sociologues américains et le siècle, Paris, PUF, 1973.
190
N. Herpin, op. cit. Relevons que dans cette conception le contrôle
social est envisagé comme producteur de déviance alors que dans d'autres
approches (notamment la théorie du contrôle social) il joue un rôle de réduction de
la déviance.
191
P. Besnard, op. cit.
122
jeu dans les comportements d'infraction aux règles, de même que les
mécanismes d'élaboration et d'application des lois
192
.
Cette nouvelle sociologie de la réaction sociale procède d'une
rupture épistémologique
193
qui va permettre de se centrer sur la
dynamique des interactions sociales tout en se détournant des approches
factorialistes de la délinquance
194
. Ce courant sera particulièrement critique
envers diverses institutions perçues comme productrices de délinquance
juvénile. Seront particulièrement visés : les normes pénales et le caractère
arbitraire de certaines limites d'âge directement productrices d'une
délinquance statuaire ; le public qui se focalise sur la délinquance juvénile
en raison de sa visibilité sociale plus importante que celle des adultes ; les
instances de décision (police, tribunaux) dont la partialité se manifeste face
à certains critères tels que le sexe ou la catégorie sociale du justiciable et
enfin les institutions de traitement, où les étiquettes psychiatriques à
connotation négative ternissent l'image des adolescents qui les
fréquentent
195
.
La théorie de l'étiquetage a toutefois ses limites, des critiques
196
lui ont
été adressées dès les années 70 relevant son incapacité à expliquer la
déviance primaire. En effet, il a été montré que les délinquants persistants
présentent des caractéristiques particulières avant l'intervention judiciaire.
De plus les perspectives interactionnistes paraissent trop extrêmes dans leur
relativisme (aucun comportement ne serait en soi répréhensible) mais aussi
trop déterministes dans le sens où le phénomène de l'étiquetage explique à
192
F. Digneffe, Socialisation et déviance. Les origines de la perspective
interactionniste, in : P. Tap et H. Malewska-Peyre, Marginalité et troubles de la
socialisation, Paris, PUF, 1993.
193
C.-N. Robert, Fabriquer la délinquance juvénile, Revue Suisse de
Sociologie, 1977, 1, pp 31-65.
194
C. Maquet, Toxicomanie et forme de la vie quotidienne, Bruxelle,
Mardaga, 1992.
195
C.-N. Robert, ibid.
196
Ces critiques sont résumées in : L. Walgrave, Délinquance
systématisée des jeunes et vulnérabilité sociétale, Genève, Médecine et Hygiène,
1992.
123
lui seul la trajectoire déviante du sujet stigmatisé indépendamment de la
stabilité de son image de soi avant le début du processus. Sans compter
que pour l'interactionnisme le contrôle social est conçu comme favorisant
et amplifiant la déviance, alors que son impact dissuasif a peu été pris en
considération.
Mais il n'en demeure pas moins que l'approche interactionniste a
ouvert une voie qui a permis une réflexion de fond sur la place du sujet
déviant dans la société et sur le rôle que cette dernière peut jouer dans le
maintien, l'encouragement, voire la genèse, de certains comportements
sortant des normes tels que la toxicomanie.
3.4. Les agents de la désignation : groupes spécifiques et opinion publique
L'approche interactionniste a mis l'accent sur la nécessité de prendre
en considération dans l'étude des phénomènes de déviance, non seulement
les auteurs des actes transgressifs, mais aussi et surtout les groupes
d'individus qui les dénoncent et les jugent. Car certains groupes
politiquement influents ont non seulement la capacité d'appliquer les règles
et de punir les déviants mais ils peuvent également produire de nouvelles
règles qui font naître de nouveaux comportements déviants jusqu'alors
ignorés.
Les groupes sociaux intervenant dans la construction du problème
"drogue" sont nombreux. On peut envisager d'un côté l'opinion publique qui
partage des représentations largement diffusées entre autres par les médias
et d'un autre côté divers groupements mus par des intérêts variés. Parmi
ceux-ci relevons les médecins et autres professionnels du domaine, la
police, les militants de l'abstinence, les groupes d'entraide (tels que les
Narcotic Anonymes), les diverses associations d'usagers de drogues
197
, d'ex-
consommateurs, de parents de toxicomanes, etc. Chacun de ces groupes
suivant son orientation ou sa fonction donne une coloration particulière à
l'image du toxicomane.
197
Les associations d'usagers de drogues ont un rôle différencié
puisqu'elles cherchent précisément à diminuer les effets négatifs de la
stigmatisation de ceux qu'ils représentent.
124
Mettre en lumière le rôle des différents groupes sociaux jouant une
part active dans la désignation d'une déviance revient à s'interroger sur les
types d'intérêts trouvés dans une telle démarche. Si dans certaines
circonstances ces intérêts coïncident avec ceux de la majorité des citoyens,
par exemple lorsqu'il s'agit du maintien de l'ordre
198
, dans d'autres situations
les intérêts en jeu sont beaucoup plus spécifiques aux agents de la
désignation. Les bénéfices attendus peuvent en effet être liés à des
stratégies corporatistes ou politiques qui rendent d'autant plus arbitraire la
dénonciation des comportements incriminés.
Comme exemple de stratégie politique mentionnons le discours anti-
drogue de la classe dominante des années 1970 témoignant d'une volonté
de disqualifier les jeunes identifiés comme une classe sociale
dérangeante
199
. Etouffer les mouvements contestataires en criminalisant des
pratiques largement répandues parmi les jeunes aurait de la sorte permis de
mieux contrôler cette frange de la population en invalidant leur position
sociale.
Pour C. Bachmann et A. Coppel, il s'agit là d'une tentative
d'explication d'un phénomène social par le recours à l'imagerie d'une
coalition sociale et politique :
un groupe plus ou moins cohérent, mû par le même intérêt
économique, social ou corporatiste, et déployant une même
stratégie, prend l'initiative ouverte de faire de la toxicomanie un
"problème", qu'il faut "régler", en désignant des "coupables"
200
.
Nous avons vu plusieurs exemples d'intérêt corporatiste dans le
chapitre sur l'historique des consommations de drogues, avec notamment à
la fin du XIXe siècle le projet issu des syndicats ouvriers de nuire aux
198
Notons toutefois qu'une telle idéologie peut facilement se mettre au
service de motifs nettement moins avouables. Ce fut le cas de la Suisse qui au nom
du maintien de l'ordre a pratiqué de 1926 à 1972 une politique d'élimination du
nomadisme en plaçant en institution plus de 600 enfants tziganes, créant de la
sorte autant d'orphelins. Cf. F. Koller, Les tziganes, victimes de la purification à la
mode helvétique, Le Temps, 6 juin 1998, p. 8.
199
M. Zafiropoulos et P. Pinell, Drogue, déclassement et stratégies de
disqualification, Actes de la recherche en sciences sociales, No 42, avril 1982.
200
C. Bachmann et A. Coppel, op. cit., p. 201.
125
immigrés chinois des Etats-Unis en criminalisant leur pratique de fumer
l'opium, ceux-ci étant perçus comme dérobant le travail aux américains.
Un autre exemple parlant est lié au travail du chef du Narcotic Bureau
aux Etats-Unis, H. J. Anslinger qui a tout fait pour diaboliser la
consommation de marijuana. Etant parvenu à faire voter l'interdiction de la
marijuana en 1937, Anslinger décuple le nombre de criminels potentiels dont
son département à la charge et gagne ainsi en importance...
201
Certains groupes particulièrement orientés vers la dénonciation et la
stigmatisation des comportements toxicomaniaques qualifiés par H. Becker
d'"entrepreneurs moraux" s'affichent comme des défenseurs de la morale et
prétendent agir sur la base de motifs humanitaires. J. Bergeret ainsi que
d'autres auteurs
202,203
interprètent leurs attitudes comme la manifestation d'un
contre-comportement de mode toxicomaniaque latent dans la mesure où le
problème "drogue" est pensé comme pouvant être réglé par des moyens
extérieurs et magiques. De plus la sanction infligée au toxicomane ne serait
qu'un substitut inconscient de celle qu'ils souhaiteraient s'infliger à eux-
mêmes en raison de leurs propres tendances toxicomaniaques réprouvées.
Pour illustrer ce type de fonctionnement citons le cas du Dr Wright,
représentant des Etats-Unis lors de la première conférence internationale
sur l'opium de Shanghai en 1909. Fervent prohibitionniste, ce médecin
devenu homme politique a lutté sa vie durant contre la drogue et a joué un
rôle clé au niveau international dans l'élaboration de la réglementation des
stupéfiants. Or il s'est avéré qu'il a dû quitter son poste prématurément,
l'alcoolisme ayant mis un terme à sa carrière !
3.5. Réaction du public : désignation par peur du phénomène drogue
Le public au sens large peut être considéré comme un agent de
désignation dans la mesure où il véhicule des représentations stéréotypées
201
C. Bachmann et A. Coppel, op. cit.
202
J. Bergeret, Toxicomanes et délinquants, Bulletin de Psychologie,
1983, XXXVI, 359, pp 225-232.
126
du problème "drogue". Influencé par les médias et par des situations
individuelles transmises de bouche à oreille, le profane n'accède qu'à une
vision partielle et déformée de la réalité du phénomène. Face à l'inquiétude
que peuvent susciter les comportements de prises de drogues, le public
développe diverses attitudes que nous allons détailler.
R. Lucchini
204
, auteur d'une étude approfondie sur le milieu de la
drogue basée sur une approche interactionniste, donne d'intéressants
éclaircissements sur la fonction que peut avoir pour le public un mécanisme
comme la stigmatisation.
Cette attitude concerne un public angoissé par un problème qui le
touche et qu'il ne peut expliquer. En réagissant par la condamnation morale,
il opère une discrimination entre des comportements jugés bons et d'autres
mauvais. De la sorte, conférer une identité bien que négative aux
toxicomanes, dans la mesure où ils constituent ainsi une entité autre et bien
délimitée, permet de circonscrire clairement ce groupe social et par-là
diminue la menace qu'il est supposé représenter.
Selon ce sociologue suisse, classer des individus dans des catégories
connues et homogènes permet de réduire un phénomène diffus et complexe
à un ensemble d'éléments restreints autorisant sa gestion par des jugements
simples et définitifs, procédé se soldant par un effet sécurisant pour le
public.
Relevons que ces attitudes renvoient à un phénomène conceptualisé
par la psychologie sociale comme la manifestation d'un stéréotype négatif ;
cas particulier du mécanisme de catégorisation sociale, lequel étant un
processus plus ou moins grossier de structuration de l'environnement
humain. Le stéréotype est le fruit d'une part d'une schématisation entraînant
une simplification et une généralisation abusive, et d'autre part d'une attitude
203
J.-P. Fréjaville, La société face aux drogués, in : J. P. Fréjaville, F.
Davidson et M. Choquet, Les jeunes et la drogue, Paris, PUF, 1977.
204
R. Lucchini, Drogues et société, Essai sur la toxicodépendance,
Fribourg, Editions Universitaires Fribourg Suisse, 1985.
127
réactionnelle à une situation collective caractérisée par des tensions entre
groupes
205
.
Quant à savoir pourquoi les symptômes toxicomaniaques suscitent
des passions tellement vives et s'avèrent si peu tolérables pour le public
206
,
c'est justement parce qu'ils caricaturent les modèles de comportements que
la société propose. En effet, J. Bergeret
207
montre bien comment le recours à
une substance extérieure perçue comme dotée du pouvoir magique de
supprimer tous malaises intérieurs est en parfaite analogie avec le credo
propre à notre société de consommation qui place dans les biens matériels
le salut de chacun.
Le toxicomane ne fait donc qu'exagérer des besoins propres à
chacun. En fait, le mode de fonctionnement de la plupart des toxicomanes
n'est pas radicalement différent de celui de l'homme moyen nous dit J.
Bergeret
208
. Les stratégies anti-dépressives utilisées par l'un comme par
l'autre ne différant que par le caractère plus adapté socialement de celles
qu'utilise l'homme qui a su trouver sa place dans la société.
On comprend mieux dès lors pourquoi le comportement du
toxicomane interpelle tant l'opinion publique. Il est en effet d'autant plus
perçu comme une menace qu'il se fonde en partie sur des valeurs
communément partagées par chacun.
3.6. Les représentations collectives des drogues et de leurs effets
Contrairement à d'autres déviances qui reposent essentiellement sur
le comportement des acteurs concernés telles que la délinquance ou
l'homosexualité, il est possible de faire de la toxicomanie la conséquence de
205
J. Maisonneuve, Opinions, stéréotypes et représentations collectives,
in : Introduction à la psychosociologie, Paris, PUF, 1985.
206
Le bas seuil de tolérance face au problème de toxicomanie est
d'autant plus révélateur que l'opinion publique ne s'émeut pour ainsi dire pas face à
des problèmes sociaux tout autant voire bien plus dévastateurs tels que
l'alcoolisme, le tabagisme ou les tentatives de suicide des jeunes.
207
J. Bergeret, Toxicomanie et personnalité, Paris, PUF, 1982.
208
J. Bergeret, 1983, op. cit.
128
l'absorption d'une substance extérieure et dangereuse. L'altération du
comportement et la déviance elle-même peuvent ainsi être comprises
comme un pur effet de la substance chimique en question qui aurait annihilé
toute forme d'autodétermination chez le consommateur. Dès lors ce sont les
caractéristiques attribuées à cette substance qui vont être tenues
responsables de l'ensemble des difficultés vécues par le toxicodépendant.
Ce mécanisme d'attribution de significations à un produit inerte fait
partie du phénomène de la stigmatisation que nous avons longuement
analysé, dans la mesure où les caractéristiques attribuées au produit ont
forcément des retentissements sur l'image du consommateur. Les
représentations de la nature et des effets des drogues sont sujettes à toutes
sortes de déformations et de croyances qui condensent les peurs et
inquiétudes du public.
Un exemple fort répandu de croyance erronée est l'idée que l'héroïne
pure
209
est en soi un produit très nocif pour l'organisme, alors que ce n'est
pas le cas ; ses effets secondaires étant plutôt limités. De plus, comparée à
d'autres substances médicamenteuses telles que les antibiotiques, la toxicité
de l'héroïne est nettement moindre. Le profane ne fait pourtant pas toujours
la distinction entre les conséquences du produit en tant que tel et les
conséquences des conditions d'hygiène de la consommation de drogues qui,
elles, sont habituellement d'une grande nocivité.
Ces croyances jouent un rôle certain dans la construction culturelle du
problème "drogue", car selon S. Peele
210
le potentiel addictif d'une substance
psychotrope dépend fortement de la définition qu'en donne une société. De
sorte que lorsqu'un produit est défini comme dangereux, incontrôlable et
puissant au niveau de ses effets psychotropes, la toxicomanie envers cette
substance aura tendance à se répandre.
L'auteur se sert de cet argument pour expliquer l'échec des pays
occidentaux tant à prévenir qu'à contrôler la consommation de drogues. Car
du point de vue individuel, le futur toxicomane appréhende le vécu de sa
209
On ne parle pas ici de l'héroïne vendue dans la rue qui est
généralement coupée avec des produits divers et parfois très toxiques.
210
S. Peele, op. cit.
129
consommation de psychotropes au moyen d'un ensemble de
représentations culturelles propres au produit utilisé. Il s'agit de stéréotypes
culturels qui vont permettre à l'usager de mettre en forme son expérience.
Les représentations culturelles de la toxicomanie vont ainsi constituer des
schèmes de comportements qui vont déterminer la nature du rapport à la
drogue.
Relevons enfin que l'idée d'incontrôlabilité des effets du produit a
donné lieu à la croyance en l'escalade automatique des drogues où la
première prise est envisagée comme le début d'un engrenage infernal
menant inexorablement à la déchéance si ce n'est à la mort.
De telles croyances influencent la relation que le sujet entretient avec
son toxique. Ainsi, tout se passe comme si le consommateur cherchait à se
conformer à une définition du comportement addictif préétablie qu'il
s'attribue et qui lui permet de donner une direction à sa conduite. De plus,
l'adhésion à l'idée d'incontrôlabilité (liée au modèle de la maladie) est
facilitée en ce qu'elle permet d'éviter la réprobation sociale comme nous
l'avons vu au chapitre précédent.
4. La sous-culture drogue et ses modes de vie
4.1. Genèse et fonction de la sous-culture drogue
On peut distinguer deux temps dans la genèse de la sous-culture liée
au milieu de la drogue ; le premier temps remonte au début du siècle avec la
criminalisation de la consommation de morphine, et le deuxième temps se
situe au moment de l'apparition des mouvements contestataires chez les
jeunes de la fin des années soixante.
La première apparition d'une sous-culture propre au milieu de la
toxicomanie est la conséquence de la désignation sociale des conduites
d'abus de drogues comme déviantes ou en d'autres termes, de
l'identification d'un ensemble de comportements comme constituant un
problème social.
130
Nous avons vu qu'historiquement, tout se passe comme si les
sociétés occidentales à un moment donné (entre la fin du XIXe siècle et le
début du XXe siècle) en étaient venues à créer activement une nouvelle
catégorie de déviants en voulant à tout prix contrôler l'usage non médical
des drogues.
La criminalisation de l'usage d'opiacés a non seulement créé la
nouvelle catégorie sociale du toxicomane telle qu'on la connaît aujourd'hui,
mais a également amené les personnes dépendantes à se regrouper afin
d'échanger des informations propres à leur pratique. Ils ont élaboré de cette
façon une sorte de bulletin d'information informel et oral donnant par
exemple des renseignements sur la qualité des drogues disponibles ou sur
les techniques de consommation
211
. Il s'est créé ainsi une sous-culture leur
permettant de nouer des contacts, d'assumer leur habitude proscrite à l'abri
des instances répressives et d'apprendre comment échapper au contrôle
qu'elles exercent. A ce titre elle possède donc avant tout une valeur
adaptative.
Ainsi, la production d'un ensemble de représentations et de pratiques
culturelles par la communauté informelle des toxicomanes a été initialement
suscitée par le statut illégal de leur pratique.
Le deuxième temps de la genèse de la sous-culture drogue
correspond à l'apparition du phénomène drogue chez les jeunes de la fin
des années soixante. Il s'est développé alors une contre-culture s'opposant
aux valeurs matérialistes d'une société de plus en plus robotisée ressentie
comme laissant peu de place à l'imaginaire et à la créativité.
La croyance dans les utopies hippies qui prônaient l'amour
inconditionnel et le retour à la nature s'est toutefois estompé au fil des
années. A partir des années 80 le milieu de la toxicomanie s'est
progressivement durci
212
, les relations entre consommateurs se sont
dégradées notamment sous l'influence d'une criminalité montante liée au
trafic des stupéfiants. Le milieu actuel de la drogue, et principalement de la
211
R. C. Stephens, The street addict role, a theory of heroin addiction,
Albany, State University of New York Press, 1991.
212
M. Xiberras, La société intoxiquée, Méridiens Klincksieck, 1989.
131
drogue dure, se caractérise par un mercantilisme extrême qui reproduit
certains aspects des sociétés capitalistes et par-là l'apparente plus à une
forme de sous-culture, fruit d'une perte de cohésion au niveau de la culture
globale
213
, qu'à une véritable contre-culture. La consommation de drogues a
de la sorte progressivement perdu son statut d'acte politique orienté vers la
contestation du système en place.
4.2. Normes, valeurs et organisation de la sous-culture drogue
Si du point de vue de sa toute première genèse cette sous-culture
apparaît comme un épiphénomène de la consommation de drogues
décrétées illégales, actuellement on peut considérer que la sous-culture du
toxicodépendant est l'aspect fondamental de sa problématique, le produit
n'étant qu'un accessoire. Car le toxicomane s'avère avant tout dépendant
d'un mode de vie qui répond à des besoins divers : affirmation de son
identité sur un mode alternatif, identification à une figure de l'exclu, attirance
envers un statut de victime bouc-émissarisée, etc.
Cette sous-culture que nous allons détailler, représente un pôle
d'attraction pour toute une catégorie d'individus qui ressentent à des degrés
variables le besoin de s'abstraire d'une société conventionnelle ne
répondant plus à leurs attentes.
Chaque toxicomane développe un sentiment d'appartenance plus ou
moins prononcé vis-à-vis de cette sous-culture. La force de cet ancrage est
généralement inversement proportionnel au nombre de liens qui le
rattachent encore à la société globale (emploi, famille, etc.).
C'est pourquoi les caractéristiques du milieu de la drogue qui vont
être présentées ne doivent pas être envisagées comme s'appliquant à tout
usager de drogue. Elles ne font que décrire le fonctionnement d'un milieu
social organisé autour du commerce illégal des drogues et dans lequel
certaines personnes évoluent avec des degrés d'implication variables.
213
C. Olievenstein et A. Braconnier, Les toxicomanies, in : S. Lebovici,
Traité de Psychiatrie de l'enfant et de l'adolescent, Paris, PUF, 1985.
132
La forme extrême de la sous-culture propre au milieu de la drogue,
celle des héroïnomanes de rue, a bien été mise en évidence par R. C.
Stephens
214
, elle se caractérise par :
- une hiérarchie de statuts basée sur la capacité à rouler autrui et sur
le type de consommation de drogues ;
- des activités criminelles ;
- un grand intérêt pour les drogues et leurs effets ;
- un argot ;
- un ensemble de rôles, normes et valeurs facilitant les activités
illégales des toxicomanes.
Dans son étude, R. C. Stephens mentionne une analyse factorielle
qu'il a réalisée auprès de 516 toxicomanes en traitement afin de déterminer
leur système de valeurs. Six facteurs ont pu être isolés :
1. Point de vue antisocial. Ceci reflète l'opinion que les gens sont
fondamentalement malhonnêtes et égocentriques.
2. Rejet des valeurs de la classe moyenne. Non-acceptation de l'idéal
de vie basé sur le travail, l'honnêteté et la sécurité.
3. Excitation-hédonisme. Style de vie intense avec recherche de
gratifications immédiates et désintérêt pour l'avenir.
4. Importance de l'apparence extérieure. Souscription aux valeurs de
consommation et importance donnée aux biens matériels (voitures, habits,
argent).
5. Importance de la sous-culture du toxicomane de rue. Implication
dans cette sous-culture et les relations avec les amis toxicomanes.
6. Réserve émotionnelle. Aspect "cool cat" qui signifie garder une
réserve émotionnelle et ne pas se lier affectivement avec les gens en
général.
Cette sous-culture est perçue par ses membres comme offrant une
vie captivante et gratifiante, même si l'ennui, le danger, le manque et la
répression policière en font également partie. L'excitation de la recherche de
l'héroïne dans la rue, le sentiment d'approbation par les pairs et de maîtrise
de certaines compétences liées à l'acquisition du produit, de même que le
214
R. C. Stephens, op. cit.
133
sentiment d'évasion et de puissance qui accompagnent la consommation
sont autant d'éléments gratifiants pour l'usager.
C'est pourquoi R. C. Stephens soutient l'idée que le toxicomane utilise
les produits illicites non pas tant pour échapper à des difficultés
psychiques
215
ou existentielles mais principalement pour affirmer son rôle de
toxicomane. La consommation de drogue est donc envisagée sous un angle
positif comme une recherche d'identité à travers l'expression d'une
appartenance groupale.
Par ailleurs, si la sous-culture drogue peut apparaître comme un
monde à part à certains égards, on ne saurait oublier qu'elle reste une
émanation de la société globale et qu'à ce titre elle comporte des similitudes
avec celle-ci. Il est en effet notable que certaines valeurs communément
répandues dans les sociétés occidentales sont reprises et même
accentuées dans la sous-culture drogue
216
.
En effet, la réussite matérielle de certains dealers représente pour le
consommateur néophyte tout un idéal d'accomplissement personnel auréolé
d'un grand prestige. L'enrichissement de ces dealers véhicule par ailleurs le
mythe qu'il est possible d'obtenir des gratifications rapides et sans efforts.
On se rend compte dès lors à quel point argent et matériel tout autant
que substances psychotropes guident nombre de toxicomanes dans leurs
tentatives de se faire une place dans le réseau informel des usagers de
drogues illégales. Ainsi, les critères de réussite propres à ce milieu sont
relativement proches de ceux qui ont cours dans la société, seuls diffèrent
les moyens utilisés sur la scène de la drogue considérés comme illégaux par
le monde conventionnel
217
.
215
L'auteur considère en effet que la plupart des toxicomanes sont
dépourvus de psychopathologie avérée.
216
A titre de liens entre la société conventionnelle et le milieu de la
drogue, on pourrait également évoquer les connexions du marché illicite de la
drogue avec le monde des finances par l'intermédiaire des procédés de
blanchiment d'argent, même si ces liens sont peu apparents.
217
On retrouve ici les caractéristiques de la catégorie d'adaptation sociale
que R. K. Merton appelle innovation et qui consiste à réaliser des objectifs valorisés
socialement par le biais de moyens illicites.
134
Il en va de même pour d'autres valeurs, telles que
l'accomplissement immédiat du désir qui caractérise si bien notre société
de consommation non seulement au niveau de la satisfaction des besoins
matériels mais aussi en ce qui concerne les besoins psychiques à travers la
diffusion des produits psychotropes. Cet aspect apparaît comme caricaturé
dans la sous-culture drogue où la recherche du tout tout de suite et du plaisir
immédiat y est une constante.
D. Matza et G. Sykes décrivent un phénomène semblable à propos
des délinquants :
En somme, nous défendons l'idée selon laquelle le délinquant
n'est pas un étranger à la société dans laquelle il vit, mais qu'il
en est le reflet dérangeant, la caricature (...) Le délinquant
reprend et privilégie une partie du système de valeurs
dominant, nommément ces valeurs souterraines qui coexistent
avec celles, publiquement affichées, qui ont une allure plus
respectable
218
.
On voit donc que les valeurs véhiculées par la société peuvent l'être
de manière plus ou moins dissimulée en fonction de leur contenu et qu'une
attitude antisociale peut être l'expression de valeurs cachées.
En ce qui concerne l'organisation des sous-cultures des milieux de
la toxicomanie propre aux pays occidentaux, les analyses réalisées par R.
Lucchini
219
montrent que les différentes scènes de la drogue possèdent des
niveaux de structuration variables. Ainsi, les scènes de la drogue se
développant à proximité des ghettos de grandes villes américaines
possèdent une organisation et une hiérarchie relativement stable. Le ghetto
confère au milieu de la toxicomanie une structure sociale qui n'apparaît pas
dans les villes sans ghetto. Or une telle structuration a un effet stabilisateur
sur les comportements de consommation dans la mesure où la
polytoxicomanie y est moins répandue.
Selon R. Lucchini cet effet stabilisateur de la sous-culture
s'explique par le fait que l'individu est d'abord en recherche d'une position
218
D. Matza & G. Sykes, Juvenile delinquency and subterranean values,
American Sociological Review, 1961, 26, p. 717. Cité par A. Ogien, Sociologie de la
déviance, Paris, Armand Collin, 1995.
219
R. Lucchini, op. cit.
135
sociale dans cette micro-société et qu'il ne s'intéresse aux effets du produit
qu'en second lieu. La drogue est donc un moyen d'acquérir un statut dans le
milieu et de développer ainsi une identité. A côté de cette fonction
d'identification, le milieu remplit également une fonction de gratification
qui se traduira, lorsque l'individu se conforme aux règles du groupe, par une
certaine assurance de régularité et de qualité dans la distribution du produit.
Toutefois les scènes de la drogue atteignent rarement un niveau
élevé d'organisation et leur structure sociale est habituellement fragile en
raison non seulement du renouvellement rapide de la population qui la
compose mais aussi du démantèlement des réseaux de vente par la police,
réseaux qui ont également un rôle de transmission d'un savoir lié à l'usage
des produits
220
.
Un tel environnement facilite le dérapage vers le désengagement
social. Ceci se produit lorsque la consommation de drogues n'est plus reliée
à la réalisation d'un statut dans le milieu, les fonctions d'identification et de
gratification sociale offerte par le milieu devenant alors secondaires. La
recherche des effets psychotropes du produit devient prioritaire, et de la
sorte, la drogue ne représente plus un moyen mais une fin en soi. Les
dégâts sur l'identité que peut produire un tel désengagement apparaissent
bien dans la description que nous donne R. Lucchini de la figure du
polytoxicomane :
les seuls éléments culturels de la polytoxicomanie et de
l'héroïnomanie qui ne bénéficient pas d'un support socioculturel
stable, sont constitués par un ensemble de données
matérielles, de techniques pour utiliser la drogue. L'individu fait
alors un usage a-normatif de son corps, et la drogue est
consommée sans aucune élaboration symbolique et sociale de
ses effets. La dépendance est ici totale et directe. Dans les cas
les plus extrêmes, même la rationalisation de la consommation
fait défaut. Le jeune ne dispose pas des ressources sociales et
des compétences personnelles qui lui permettraient d'assumer
son rôle social de toxicodépendant. Il n'est plus en mesure
220
L'auteur souligne l'importance de prendre en compte dans la politique
en matière de drogue des effets désorganisateurs des interventions des forces de
l'ordre qui peuvent se solder par des dérégulations des modes de consommation au
sein du groupe des usagers.
136
d'élaborer symboliquement et psychologiquement sa propre
déviance
221
.
L'individu ne peut plus alors bénéficier du soutien et de la médiation
de la structure sociale de son groupe et son activité ayant perdu ses repères
symboliques devient chaotique
222
. Le toxique et ses effets psychotropes
prennent alors de plus en plus d'importance. Un tel sujet subit donc une
double désinsertion sociale ; tant par rapport à la société globale que vis-à-
vis de sa sous-culture.
Il en résulte un état rencontré chez une frange croissante de la
population générale : la désaffiliation
223
, qui conjugue exclusion sociale et
isolement affectif.
4.3. Le rôle de toxicomane de rue
La notion de rôle, centrale dans la théorie interactionniste, est
particulièrement utile car elle permet de faire un lien entre l'individuel et le
social. Elle peut être définie comme un modèle de conduite prescrit aux
individus détenant un statut semblable dans le groupe
224
. Les attentes
d'autrui tendent à régler l'expression du rôle au cours des interactions, de
plus l'actualisation du rôle est toujours un compromis entre un rôle théorique,
la personnalité de l'acteur et la situation vécue.
Les individus possèdent habituellement une palette de rôles
diversifiés correspondant à leurs multiples appartenances sociales (rôle de
221
R. Lucchini, op. cit., p. 177.
222
Ce phénomène est comparable à ce qu'on observe au niveau de la
répartition géographique des taux d'alcoolisme en France. Il s'avère que les régions
à taux élevé d'alcoolisme ne sont pas celles qui produisent du vin mais justement
celles qui ne pratiquent pas la culture du vignoble. La tradition et la connaissance
du vin agit donc par le biais de l'éducation comme un régulateur des modes de
consommation de l'alcool.
223
Ce processus est propre aux populations pauvres et menacées
d'exclusion, R. Castel distingue trois niveau d'intégration : une zone d'intégration
(travail stable, réseau relationnel solide), une zone de vulnérabilité (précarité du
travail et fragilité relationnelle) et une zone de désaffiliation (absence de travail et
isolement). Cf. article "Désaffiliation" in : J.-P. Fragnière et R. Girod, op. cit.
137
père, frère, mari, travailleur, etc.). Au contraire, dans certaines situations, et
c'est le cas de la toxicomanie, un rôle peut devenir plus important que les
autres et en perturber l'accomplissement. Les comportements et attitudes
liés à un rôle se généralisent trop et deviennent inappropriés aux situations.
Il se produit ainsi une forme d'engouffrement dans le rôle
225
, lequel définit
une partie essentielle de l'identité. De son côté l'entourage va identifier
l'individu prioritairement par le biais de son rôle de déviant.
R. C. Stephens a montré à propos du toxicomane de rue qu'un tel
processus d'implication croissante dans son rôle s'accompagne d'une
consommation d'héroïne toujours plus intense. Ce processus se traduit
également par un déclin des relations avec les personnes non toxicomanes,
à travers l'évitement de celles-ci de même que le rejet de leur part. C'est ce
que E. Lemert
226
a nommé un processus d'isolement et de fermeture qui
survient dans l'évolution d'une carrière déviante.
Relevons toutefois que quel que soit leur degré de désocialisation, les
usagers de drogues ne rompent jamais totalement les liens avec la société
conventionnelle et continuent d'y participer d'une manière ou d'une autre, ne
serait-ce qu'à travers les relations familiales et de voisinage qui représentent
des attaches hors du monde de la drogue, ainsi qu'à travers l'utilisation des
ressources communautaires (transports publics, services socio-sanitaires,
etc.).
Le rôle de toxicomane de rue représente l'extrême du continuum
des différentes manières d'assumer un statut d'usager de drogue. Les
normes et valeurs sous-culturelles du milieu de la drogue telles que les a
identifiées R. C. Stephens (cf. plus haut) constituent le contenu du rôle de
toxicomane de rue. Celui-ci est conçu comme un type idéal particulièrement
valorisé dans cette sous-culture.
224
F. Gresle et al., Dictionnaire des sciences humaines, Paris, Nathan,
1994.
225
Ce concept est proche de l'idée d'expérience totale déjà évoquée à
propos du toxicomane qui organise tout son emploi du temps autours d'une seule
finalité, la recherche et la consommation du produit.
226
E. M. Lemert, 1967, op. cit.
138
Ce rôle consiste à montrer peu de culpabilité pour les conséquences
de ses actions, à privilégier les apparences et notamment les signes
extérieurs de succès (biens matériels, argent) et à vivre de façon hédoniste
l'excitation du moment présent, renonçant à tout projet à long terme. Vont de
pair avec ce mode de vie un rejet des valeurs de la classe moyenne (vie
réglée, idéal de satisfaction professionnelle, sécurité, honnêteté), des
comportements antisociaux où le but est de réussir à tromper l'autre
habilement pour en obtenir des avantages liés au sexe, à la drogue ou à
l'argent et enfin une réserve émotionnelle où l'établissement d'un lien affectif
à autrui est considéré comme une faiblesse.
Le toxicomane de rue se sent constamment persécuté, il est
convaincu de vivre dans un monde peuplé de gens malhonnêtes, aussi se
montre-t-il très méfiant. Quant à l'héroïne en elle-même, sa consommation
étant perçue comme dangereuse, celui qui s'y livre intensément se voit
valorisé par le groupe et considéré comme fort et courageux. Ainsi, plus
l'implication dans le rôle de toxicomane de rue est grande, plus la
consommation sera intense. Relevons encore que l'adhésion à un tel
système de pensées et de valeurs est presque une question de survie pour
celui qui évolue dans le milieu austère de la drogue.
Sur une population d'héroïnomanes en traitement, N. C. Stephens a
dénombré un tiers de sujets répondant aux critères de toxicomane de rue.
Ce groupe se caractérisait par :
- une consommation de cannabis ; une tendance à la polytoxicomanie
; une consommation intraveineuse ; une précocité des premières
expériences avec la drogue (de même que pour le passage aux injections) ;
- des arrestations ; des emprisonnements ; des délits liés à la drogue.
En définitive, le concept de rôle de toxicomane de rue permet
d'appréhender l'intensité de l'implication tant dans la sous-culture drogue
que dans la consommation de toxiques. Si l'on suppose que le rôle de
déviant n'efface jamais complètement les rôles plus conventionnels, on peut
toutefois considérer que la dimension conforme de l'identité du toxicomane
de rue est drastiquement réduite au profit de son identité déviante.
139
4.4. Apprentissage des connaissances, techniques et attitudes relatives à
l'usage de drogues
Si les représentations culturelles liées à la drogue produites par la
société globale jouent un rôle fondamental sur le développement des
toxicomanies, la communauté des toxicomanes véhicule également un
ensemble de représentations sociales et de connaissances aux fonctions
multiples.
Ces représentations sont de nature diverse, elles concernent le
décodage des sensations physiologiques induites par la prise de drogues,
l'apprentissage des techniques de consommation, la déculpabilisation de
l'action déviante (techniques de neutralisation de la désapprobation sociale)
et de façon plus générale l'apprentissage du rôle de toxicomane.
Nous avons vu précédemment comment le processus de construction
d'une identité déviante se déroule de manière séquentielle au travers de
phénomènes d'étiquetage survenant dans les interactions avec le monde
conventionnel. Nous abordons maintenant un autre aspect de ce processus
interactif de construction identitaire qui concerne les contacts avec le
groupe déviant et qui jouent un rôle essentiel pour débuter ce que H. Becker
nomme la carrière déviante.
L'entrée dans le monde de la drogue suppose en effet l'acquisition
progressive d'un ensemble de connaissances et d'attitudes véhiculées par le
groupe des usagers de drogues. C'est au cours des interactions avec ceux-
ci que le sujet apprend et construit la signification de son activité. Le sujet
modifie ainsi son comportement de façon à répondre aux attentes d'autrui et
tend de la sorte à adopter le rôle du consommateur de drogue, lequel
apporte une dimension nouvelle à son identité.
Dans un ouvrage clé du courant interactionniste
227
, H. Becker expose
une étude de la vie de certains groupes sociaux faisant usage de marijuana.
Ce travail est basé sur une technique d'observation directe et d'entretiens
approfondis, ce qui lui permet de reconstituer la séquence des étapes que
doit parcourir tout novice faisant l'expérience de fumer la marijuana.
227
H. Becker, op. cit.
140
Ainsi, le novice devra tout d'abord apprendre les techniques de
consommation permettant d'obtenir du produit les effets appropriés, ensuite
le sujet va devoir reconnaître et interpréter les effets d'une intoxication dont il
peut ne pas avoir conscience, enfin les effets devront être redéfinis comme
agréables et les sensations négatives minimisées.
Le sujet en proie aux sensations inhabituelles de l'effet d'une drogue
va donc recourir à un ensemble de représentations pour décoder ses
sensations corporelles. Ces représentations émanent pour une large part de
phénomènes de socialisation prenant place au sein du groupe des
consommateurs
228
.
De plus, en parallèle avec l'apprentissage des sensations s'opère une
modification des attitudes du sujet face à l'idée d'adopter un
comportement non conventionnel. Au contact du groupe déviant le sujet
nouvellement admis va utiliser des techniques de neutralisation
229
du
contrôle social afin de contrecarrer son besoin de se soumettre aux lois.
Ainsi, de même que le délinquant justifiera son vol en le considérant comme
un emprunt temporaire, le fumeur de marijuana vantera les effets bénéfiques
de son produit.
Le sujet déviant va donc intérioriser progressivement un système de
pensée et de normes et adhérer de la sorte à la sous-culture de son groupe.
L'auteur montre comment le fait d'apprécier un joint de marijuana et
de pouvoir en tolérer l'aspect illégal est le fruit d'un apprentissage social
qui s'acquiert aux contacts répétés de consommateurs avertis.
Parmi les auteurs ayant développé les phénomènes d'attribution de
sens liés à la toxicodépendance, mentionnons encore le travail de A.
Lindesmith. Cet auteur a bien mis en évidence comment apprentissage de
228
Relevons que ces représentations émanent aussi de la société globale
(images de la drogue et des toxicomanes véhiculées par les médias et l'opinion
publique).
229
Le concept de techniques de neutralisation a été initialement
développé par G. Sykes et D. Matza (Techniques of neutralization. A theory of
delinquency, American Sociological Review, 1957, 22) qui considèrent ce
mécanisme comme central dans l'évolution vers la déviance puisqu'il permet au
sujet de faire coexister deux systèmes normatifs antagonistes. Ces attitudes de
déni (de la responsabilité et du mal causé) permet de violer certaines règles
sociales tout en en reconnaissant la validité.
141
connaissances liées à la consommation de drogues et définition de soi
peuvent aller de pair.
Il publie en 1947 une étude
230
réalisée auprès de 62 héroïnomanes de
rue afin de comprendre ce qui les différencie des patients recevant des
opiacés sur de longues durées à titre médical et ne développant pas de
toxicomanie.
A. Lindesmith explique ce paradoxe en considérant que la
dépendance résulte d'un apprentissage social qui se déroule au sein du
groupe d'utilisateurs. Ainsi une personne adopte un comportement
toxicomaniaque lorsqu'elle réalise que le syndrome de sevrage est lié au
manque du produit. Le vécu du manque implique donc une mise en relation
de l'état présent avec l'absence de produit ; dans le cas contraire le sujet
interprétera son état comme les symptômes d'une simple maladie.
Replacées dans le cadre de la psychologie sociale, les découvertes
de A. Lindesmith sur le vécu de la prise de drogues représentent un cas
particulier de la définition des états émotifs et corporels. Ce domaine du
fonctionnement sociocognitif fut initialement investigué par W. James
231
qui
concevait l'identification d'une émotion comme la conséquence d'un
changement corporel induit par une situation (je suis triste parce que je
pleure et non l'inverse). On a ensuite montré que l'émotion résultait à la fois
de facteurs physiologiques internes et de facteurs cognitifs. Ces derniers
sont liés à la perception du contexte social et permettent d'attribuer une
signification à un état physiologique particulier
232
en lui-même habituellement
peu identifiable (un même état physiologique pouvant être défini comme
agréable ou désagréable suivant la situation). C'est pourquoi le vécu de
l'effet du produit sur l'organisme aura beaucoup plus à voir avec le sens que
le contexte culturel et sous-culturel lui donne qu'avec les propriétés
chimiques du produit lui-même.
230
A. Lindesmith, Opiate addiction, Bloomington, Inc., Principia Press,
1947.
231
W. James, The principles of psychology, New York, Henry Holt, 1890.
232
W. Doise, J.-C. Deschamps et G. Mugny, Psychologie sociale
expérimentale, Paris, Armand Colin, 1978.
142
A. Lindesmith pointe également l'importance du lien entre le ressenti
des symptômes de manque et le concept de soi toxicomaniaque. Car au-
delà d'une simple attribution de sens à l'effet d'une drogue, c'est toute une
définition de soi nouvelle qui s'élabore sur le modèle stéréotypé du
toxicomane "accro" sécrété par la société mais aussi véhiculé à son tour par
les usagers et qui va conditionner le comportement de dépendance.
L'ensemble des apprentissages se déroulant au cours des
interactions avec les usagers de drogues vont donc bien au-delà de la
maîtrise d'une simple pratique de consommation. La sous-culture drogue
permet ainsi l'élaboration d'une vision de soi et du monde nouvelle,
processus au cours duquel l'identité déviante du sujet se consolide et
s'affermit.
5. Conclusion
Tout au long de ce chapitre nous avons cherché à mettre en évidence
l'influence des phénomènes de groupe sur le problème "drogue" afin de
mieux comprendre les difficultés d'intégration sociale du toxicomane.
Tout d'abord nous avons resitué la toxicomanie dans le champ de la
déviance telle que la sociologie l'envisage. La définition de la déviance dans
ce champ du savoir a permis de montrer que bien que reposant sur un
ensemble de faits objectifs relatifs à une transgression de normes, la
déviance n'existe pas sans un discours sur ces faits, c'est-à-dire sans un
jugement ou désignation de la part d'un groupe social sur les manières
d'agir et de penser d'un groupe cible.
Epistémologiquement, il en découle deux approches possibles de la
déviance suivant que l'accent est mis soit sur l'aspect objectif du donné, soit
sur l'aspect subjectif du construit. Il s'agit respectivement de la perspective
positiviste et la perspective interactionniste, cette dernière représentant une
référence majeure de notre travail.
Nous avons également présenté la déviance comme un phénomène
universel et relatif. Universel, parce qu'on la retrouve dans toutes les
sociétés, ce qui amène E. Durkheim à la considérer paradoxalement comme
normale et nécessaire au fonctionnement de la société. Elle remplit en effet
143
d'importantes fonctions telles qu'initier le changement et maintenir la
cohésion sociale (l'union pour combattre ou aider le déviant). Relatif, car les
normes changent en fonction des lieux et des époques et donc les
jugements de déviance également.
Cette universalité du phénomène a amené les sociologues à
considérer que la déviance devait avoir des fonctions bien précises au sein
de l'organisation sociale. C'est pourquoi nous avons rappelé ses rôles au
niveau de l'impulsion au changement et du maintien de la cohésion sociale.
Dans le but de catégoriser les multiples formes que peut prendre la
déviance nous avons fait appel à la classification des modes d'adaptations
sociales de R. K. Merton, basée sur la manière dont les individus acceptent
ou refusent d'une part les objectifs valorisés socialement et d'autre part les
moyens légitimes à disposition permettant d'atteindre ces buts. La
discordance ou tension entre ces deux aspects engendre des situations
d'anomie sources de déviance.
Cette classification a permis de montrer que si la toxicomanie trouve
habituellement sa place dans la catégorie du retrait, on ne peut la réduire
strictement à celle-ci. En effet si certains comportements toxicomaniaques
témoignent d'un refus tant des valeurs de réussite sociale que des moyens
conventionnels pour l'accomplir, d'autres comportements représentent une
tentative d'accéder à l'aisance matérielle en adoptant des moyens
illégitimes, ce qui correspond à la catégorie "innovation".
Ensuite l'approche interactionniste, cadre de référence principal
pour ce chapitre, nous a permis de mettre en lumière le rôle du groupe qui
juge et désigne le déviant comme tel. Cette approche a toujours défendu
l'idée que tant les personnes qui transgressent que celles qui les jugent sont
à considérer comme éléments d'un même objet d'étude puisque faisant
partie intégrante d'un même processus. La réaction de la société face à
l'acte de transgression est ainsi considérée comme déterminante dans la
genèse d'une déviance.
Le développement d'une identité déviante est un processus
séquentiel et interactif qui se doit de parcourir un certain nombre d'étapes. Si
l'acte transgressif initie le processus (déviance primaire), c'est surtout la
désignation de l'individu comme déviant qui va façonner son identité et
144
l'enfermer dans un rôle défini de l'extérieur auquel il va être contraint de
s'identifier en intériorisant progressivement les caractéristiques stéréotypées
qu'on lui attribue (déviance secondaire).
Un tel processus de désignation joue un rôle majeur de contrôle
social, placées en position de visibilité sociale maximale, les personnes
ainsi désignées sont comme neutralisées et prêtes à être orientées vers les
divers systèmes de prises en charge et de réinsertion sociale.
L'approche interactionniste a bien montré les effets paradoxaux du
contrôle social qui peut favoriser la déviance en tant qu'il participe de
l'élaboration de l'identité déviante des personnes que la société cherche à
neutraliser. Cette découverte fut à l'origine d'une véritable rupture
épistémologique dans le champ de la criminologie de la fin des années
soixante. Néanmoins cette approche a quelque peu sous-estimé l'impact
dissuasif du contrôle social sur les comportements déviants, ce qui est
actuellement une réalité bien établie.
A côté de la représentation générale du phénomène par le public qui
véhicule toutes sortes de stéréotypes, on relève différents groupes sociaux à
l'origine de l'étiquetage des toxicomanes. Qu'il s'agisse de groupements
désireux de leur venir en aide ou orientés vers la répression, de
professionnels du domaine ou de personnes concernées personnellement
par le problème (proches, usagers, ex-usagers), tous ont des intérêts
particuliers à défendre dans leur démarche. De nature philanthropique,
moraliste, corporatiste, économique ou politique, ces intérêts vont orienter la
manière de construire le phénomène drogue de même que les propositions
pour le gérer et le résoudre.
De manière plus générale on a décrit certaines réactions primaires du
public face au problème "drogue" comme le besoin de contenir une angoisse
diffuse suscitée par un phénomène qui l'inquiète et qui lui échappe. Le
stéréotype du toxicomane dangereux et amoral permet de circonscrire et de
réduire le problème à un groupe d'individus facilement identifiable, donnant
ainsi une illusion de maîtrise du problème.
Il a par ailleurs été noté que si le comportement du toxicomane est si
mal supporté par le public, c'est parce qu'il caricature certains modèles de
conduites valorisés dans nos sociétés liés à la sacralisation de la
145
consommation. On a donc d'autant plus besoin de le percevoir comme
différent et de le mettre à distance qu'il évoque quelque chose de familier,
voire d'attirant à certains égards.
De telles peurs viennent déformer la perception tant du phénomène
drogue dans son ensemble que des substances en particulier. Ainsi,
certaines caractéristiques sont attribuées par le public à l'héroïne qui ne
correspondent pas à la réalité du produit. Il en résulte une tendance à la
diabolisation du produit, construction qui n'est pas sans incidence sur le
développement des toxicomanies, puisque comme l'a noté S. Peele
233
, plus
une substance est considérée comme dangereuse et incontrôlable, plus la
dépendance envers ce produit aura tendance à se répandre. Les
stéréotypes culturels fournissent ainsi des schèmes de comportements
aux usagés et orientent de la sorte leurs expériences toxicomaniaques.
Enfin, la dernière partie de ce chapitre a été consacrée à une analyse
de la sous-culture drogue et des modes de vie qu'elle implique.
Née de la criminalisation de l'usage d'opiacés au début de notre
siècle, cette sous-culture s'est alors constituée autour du problème commun
rencontré par les usagers de drogues, à savoir l'acquisition d'un produit
prohibé.
Cette micro-société implique un mode de vie avec ses normes et ses
valeurs propres, lequel représente l'objet addictif majeur chez une majorité
de toxicodépendants. En effet, ce mode de vie permet d'exister au monde
d'une manière singulière et d'affirmer son identité subjective sur un mode
alternatif.
Le groupe des toxicomanes auquel on assimile l'usager de drogues
illégales prendra pour lui une importance croissante et son sentiment
d'appartenance sera renforcé. S'immergeant progressivement dans la sous-
culture du milieu de la drogue, le néophyte y fera la découverte des
techniques de consommation et des manières de sentir et d'agir liées à
l'adoption d'un comportement réprouvé socialement.
233
S. Peele, op. cit.
146
Le milieu de la drogue dure dans lequel les usagers sont impliqués à
des niveaux variables, a été bien décrit par R. C. Stephens
234
dans une
étude basée sur le concept de rôle de toxicomane de rue. Celui-ci consiste
principalement à garder une réserve émotionnelle ; se montrer méfiant et
peu concerné par les conséquences de ses actes (pas de culpabilité),
rechercher des gratifications immédiates, être capable de tromper autrui et
valoriser les apparences extérieures (argent, matériel). L'implication dans un
tel mode de vie est corrélée avec l'intensité des consommations d'héroïne.
Le processus d'implication et d'adhésion à un tel rôle ou modèle de
conduite va de pair avec un abandon progressif des relations avec les non-
consommateurs et une tendance au rejet de la part de ceux-ci. Il s'ensuit ce
que E. Lemert
235
a appelé un processus d'isolement et de fermeture, où le
rôle de toxicomane définit une part toujours plus importante de l'identité, ce
qui se traduit par une forme d'engouffrement dans le rôle.
En contrepartie à cette spirale de l'enfermement dans les
comportements addictifs, nous avons vu que le degré d'organisation de la
sous-culture et l'importance donnée à la recherche d'une position sociale
valorisée au sein de celle-ci constituent des éléments régulateurs de la
consommation de drogue. De plus, par le biais de l'échange de savoirs et de
la transmission des pratiques, la sous-culture drogue possède une fonction
régulatrice des prises de toxiques
236
.
Lorsque ces divers éléments régulateurs font défaut et lorsqu'il s'agit
d'un milieu très désorganisé, il y a un risque de désengagement social au
sein même de la sous-culture, ce qui se traduit par une augmentation de la
polytoxicomanie et des consommations incontrôlées. L'isolement et
l'émiettement du lien social tant vis-à-vis de la société globale que du groupe
des usagers, provoquent un état de désaffiliation, phénomène d'une
234
R. C. Stephens, op. cit.
235
E. M. Lemert, 1967, op. cit.
236
De façon similaire, les régions productrices de vin, porteuse d'une
tradition du bien boire, possèdent des taux d'alcoolisme inférieure aux régions non
viticoles.
147
importance grandissante dans nos sociétés occidentales et qui va de pair
avec les différentes formes d'exclusions sociales.
Nous voyons donc qu'au sein même de la sous-culture drogue
certains aspects favorisent la consommation de toxiques (par exemple les
valeurs hédonistes) alors que d'autres (la structuration sociale du groupe et
sa culture propre) la régulent.
Bien que fortement antisociale, la sous-culture drogue n'en présente
pas moins certaines similitudes avec la société globale. En effet, d'une part
elle s'y oppose en rejetant les valeurs de la classe moyenne axée sur le
travail, l'honnêteté et la sécurité, et en valorisant les attitudes de méfiance et
de tromperie. D'autre part elle s'en approche avec la recherche de
gratifications immédiates et l'importance donnée à la réussite matérielle.
En fait, tout se passe comme si le monde de la drogue caricaturait
certains aspects de la société plus ou moins cachés en les poussant à leur
extrême.
Par ailleurs, on ne peut considérer les acteurs de cette micro-société
comme vivant dans un monde totalement à part car ils gardent toujours, bien
qu'à des degrés variables, des attaches avec le système socio-économique
global.
Cette double appartenance se traduit au niveau individuel par une
bipolarité identitaire conventionnelle et déviante, ce qui ne va pas sans
déboucher sur des antagonismes et des conflits de valeurs. La personne
doit en effet naviguer entre deux sphères sociales plutôt incompatibles avec
toutes les dérives possibles que peut entraîner un statut aussi instable.
Afin de permettre la coexistence de manières de penser aussi
opposées et pour redonner à la personnalité un semblant d'unité, le sujet
développe et apprend au sein du groupe des techniques de neutralisation
tant du contrôle social externe que du besoin interne de se conformer aux
règles sociales. De telles techniques de rationalisation de la conduite
constituent une échappatoire à la dissonance cognitive induite, comme nous
l'avons vu au chapitre précédant, par le fait d'adopter une conduite que le
sujet sait par ailleurs être inadéquate. C'est ainsi que le consommateur
148
saura justifier son comportement excessif par l'état de dépendance
237
, en
mentionnant l'innocuité des produits ou en rejetant la responsabilité de ses
actes sur autrui, invoquant de mauvaises influences.
D'une manière générale, nous nous sommes intéressés dans ce
chapitre aux mécanismes de l'exclusion, qu'il s'agisse de la stigmatisation
du groupe des toxicomanes par la société globale ou des processus
d'adhésion à une sous-culture déviante. Au chapitre suivant nous nous
centrerons sur les mécanismes de l'intégration (socialisation) et leur
échec.
237
Comme nous l'avons vu au chapitre précédant avec le concept d'auto-
étiquetage socialement fonctionnel.
149
Chapitre 4 : LES DETERMINISMES PSYCHOSOCIAUX DE LA
TOXICOMANIE
1. Introduction
Après nous être intéressé au phénomène de la construction sociale
d'une déviance, aux bénéfices que tire la société à fabriquer divers
stéréotypes pour appréhender le problème "drogue" ainsi qu'aux
caractéristiques de la sous-culture drogue, nous quittons l'approche
interactionniste symbolique pour nous tourner vers des approches beaucoup
plus déterministes.
Comme au chapitre précédent, nous allons explorer les liens entre
toxicomanie et intégration sociale, mais en mettant l'accent cette fois-ci sur
le rôle des principaux agents de socialisation avec une centration sur la
période de l'adolescence. Ceci afin de repérer les contextes
environnementaux favorisant l'évolution vers la toxicomanie.
Nous commencerons par aborder le phénomène général de la
socialisation en tant que formateur de l'identité sociale (le pôle social de la
personnalité). Ceci nous permettra de mieux cerner la nature des liens qui
unissent l'individu au groupe social et le type de prérequis nécessaire à
l'intégration et au développement d'un sentiment d'appartenance et de
familiarité avec les membres du groupe. Si le développement de l'identité
subjective peut être vu comme une quête de la similitude et de la
différenciation sociale
238
, c'est donc au premier de ces deux termes que nous
nous sommes intéressés.
L'identification du rôle des différents groupes d'appartenance en tant
qu'agents de socialisation permettra de différencier leur fonction respective
aux différentes étapes du développement de la personnalité, de même que
de repérer les troubles de la socialisation qu'ils peuvent induire.
238
Selon le titre de l'article de J.-P. Codol : La quête de la similitude et de
la différenciation sociale. Une approche cognitive du sentiment d'identité, in : P.
Tap, Identité individuelle et personnalisation, Paris, Privat, 1979.
150
La finalité de la socialisation étant la conformité et l'adaptation sociale,
nous nous pencherons sur les situations où cette issue est tenue en échec,
laissant place à l'évolution vers la déviance avec le risque d'exclusion
sociale qu'elle comporte.
L'évolution vers la toxicomanie passe par une série d'étapes qui
implique le passage de l'abus de drogues licites aux drogues illicites, puis à
l'usage de drogues aux effets toujours plus puissants. Cette escalade des
produits et de leur dosage s'accompagne d'une participation toujours plus
intense au groupe des usagers de drogues, où le sujet apprend les
croyances, normes et techniques de consommation, ce qui va modifier son
identité, comme nous l'avons vu au chapitre précédent.
Plusieurs théories cherchent à rendre compte des mécanismes
psychosociaux qui conduisent vers une telle déviance sociale. Nous
aborderons deux grands courants théoriques de la sociologie américaine de
la délinquance, la théorie du contrôle social et la théorie de la déviance
culturelle (dont celle de l'apprentissage social), que nous compléterons
avec un modèle théorique plus spécifique aux troubles du comportement
chez l'adolescent, la théorie des comportements problématiques (problem
behavior theory).
Ces théories cherchent à rendre compte de la dynamique des liens
sociaux et des appartenances groupales qui influencent l'adoption de
certains modèles de comportements. L'individu y est considéré comme se
situant au cœur d'un jeu de forces où des modèles de conduites différents
(déviants et conventionnels) s'affrontent.
La dernière partie de ce chapitre sera consacrée à une présentation
de recherches empiriques concernant les caractéristiques psychosociales
des usagers de drogues adolescents et jeunes adultes, avec une centration
sur la nature des liens sociaux établis avec la famille, l'école et le groupe des
pairs. La période de l'adolescence sera traitée avec une attention particulière
puisque la quasi-totalité des problèmes de toxicomanie prend naissance à
cette époque de la vie. Parmi les problèmes d'adaptation sociale qui
accompagnent les abus de substances illégales, nous aborderons plus
spécifiquement la question du lien entre délinquance et toxicomanie.
151
Pour clore le chapitre, nous mettrons à l'épreuve les deux théories
principales de la déviance, à savoir la théorie de la déviance culturelle et la
théorie du contrôle social, en nous référant à une étude comparative de la
qualité des réseaux d'amitié chez des usagers de toxiques adultes et des
abstinents
239
. En dernier lieu nous définirons une nouvelles fois dans notre
conclusion les deux axes conceptuels centraux qui orienteront au chapitre
suivant l'analyse des résultats.
2. La socialisation
2.1. La socialisation : porte d'entrée dans le groupe
Avant d'aborder les diverses modalités de socialisation qui concernent
le toxicomane adulte dans ses rapports au social, nous donnerons un
aperçu général du phénomène de la socialisation.
La socialisation vise au développement du pôle social de l'identité
par intériorisation de la culture, elle cherche à rendre les individus
semblables entre eux. Elle s'oppose à la personnalisation qui concerne le
développement du pôle individuel de l'identité et qui tend vers la
différenciation des individus entre eux. Ces deux processus sont donc à
l'origine de la bipolarité de l'identité humaine, bipolarité dont E. Durkheim
rendait compte en considérant qu'il existe en chacun de nous un être
individuel et un être social.
L'être individuel ou privé est constitué de notre tempérament, notre
caractère, notre hérédité et notre situation personnelle, donc de tout ce qui
fait notre singularité et notre différence vis-à-vis d'autrui. A l'inverse l'être
social ou collectif représente ce qui nous rend semblable à autrui, il s'agit
239
D. Kandel & M. Davies, Friendship network, intimacy, and illicit drug
use in young adulthood: a comparison of two competing theories, Criminology,
1991, 29, 3, pp. 441-469.
152
des systèmes d'idées, de sentiments et d'habitudes que nous avons en
commun avec les groupes sociaux auxquels nous appartenons
240
.
Lorsque les manières de faire, de penser et de sentir du groupe sont
intériorisées, il en résulte un sentiment d'appartenance envers celui-ci. Ce
sentiment est la composante affective de l'identité sociale, il détermine la
force du lien social qui unit l'individu avec les divers groupes dont il fait
partie. De plus, les positions occupées dans les différents types de groupes
constituent un ensemble de référents identitaires constitutifs de la
définition de soi
241,242
.
L'orientation de l'individu vers des modèles de conduites partagés par
l'ensemble du groupe s'exerce par le biais du contrôle social
243
qui peut
s'effectuer de façon informelle dans le cadre des groupes primaires
(famille, groupe des pairs, voisinage) ou de façon institutionnalisée dans les
groupes secondaires (généralement régis par des lois ou des règlements
tels que partis politiques, associations).
Une fois socialisé, l'individu devient également agent du contrôle
social. Cette transmission de générations en générations des modèles de
comportements et des moyens de les réguler assure le maintien et la
reproduction de la structure sociale.
La socialisation pousse donc à l'uniformisation et à la conformité des
individus en les amenant à partager les normes, valeurs et modèles de
comportements propres à l'ensemble du groupe. Il s'agit d'un processus
d'interactions complexes où le sujet cherche à répondre aux attentes du
groupe, et par-là structure sa personnalité. G. Rocher donne la définition
suivante de la socialisation :
240
R. Campeau et al. op. cit.
241
G. N. Ficher, Les concepts fondamentaux de la psychosociologie,
Paris, Dunod, 1987.
242
R. Mucchielli, L'identité, Paris, PUF, 1994.
243
M. Cusson donne la définition suivante du contrôle social :
"l'ensemble des processus par lesquels les membres d'un groupe s'encouragent les
uns les autres à tenir compte de leurs attentes réciproques et à respecter les
normes qu'ils se donnent". In : R. Boudon, Traité de sociologie, Paris, PUF, 1992,
153
le processus par lequel la personne humaine apprend et
intériorise tout au cours de sa vie les éléments socioculturels
de son milieu, les intègre à la structure de sa personnalité sous
l'influence d'expériences et d'agents sociaux significatifs et par-
là s'adapte à l'environnement social où elle doit vivre
244
.
Cette citation montre bien à quel point le concept de socialisation
permet d'articuler l'individuel et le social. Elle met en évidence trois aspects
du processus que nous allons développer dans la suite de ce sous-chapitre :
(a) les mécanismes psychiques responsables de l'acquisition de la
culture (connaissances, modèles de comportements, valeurs, manières de
faire, penser et sentir) et des phénomènes d'apprentissage ;
(b) les agents de socialisation que constituent les personnes et les
groupes qui influencent l'individu ;
(c) les conséquences de la socialisation qui peuvent être soit la
déviance soit la conformité et qui déterminera le type d'adaptation sociale.
2.2. Les mécanismes de la socialisation
La mise en évidence des mécanismes de la socialisation consiste à
rendre compte des modalités d'intégration psychique du social. Un tel
processus concerne une modification en profondeur de la personnalité par
l'environnement socioculturel. Il implique des mécanismes d'apprentissage
(répétition, imitation, renforcement, etc.) se déroulant généralement dans le
cadre d'une relation humaine où l'identification à l'autre constitue la matrice
énergétique qui permettra l'intériorisation et l'appropriation active des
caractéristiques valorisées par les partenaires sociaux.
L'intériorisation par l'enfant des règles sociales et des attentes
parentales se traduit pour S. Freud
245
par la constitution d'une instance
interne, le Surmoi dont la fonction est d'exercer un contrôle sur les
conduites et les pensées du sujet afin de les rendre conformes à certaines
p. 407. Nous aborderons plus en détails cette notion au sous-chapitre suivant
consacré à la théorie du contrôle social.
244
G. Rocher, Introduction à la sociologie générale, 1. l'Action sociale,
Paris, Seuil, 1970, p 132.
245
S. Freud, Nouvelles conférences d'introduction à la psychanalyse,
trad. de l'allemand, (éd. orig. 1933), Paris, Gallimard, 1984.
154
normes morales. Cette instance agit de façon inconsciente, c'est pourquoi, la
plupart du temps, cette pression interne vers la conformité n'est pas
ressentie par le sujet, elle s'exerce de façon automatique.
2.3. Les agents de socialisation
Les principaux agents de socialisation sont la famille, l'école, les
pairs, les médias et le monde du travail
246
. Les médias ont un statut à part
dans la mesure où d'une part il ne s'agit pas d'un groupe social identifiable et
d'autre part leur action est diffuse et s'adresse à l'ensemble de la collectivité.
Certains groupes ou institutions ont pour but explicite la socialisation
de leurs membres, c'est le cas de la famille et de l'école (de même que des
églises et des sectes). Leur action socialisante concerne la personne dans
sa globalité. Lorsque la socialisation n'est pas un but explicite (entreprise,
groupe des pairs), celle-ci ne vise plus une modification globale de la
personnalité, même si certains milieux tels que le groupe des pairs peuvent
avoir une influence notable sur le comportement.
La socialisation primaire concerne la période de l'enfance où
s'exerce prioritairement l'influence de la famille, de l'école et du groupe des
pairs. La famille joue un rôle primordial puisqu'elle assure la structuration de
la personnalité durant les premières années de vie, période où l'enfant est
particulièrement malléable.
Beaucoup plus neutre affectivement que la famille, l'école représente
un milieu d'apprentissage tant de connaissances spécifiques que de normes
et valeurs propres à la culture dominante (compétitivité, besoin de réussite,
etc.).
Quant au groupe des pairs, plus l'enfant évolue vers l'adolescence
plus son influence se fait grande. Si l'importance d'un tel groupe chez
l'adolescent varie en fonction du degré d'autonomie face aux parents
247
, il
246
R. Campeau et al., Individus et sociétés. Introduction à la sociologie,
Québec, Gaëtan Morin ed., 1993.
247
K. Hurrelman, Mal de vivre à l'adolescence, in : P. Tap et H.
Malewska-Peyre, op. cit.
155
offre dans tous les cas un moyen d'émancipation vis-à-vis du milieu familial
par le biais de la confrontation aux normes de la "culture jeune".
Au cours de l'âge adulte l'apprentissage de normes et de valeurs se
poursuit, bien que de façon moins intensive. Cette socialisation
secondaire débute avec l'entrée dans l'âge adulte, lequel correspond à un
double mouvement : un départ (de la famille, de l'école) et une entrée (dans
le travail, dans la conjugalité)
248
. Ces étapes de transitions mettent à
l'épreuve les capacités d'adaptation de l'individu, il en va de même pour
d'autres événements ultérieurs tels qu'un changement d'emploi ou la
naissance d'un enfant.
Le travail joue un rôle de socialisation essentiel, car bien que les
fonctions qu'il offre peuvent toutes se retrouver dans d'autres types
d'activités, le travail présente l'avantage de toutes les rassembler. L'emploi
donne une structuration temporelle à la journée, il enrichit la vie
d'expériences et de contacts variés en dehors de la cellule familiale. De plus,
le vécu de l'interdépendance dans l'exécution des tâches concrétise l'idée de
but commun, enfin, il contribue à définir le statut et l'identité sociale de
l'individu en lui donnant une position dans la structure sociale. L'ensemble
des fonctions
249
que remplit le travail pour l'être humain permet de
comprendre l'impact négatif du chômage sur la vie psychique.
2.4. Les conséquences de la socialisation et les formes de l'intégration
sociale
La fonction de la socialisation est double. Elle permet d'une part au
groupe ou à la société de maintenir une cohésion suffisante et d'autre part
elle favorise l'adaptation sociale des individus en leur donnant les moyens
de se comporter de façon conforme aux attentes du groupe.
248
O. Galland, Sociologie de la jeunesse, Paris, A. Collin, 1991, cité par
C. Nicole-Drancourt et L. Roulleau-Berger, in : L'insertion des jeunes en France,
Paris, PUF, 1995.
249
M. Roques, Les effets psychologiques du chômage, in : P. Tap et al.,
op. cit.
156
Ainsi, la socialisation réalise l'intégration sociale dans les deux sens
du terme, au niveau groupal en resserrant les liens entre individus et au
niveau individuel en permettant l'accès au groupe
250
. On comprend dès lors
qu'une défaillance dans la socialisation aura des répercussions importantes
sur le fonctionnement psychosocial d'un individu, puisque son intégration
dans la structure sociale risque d'être compromise.
On peut définir l'intégration sociale au niveau groupal par :
la qualité et la fréquence des relations qui se nouent au sein
d'un groupe, ainsi que par le degré d'engagement de ses
membres dans des activités communes. Un groupe est intégré
quand ceux qui le composent se connaissent, se parlent,
s'apprécient, s'aident mutuellement et sont engagés dans des
activités partagées
251
.
En ce qui concerne le processus d'insertion de l'individu dans le
groupe, V. de Gauléjac et I. Taboada Leonetti
252
conçoivent l'intégration et
l'exclusion comme les deux pôles d'un processus unique qui peut être
décomposé en trois dimensions distinctes.
Une première dimension consiste dans l'intégration économique qui
concerne l'emploi et les revenus. Elle détermine le niveau de participation de
l'individu dans le système de production et de consommation. L'insertion
dans le monde du travail s'avère particulièrement importante car depuis
l'industrialisation elle représente une norme quant à l'intégration sociale et
elle confère une identité sociale telle qu'aucun autre groupe ne peut le faire.
L'intégration relationnelle représente une deuxième dimension qui
concerne l'intégration dans le tissu relationnel. L'auteur distingue d'une part
des liens horizontaux à l'origine de ce que E. Durkheim
253
nomme la
250
Sur les deux acceptions du terme intégration sociale : processus
d'incorporation d'un élément à un ensemble et processus de transformation d'une
collection d'éléments en un système cohérent ; cf. Y. Barel, Le Grand Intégrateur,
Connexion, 56, 1990.
251
M. Cusson, 1992, op. cit., p. 414.
252
V. de Gauléjac et I. Taboada Leonetti, op. cit. ; I. Taboada Leonetti,
op. cit.
253
E. Durkheim, De la division sociale du travail, (éd. orig. 1893), Paris,
PUF, 1983
157
solidarité mécanique, établie sur le principe de similarité et de proximité
avec les personnes des groupes concernés (famille, amis, voisins, club,
bandes) et d'autre part des liens verticaux qui unissent l'individu avec des
entités plus abstraites telles que la société ou la nation. Ce dernier type de
liens est constitutif de la solidarité organique qui repose sur le principe de
complémentarité et sur la division du travail.
Le réseau de sociabilité primaire s'avère particulièrement important
car outre ses fonctions d'échange de services et d'informations et de soutien
affectif, il permet l'échange d'images identificatoires qui aident à situer la
position de chacun dans les groupes d'appartenance. Des carences au
niveau de ce réseau relationnel peuvent avoir pour conséquences d'affaiblir
le sentiment d'appartenance, de diminuer les sources de valorisation et de
limiter les repères identitaires
254
.
Une dernière dimension du processus d'intégration est l'intégration
symbolique. Cette dimension s'avère cruciale pour comprendre le
phénomène de l'exclusion sociale car elle concerne la reconnaissance
symbolique de la place de l'individu dans la société. Il s'agit de la conformité
ou non d'un individu aux normes et autres idéaux sociaux, ainsi que des
mécanismes de stigmatisation et de rejet qui peuvent découler de la non-
conformité.
Dans une visée intégrative de différentes théories de la déviance,
D. S. Elliott et al.
255
considèrent deux voies possibles d'évolution vers la
délinquance et l'abus de drogues. La première concerne des sujets dont la
socialisation déficiente dès la première enfance a engendré des liens faibles
avec les groupes conventionnels. La seconde s'applique à des sujets qui ont
pu dans un premier temps établir des liens avec l'ordre social conventionnel,
mais qui ont connu à l'adolescence un processus d'atténuation ou
254
Relevons que l'intégration relationnelle et économique peut être
réalisée au sein du groupe déviant. Celui-ci peut en effet offrir le soutien propre à
tout réseau social de même que la réussite économique à travers le commerce de
drogue.
255
D. S. Elliott, S. S. Ageton & R. J. Canter, An integrated Theoretical
perspective on delinquent behaviour, Journal of Research in Crime and Delinquen-
cy, 1979, 16, 1, pp 3-27 ; D. S. Elliott, D. Huizinga & S. S. Ageton, Explaining
delinquency and drug use, London, Sage Publications, 1985.
158
d'affaiblissement de ces liens. Cette atténuation peut être due à une faillite
de l'accomplissement personnel, à un processus d'étiquetage négatif ou à
une crise sociale désorganisant l'environnement social du sujet.
Les deux voies d'évolution vers la délinquance et l'abus de drogues
requièrent cependant l'exposition aux modèles déviants dans le cadre du
groupe non conventionnel. La probabilité d'apparition de comportements
délinquants augmente fortement lorsque l'attachement au groupe et aux
individus déviants se révèle plus fort que l'attachement au groupe et aux
individus conventionnels.
L'adaptation sociale des individus peut donc être tenue en échec
lorsque certaines conditions viennent limiter voire supprimer l'apport
socialisateur du groupe conventionnel. De cette façon, un licenciement, un
chômage de longue durée, une rupture conjugale ou une perte d'un réseau
d'amitié peuvent engendrer une crise personnelle qui va déclencher une
cascade de conséquences néfastes à l'équilibre psychosocial de l'individu.
Des conduites de retrait visant à éviter la dévalorisation liée à
l'échec relationnel et/ou social, peuvent venir aggraver la situation en
amplifiant un refus des normes souvent déjà existant. Il y a risque alors de
voir se dissoudre une intégration sociale jusqu'alors apparemment réussie et
de s'acheminer vers un état d'exclusion sociale où la dissolution du lien
social, la perte des réseaux de solidarité et l'isolement en constitue le noyau
dur
256
.
Alors que le toxicomane est en position de risque face à l'exclusion
sociale
257
en raison de son refus d'entrer dans le "système" et des
mouvements de rejets qu'il suscite, inversement les exclus sont
particulièrement touchés par les abus de toxiques, la figure du clochard
ivrogne en est l'exemple paradigmatique. On le voit, les deux phénomènes
partagent des processus communs.
256
J. Etienne et al., op. cit.
Un tel phénomène d'exclusion sociale est particulièrement prégnant dans
nos sociétés actuelles, où le rôle intégrateur et protecteur du travail tend à perdre
de l'importance.
257
Nous avons vu au chapitre précédent que certaines modalités d'usage
de toxiques de type polytoxicomaniaque pouvaient se traduire par une dérive
sociale où même les liens avec le milieu s'effritaient.
159
Toutefois, le modèle du processus bipolaire intégration - exclusion
n'est pas suffisant pour rendre compte des phénomènes sociaux liés aux
prises de drogues. En effet, si l'intégration sociale s'oppose à l'exclusion
sociale, où situer l'intégration dans le groupe déviant ?
Car bien que la prise de toxiques tende à éloigner l'individu de la
société, elle n'en garde pas moins une fonction de maintien d'un certain type
de lien social
258
. En effet, le partage d'une sous-culture commune avec son
langage, ses savoirs et ses préoccupations propres fondent le sentiment
d'appartenance au groupe des usagers de drogues, lequel va à l'encontre de
l'idée d'isolement social.
Dans les sous-chapitres suivants nous aborderons différents modèles
théoriques de la déviance qui permettront de mieux cerner la problématique
complexe des modes de socialisation propre à la toxicomanie.
3. Théorie du contrôle social : défaillance de la socialisation
conventionnelle
Les origines de la théorie du contrôle social
259
remontent aux
travaux de E. Durkheim sur le suicide
260
où il montre que la fréquence de cet
acte autodestructif est inversement proportionnelle au degré d'intégration
sociale
261
du groupe d'appartenance. En effet, lorsque l'intégration est forte,
les contraintes et les pressions sociales sont importantes, ce qui rend
effective la fonction de régulation sociale du groupe, et donc limite la
transgression des normes. Par contre, lorsque le groupe se caractérise par
une faible cohésion sociale, il s'ensuivra une baisse du contrôle social, et
donc une augmentation des phénomènes de déviance.
258
A. Morel, F. Hervé et B. Fontaine, Soigner les toxicomanes, Paris,
Dunod, 1997.
259
Cette théorie apparaît dans la littérature sous diverses dénominations
: théorie du lien social, de la régulation sociale ou de l'intégration sociale.
260
E. Durkheim, Le suicide, étude sociologique, (éd. orig. 1895), Paris,
PUF, 1960.
261
Cf. plus haut la définition de cette notion.
160
Les sociologues de l'Ecole de Chicago sont les représentants
classiques de cette théorie. Leurs études sur la délinquance dans les
grandes villes américaines
262
ont montré comment la désorganisation
sociale liée à l'urbanisation non planifiée se traduit par une diminution des
contrôles sociaux dans les quartiers pauvres à forte immigration. Il s'y
développe en effet des formes de sociabilité (le gang) en rupture avec les
coutumes et traditions de la société globale qui ne représentent plus pour
ces couches sociales des modèles de comportements à suivre.
La désorganisation sociale dont il est question ici ne correspond pas
toutefois à un manque de normes, mais reflète l'inarticulation des groupes
d'immigrants avec le reste de la société et caractérise le système dans sa
globalité
263
.
Le contrôle social peut être envisagé comme l'ensemble des
moyens formels et informels dont la société dispose afin d'amener les
individus à respecter les règles et les normes en vigueur. Alors que le
contrôle social formel relève des contraintes et sanctions mises en œuvre
par des entités supra-individuelles (police, justice...), le contrôle social
informel émerge des interactions spontanées entre individus par le biais des
efforts que chacun fait pour se conformer aux attentes d'autrui.
Un tel processus de contrôle n'est toutefois efficace que si l'individu
est suffisamment inséré socialement. Dans le cas contraire l'instance de
contrôle ne reçoit pas tout le crédit nécessaire de la part de l'individu, ce qui
diminue son influence. En effet :
La motivation à tenir compte des attentes d'autrui et à respecter
les normes auxquelles il est attaché découle d'abord de la
qualité, de la fréquence et de la stabilité des rapports qui lient
les êtres humains
264
.
Nous voyons donc que la notion de lien social va de pair avec celle de
contrôle social. La théorie du contrôle social postule en effet que les liens
262
J. M. Thrasher, The gang, Chicago, University of Chicago Press, 1927
; C. Shaw, F. Zorbaugh, H. McKay & L. Cottrell, Delinquency areas, Chicago,
University of Chicago Press, 1929 ; E. Sutherland, 1937, op. cit.
263
N. Herpin, op. cit.
161
avec la société inhibent des tendances antisociales conçues comme
naturelles et propres à chaque individu. Afin de maîtriser ces tendances,
l'individu doit subir une socialisation qui lui permettra de vivre en
communauté grâce à la reconnaissance de contrôles sociaux externes et
à l'élaboration de contrôles normatifs internes.
Les liens sociaux sont les vecteurs du contrôle social, plus ils sont
forts plus le comportement tendra vers la conformité. Selon T. Hirschi
265,266
les liens sociaux sont de quatre types :
1. l'attachement aux personnes de référence (parents, enseignants,
pairs). Par le biais de l'identification et de l'importance donnée aux
jugements de ces personnes, celles-ci exercent des contrôles sociaux
externes (récompenses et punitions) qui limitent les tendances
transgressives ;
2. l'engagement dans les institutions conventionnelles (école,
religion) qui va de pair avec un choix de vie conforme ;
3. l'implication dans des activités conventionnelles (études, clubs de
sport, etc. ) qui occupe l'esprit du sujet et ne lui laisse plus vraiment le choix
de commettre un acte déviant ;
4. la croyance en la validité morale des règles de la société. Cette
croyance varie suivant les individus, même si T. Hirschi postule un système
de valeurs communément partagées.
Les modalités deux et trois ne variant toutefois pas indépendamment
l'une de l'autre, plusieurs auteurs
267,268
les regroupent en un seul type de lien :
engagement dans les activités et les institutions conventionnelles.
Ces auteurs établissent une relation hiérarchique entre les trois types
de liens : l'enfant développe d'abord un attachement envers les personnes,
264
M. Cusson, Croissance et décroissance du crime, Paris, PUF, 1989.
265
T. Hirschi, Causes of delinquency, Berkeley, University of California
Press, 1969.
266
N. Queloz, Lien social et conformation des individus, examen critique,
Déviance et Société, 1989, Vol. 13, No 3, pp. 199-208.
267
D. S. Elliott et al., 1979, op. cit.
162
ensuite se confronte aux institutions et enfin adhère (ou n'adhère pas) aux
valeurs de la société.
L'évolution vers la déviance résulte toujours, selon ce modèle, d'un
défaut dans le processus de socialisation conventionnel. Ceci peut être
dû soit à certaines faiblesses chez l'enfant quant à ses capacités
d'intériorisation des normes, soit à l'inadéquation des parents dans leur rôle
d'éducateur ou encore à des conditions sociales défavorables pour le
développement psychosocial de l'enfant.
La théorie du contrôle social implique par ailleurs l'idée que le choix
d'un acte, conventionnel ou déviant, repose toujours sur une évaluation
rationnelle des coûts et bénéfices qu'il peut rapporter. Aussi, lorsqu'il existe
un attachement positif envers les diverses institutions sociales, le choix d'un
acte conventionnel s'impose dans la mesure où il s'accompagne du bénéfice
de la reconnaissance sociale, alors que l'adoption d'un comportement
déviant se traduirait par la perte des gratifications relationnelles prodiguées
par le groupe d'appartenance.
Par contre, lorsque les liens avec la société n'ont pas pu s'établir
correctement et que les gratifications relationnelles émanant du groupe
conventionnel sont faibles voire absentes, l'équilibre des coûts et bénéfices
tend à s'inverser et c'est le comportement déviant qui peut alors être perçu
comme source potentielle de bénéfices, notamment grâce à la constitution
de liens d'appartenance avec un groupe de pairs déviant.
Dans le cadre de l'institution scolaire ce schéma s'applique au cas du
mauvais élève stigmatisé et peu gratifié par l'école qui va progressivement
s'affilier à des groupes antisociaux afin d'y trouver une reconnaissance
sociale.
En d'autres termes, on peut dire avec M. R. Gottfredson et T.
Hirschi
269
que le coût du crime varie en fonction de la localisation de l'individu
dans la société ou suivant le lien qu'il a établi avec elle.
268
L. Walgrave, op. cit.
269
M. R. Gottfredson et T. Hirschi, A general theory of crime, Stanford,
California, Stanford University Press, 1990. Dans cet ouvrage les auteurs
complètent leur théorie du contrôle social avec le développement de la notion
163
Dans son modèle théorique de la délinquance, L. Walgrave
270
apporte
un complément à la théorie du contrôle social. Il la situe dans une approche
interactionniste pour considérer que le lien social ne se développe pas dans
le vide, mais qu'il existe un "marché" de l'offre de liens auxquels les
adolescents auraient un accès différentiel en fonction de leur statut
socioculturel. Cet aspect joue un rôle important dans le milieu scolaire, celui-
ci étant façonné par les normes et valeurs de la culture dominante.
Relevons enfin que si le défaut d'intégration sociale en tant que
dimension essentielle de nombreux phénomènes de déviance confère à la
théorie du contrôle social une portée très générale, celle-ci en contrecoup
perd en spécificité dans la mesure où elle ne peut pas différencier les
raisons de l'évolution vers différents types de déviances tels que le suicide,
la toxicomanie ou la délinquance.
4. Théories de la déviance culturelle : socialisation vers la déviance
4.1. Théorie de l'association différentielle
La théorie de l'association différentielle est le fruit des travaux d'E.
Sutherland
271
(1883-1950) professeur de criminologie à l'Université de
Chicago
272
. Elle s'inscrit dans un des principaux courants de la sociologie
américaine de la déviance ; la théorie de la déviance culturelle. E.
d'auto-contrôle qui souligne le rôle de cette variable individuelle dans le passage à
l'acte.
270
L. Walgrave, ibid.
271
E. H. Sutherland & D. R. Cressey, Principe de criminologie, (éd. orig.
américaine 1924), Paris, Lujas, 1966.
E. H. Sutherland, Le voleur professionnel, (éd. orig. américaine 1937),
Paris, Spès, 1963.
272
En fin de carrière il ira enseigner à l'université d'Indiana où il aura
notamment comme étudiant A. Cohen qui reprendra à son compte les notions de
sous-culture délinquante et de transmission culturelle.
164
Sutherland est par ailleurs considéré comme le fondateur de cette
dernière
273
.
Etant donné que l'orientation théorique générale de l'Ecole de
Chicago est celle du contrôle social, E. Sutherland occupe une position
différenciée au sein de cette école
274
. Il se différencie d'autres auteurs de
l'Ecole de Chicago tels que W. I. Thomas, F. Znaniecki et C. R. Shaw dans
la mesure où bien qu'adhérant à l'idée que la position dans la structure
sociale influence l'évolution vers la déviance, il privilégie l'étude des
processus sociaux menant à celle-ci
275
.
La théorie de E. Sutherland est ambitieuse puisqu'elle vise à identifier
les causes nécessaires et suffisantes du crime, néanmoins l'auteur ne
prétend pas rendre compte de l'ensemble des facteurs menant au crime. Il
cherche à différencier les niveaux d'analyse en séparant chronologiquement
les facteurs de délinquance et en ne prenant en considération que les plus
tardifs. Il s'agit des facteurs qui ont un rapport direct avec les comportements
délinquants et qui concernent les connaissances liées aux techniques et
attitudes morales face aux actes en question. Car de nombreux facteurs
sont susceptibles d'influencer l'association différentielle avec les milieux
délinquants versus non délinquants, mais le parti de l'auteur est d'expliquer
le crime et non l'association différentielle.
Ce sociologue considère que le comportement délictueux est appris
en s'associant avec des délinquants. Cet apprentissage social se fait par la
transmission et l'imitation de techniques et d'attitudes délinquantes dans
un processus de communication et d'interaction avec les membres d'un
groupe constitué en sous-culture
276
.
Un individu adopte un comportement délinquant lorsque son
exposition aux définitions favorables à la violation des lois l'emporte sur les
273
P. Besnard, op. cit.
274
A. Coulon, L'Ecole de Chicago, Paris, PUF, 1992.
275
E. Rubington & M. S. Weinberg, The study of social problems, New
York/Oxford, Oxford University Press, 1989.
165
définitions défavorables à de tels actes. Les croyances et valeurs sous-
culturelles adoptées par l'individu sont donc considérées comme une cause
principale d'évolution vers la déviance
277
.
L'appartenance au groupe délinquant, par le biais d'un processus de
socialisation, va permettre l'acquisition de techniques et d'attitudes
délinquantes véhiculées par la sous-culture du groupe. Une fois les
apprentissages réalisés, l'individu pourra à son tour perpétrer des délits.
La théorie envisage donc un lien de causalité entre l'interaction avec
des délinquants et la commission de délits. De plus les mécanismes
d'apprentissage de la déviance sont conçus comme semblables à ceux qui
mènent à la conformité, seuls leurs contenus diffèrent.
Les données empiriques n'ont toutefois jamais pu totalement
confirmer ce modèle. En effet, dans le domaine de la délinquance, certains
auteurs
278
ont par la suite défendu un modèle explicatif où l'activité
délictueuse serait première et à l'origine du choix des amis et
connaissances, lesquels influenceraient dans un second temps l'activité
délictueuse.
En ce qui concerne une activité déviante telle que la prise de drogues,
on peut décrire un processus semblable à celui qui mène à l'acte délinquant.
Car si les usagers de drogues apprennent des attitudes et des techniques
de consommation au sein du groupe des consommateurs, ils éprouvent
rapidement des besoins d'autojustification et de soutien moral face à leurs
conduites prohibées. C'est pourquoi ils vont être amenés à rechercher la
compagnie des plus aptes à leur offrir cette aide, c'est-à-dire ceux qui
276
Ceci résume les quatre premières propositions de sa théorie. Elle sont
complétées par cinq autres qui expliquent entre autre la notion d'association
différentielle.
277
La parenté de la théorie de l'association différentielle avec la théorie
de l'étiquetage, développée au chapitre précédent, n'est pas fortuite. Les écrits d'E.
Sutherland ont servi de base aux travaux d'auteurs tels que E. Lemert et H. Becker,
même si le contexte épistémologique n'était plus du tout le même.
278
S. Glueck & E. Glueck, 1950 ; A. E. Liska, 1974 ; A. E. Liska et M. D.
Reed, 1985, cités par M. Killias, Précis de criminologie, Berne, Staempfli & Cie SA,
1991.
166
partagent leur condition. Ainsi, l'activité déviante serait tout autant cause que
produit de l'appartenance au groupe déviant.
Les critiques de la théorie de l'association différentielle n'ont toutefois
pas empêché le concept d'association différentielle d'être repris et intégré
dans des théories ultérieures telles que celle de l'apprentissage social.
4.2. Théorie de l'apprentissage social
La théorie de l'apprentissage social est un courant du
comportementalisme qui s'intéresse à la construction de la personnalité,
envisagée comme un ensemble d'habitudes apprises en réponse aux stimuli
de l'environnement. Le processus d'apprentissage obéit au principe du
conditionnement instrumental
279
et s'effectue par imitation lors de
l'exposition au modèle. Il est de plus particulièrement influencé par le jeu des
récompenses et punitions qui émanent du milieu social.
Certains théoriciens ont mis l'accent sur la dimension cognitive de
l'apprentissage social, intégrant de la sorte les aspects subjectifs du
processus. Ainsi, A. Bandura
280
met en évidence les mécanismes de
régulations internes de l'estime de soi qui jouent un rôle de renforcement du
comportement. Pour cet auteur, deux modalités d'apprentissage sont à
l'origine de tout comportement.
D'une part, l'apprentissage direct concerne le résultat des actions
qui agit comme renforcement lorsqu'il est positif et comme inhibiteur lorsqu'il
est négatif. Progressivement c'est l'anticipation de la conséquence de
l'action qui motive le sujet dans une situation donnée à adopter telle ou telle
conduite. De plus, au cours du développement la préférence se déplace des
gratifications extérieures et matérielles vers les gratifications symboliques et
immatérielles. D'autre part, l'apprentissage par observation nécessite la
279
La définition du conditionnement instrumental varie suivant les
usages. Il peut être synonyme de conditionnement opérant ou représenter une
catégorie plus large englobant ce dernier. Le conditionnement opérant est un
mécanisme d'apprentissage où le comportement du sujet est renforcé par une
conséquence positive (récompense) ou par la suppression d'une punition.
280
A. Bandura, Social Learning Theory, New York, Mc Caleb-Seider,
1971.
167
présence d'un modèle comportemental suscitant l'attention et la
mémorisation chez le sujet.
Selon la théorie de l'apprentissage social, le choix d'un
comportement, qu'il soit conforme ou déviant, se fait en fonction des
avantages qu'il procure (renforcement positif) et des inconvénients qu'il
permet d'éviter (renforcement négatif). C'est l'équilibre des récompenses et
des punitions attendues qui guide la conduite humaine
281
.
Contrairement à la théorie du contrôle social qui ne conçoit qu'une
source possible de socialisation (de nature conventionnelle), la théorie de
l'apprentissage social envisage l'existence de processus de socialisation tant
conventionnels que déviants. C'est le contenu de la socialisation qui joue un
rôle explicatif décisif et il n'est pas nécessaire de postuler une déviance
inhérente à la nature humaine qui resurgirait en cas d'affaiblissement du lien
avec la société conventionnelle, comme l'envisage la théorie du contrôle
social.
L'adoption de comportements déviants résulte dès lors avant tout d'un
processus d'apprentissage et d'observation se déroulant au sein du groupe
des pairs. L'exposition aux modèles déviants est un aspect central de la
théorie, dans la mesure où une telle exposition exerce une socialisation
directe vers la déviance. Ceci se produit par le biais des renforcements
sociaux au sein du groupe déviant sous la forme d'encouragements et de
récompenses relationnelles qui sanctionnent les actes conformes aux
normes du groupe
282
.
4.3. Apprentissage social et toxicomanie
Concernant plus spécifiquement l'usage de drogues, R. L. Akers
283
développe un modèle général de l'usage et de l'abus de drogues basé sur la
consommation de marijuana chez des adolescents. Quelques ajouts sont
apportés au modèle lorsqu'il s'applique à la consommation d'héroïne,
281
D. S. Elliott et al., 1985, op. cit.
282
D. S. Elliott et al., 1985, op. cit.
283
R. L. Akers, op. cit.
168
notamment en ce qui concerne les phénomènes liés à la dépendance
physique provoquée par cet opiacé. Toutefois le processus d'apprentissage
social mis en évidence par le modèle est suffisamment général pour
s'appliquer à tous les types de drogues et à l'ensemble des groupes d'âge
concernés par la prise de drogues.
L'idée d'association différentielle avec les pairs, les membres de la
famille et les autres personnes significatives est centrale dans le modèle,
dans la mesure où l'environnement humain ainsi constitué va fournir les
définitions favorables ou non à l'usage de drogue, les modèles de
comportement à imiter et les renforcements différentiels des comportements
adoptés par le sujet.
La famille, qui joue un rôle crucial jusqu'à l'adolescence, influence
généralement la consommation de drogues illégales dans le sens de la
désapprobation. Néanmoins, les habitudes de consommation de
psychotropes chez les parents (alcool, médicaments) peuvent favoriser
l'usage de toxiques chez les enfants devenus adolescents.
Dès l'adolescence le groupe des pairs et des amis proches aura une
influence décisive sur l'entrée éventuelle dans le monde de la drogue.
L'association différentielle avec les pairs usagers ou non de drogues s'avère
par ailleurs être le meilleur prédicteur de l'utilisation de drogues.
L'initiation au produit est envisagée comme se faisant généralement
dans le contexte d'un groupe de pairs qui véhicule des définitions des
usages (jugements moraux), consistant en attitudes favorables à la prise
de toxiques. L'apprentissage de ces définitions est primordial puisqu'il va
déterminer les comportements face aux prises de drogues. Ainsi, des
attitudes positives (qui valorisent l'usage de drogues) ou de neutralisation
(qui justifient ou excusent l'usage) sont apprises au sein du groupe
d'usagers et vont favoriser le recours aux drogues.
L'exposition au groupe qui légitime l'usage augmente la probabilité
d'une entrée dans le cycle de la consommation de drogues dans la mesure
où les obstacles moraux qui réfrènent l'usage sont écartés.
A côté de ces définitions données par les membres du groupe, il y a
les comportements de prises de drogues que ceux-ci adoptent. De telles
conduites représentent des modèles comportementaux valorisés et seront
169
l'objet d'imitation, phénomène particulièrement important durant la phase
d'initiation aux consommations.
Une fois le sujet installé dans la consommation, les conséquences
effectives des prises de drogues interviennent sous la forme de
renforcements différentiels de l'usage. Il s'agit du poids respectif des
avantages et inconvénients liés à la consommation et à l'abstinence.
Ces conséquences concernent les effets physiologiques de la
substance, mais aussi les gratifications relationnelles offertes par les
membres du groupe. La consommation devient désirable en tant que moyen
d'être accepté par le groupe. Ce mécanisme de renforcement social
positif relègue à l'arrière-plan l'appréhension du risque de la dépendance,
ainsi que la connaissance des effets négatifs du produit.
Lors des premières prises d'héroïne, les effets négatifs du produit
permettent difficilement de ressentir des sensations agréables. C'est ici
qu'intervient un phénomène d'apprentissage social qui permet au
toxicomane de redéfinir comme agréables les perturbations physiologiques
284
ressenties suite à la prise d'héroïne. A ce stade l'usage influence
l'association différentielle dans la mesure où vont être préférentiellement
choisis les pairs présentant des habitudes de consommation de drogues
semblables.
Lorsque la consommation devient plus régulière, l'approvisionnement
en quantité importante ne permet plus de rester dans le groupe où s'était
faite l'initiation et nécessite l'établissement de contacts avec des personnes
plus engagées dans le monde de la drogue. La participation à des activités
illégales liées au commerce de produits illicites devient de plus en plus
probable, surtout lorsqu'il s'agit d'une substance onéreuse comme l'héroïne.
Contrairement au renforcement positif qui est prépondérant durant
la phase initiale de consommation orientée vers la recherche de plaisir,
lorsque la dépendance de l'héroïne est installée, son maintien se fait
principalement par renforcement négatif. C'est en effet la disparition des
284
Phénomène déjà mis en évidence par des représentants de
l'interactionnisme symbolique tels que A. Lindesmith (Opiate addiction, 1938, op.
cit.) et H. S. Becker (1963, op. cit.) comme nous l'avons vu au chapitre précédent.
170
symptômes désagréables liés au manque qui est alors prioritairement
recherchée.
En résumé, le processus d'acquisition d'un comportement
toxicomaniaque se déroule en quatre étapes :
- association différentielle avec des groupes d'usagers de drogues ;
- acquisition de définitions favorables aux prises de drogues ;
- expérimentation des drogues ;
- renforcement différentiel de l'acte en fonction du poids des
conséquences positives et négatives qui aboutira au maintien ou à la
disparition de la prise de toxiques
285
.
5. Théorie des comportements problématiques : fonction du non-
conformisme psychosocial à l'adolescence
R. Jessor
286
a élaboré un modèle théorique qui rend compte de
différents comportements problématiques à l'adolescence tels que la
délinquance, l'usage de psychotropes et la sexualité précoce.
Cette théorie se situe dans une approche psychosociale et considère
les comportements problématiques comme fonctionnels, intentionnels et
instrumentaux en vue d'atteindre un but. Les comportements
problématiques sont définis comme des comportements qui s'écartent des
normes sociales et qui suscitent des réactions de contrôle social plus ou
moins marquées allant de la simple désapprobation aux mesures
d'emprisonnement.
Ce modèle considère que les buts liés à la consommation de
psychotropes, la signification qu'elle prend pour l'individu et les différentes
façons de s'engager dans ces comportements sont façonnés par les
expériences personnelles et par la culture environnante. Les aspects
biologiques et génétiques ne sont pas pris en considération au profit des
aspects comportementaux, psychologiques et sociaux.
285
R. Gassin, Criminologie, Paris, Dalloz, 1988.
286
R. Jessor, Problem-behavior theory, psychosocial development, and
adolescent problem drinking, British Journal of Addiction, 1987, 82, pp. 331-342.
171
La structure conceptuelle de cette théorie repose sur trois domaines
principaux de variables : personnalité ; environnement perçu et
comportement. Trois ensembles de variables sont ainsi définis, ils évaluent
différents types de facteurs de risque pour l'engagement dans les conduites
transgressives.
Le système de la personnalité dans ses aspects socio-cognitifs
concerne essentiellement les valeurs, croyances, attitudes et orientations
envers soi et autrui :
- réussite scolaire peu valorisée ;
- besoin d'indépendance valorisé ;
- critique sociale ;
- aliénation et isolement ;
- contrôle externe ;
- faible estime de soi ;
- faible religiosité ;
- tolérance à la transgression.
Le système de l'environnement perçu
287
renvoie aux caractéristiques
de l'environnement humain proche. L'environnement perçu est avant tout
symbolique, il repose sur les significations que l'individu lui confère en
interagissant avec lui. L'auteur s'est inspiré des travaux du sociologue W. I.
Thomas qui a montré comment l'individu construit son environnement social
en lui donnant un sens
288
. Les variables qui augmentent le risque de
présenter des comportements problématiques sont les suivantes :
- faible soutien amical et parental ;
- faible contrôle amical et parental ;
- faible compatibilité entre les attentes des amis et celles des parents ;
- influence des pairs plus importante que l'influence des parents ;
- approbation des pairs et faible désapprobation parentale face aux
comportements à problèmes ;
287
R. Jessor et S. L. Jessor, The percieved environment in behavioral
science, American Behavioral Scientist, 1973, 16, 6, pp. 801-828.
288
"Si les hommes définissent les situations comme réelles, alors elles
sont réelles dans leurs conséquences". W. I. Thomas cité par R. Jessor et al., 1973,
op. cit.
172
- plus de modèles de comportement problématique parmi les amis.
Le système du comportement réfère à un engagement dans les
comportements problématiques (délinquance, usage de psychotropes,
sexualité précoce
289
) et un engagement plus faible dans les comportements
conventionnels (assiduité religieuse, résultats scolaires).
L'ensemble de ces variables reflète une dimension générale sous-
jacente de non-conformisme psychosocial, laquelle constitue un facteur
de risque global d'évolution vers différentes formes de déviance, dont la
toxicomanie. L'interaction entre ces variables suggère qu'il est possible de
parler d'un syndrome du comportement problématique adolescent
constitutif d'un style de vie
290
.
Plusieurs auteurs
291,292
considèrent les diverses modalités de
comportements problématiques à l'adolescence (vols, abus de drogues
licites et illicites, violence, rapports sexuels précoces) comme des
équivalents fonctionnels, dans le sens où ils servent tous des buts
semblables que le sujet ne parvient pas à atteindre autrement.
La théorie met en effet l'accent sur la signification individuelle et les
différentes fonctions psychosociales que peuvent remplir les comportements
problématiques. Ainsi, à un niveau individuel certains comportements tels
que les abus de psychotropes peuvent servir de mécanisme de coping
face à l'anxiété, la frustration ou l'échec. L'adoption de conduites
dangereuses ou risquées peut traduire un besoin d'affirmation identitaire
d'un rôle sexuel en réalisant des prouesses viriles chez les usagers de sexe
289
D'autres comportements ont également été évalués ponctuellement
tels que le tabagisme, la conduite automobile dangereuse, les grossesses
involontaires, etc.
290
E. Vingilis & E. Adlaf, The structure of problem behaviour among On-
tario high school students: a confirmatory-factor analysis, Health Education Re-
search, 1990, 5, 2, pp. 151-160.
L. McGee & M. D. Newcomb, General deviance syndrome: expanded hie-
rarchical evaluations at four ages from early adolescence to adulthood, Journal of
Consulting and Clinical Psychology, 1992, 60, 5, pp. 766-776.
291
M. Choquet, S. Ledoux et C. Maréchal, Drogues illicites et attitudes
face au Sida, Paris, INSERM, 1992.
292
D. B. Kandel & al., The consequence in young adulthood of adoles-
cent drug involvment, Archives of General Psychiatry, 1986, 43, pp 746-754.
173
masculin. Dans les relations aux pairs adopter ce genre de comportements
peut également être un signe de solidarité et d'appartenance à la culture
du groupe. De manière plus générale, les conduites transgressives peuvent
aussi exprimer un refus des normes et des valeurs de la société.
Enfin, l'auteur insiste particulièrement sur la fonction de marqueur de
transition des comportements problématiques pour l'adolescent. En tant
que la plupart de ces conduites sont considérées comme inappropriées à un
certain âge principalement (consommation de tabac et d'alcool, rapports
sexuels, conduite automobile, etc.) et qu'elles cessent de l'être plus tard, le
jeune cherche à affirmer sa maturité et à accélérer son accession au statut
d'adulte en adoptant des comportements réservés aux plus âgés. La
recherche d'indépendance vis-à-vis des parents est au cœur d'un tel
mouvement de transition vers l'âge adulte. C'est pourquoi ces conduites
s'inscrivent dans une tentative d'accomplissement des tâches
développementales propres à la période de l'adolescence :
Overall, then, there is nothing necessarily irrational, perverse,
or psychopathological about young people engaging in problem
behavior, for adolescents, such behavior can fulfill important
goals and can be an essential aspect of psychosocial develop-
ment
293
.
La théorie de R. Jessor donne une vision globale des troubles du
comportement à tendance non conventionnelle tels qu'on peut en voir des
expressions à l'adolescence. L'idée d'un syndrome général de déviance
propre à cette période montre l'équivalence fonctionnelle de comportements
pouvant paraître fort différents au premier abord.
Si cette théorie est efficiente pour expliquer les débuts de la prise de
toxiques, elle l'est moins en ce qui concerne la persistance d'une
toxicomanie à l'âge adulte. De plus, malgré l'association des différents
comportements problématiques entre eux, ils ne suivent pas tous les mêmes
voies développementales. Ainsi, alors que la délinquance atteint une
293
R. Jessor, op. cit. pp. 335.
Relevons qu'aux Etats-Unis en 1985, chez les jeunes de 18 ans, avoir fait
l'expérience d'une drogue illégale représentait la norme. En effet, 61% d'entre eux
avait au moins une fois fait une telle expérience !
174
fréquence maximale vers 17 ans, les prises de drogues augmentent encore
chez les jeunes adultes
294
.
6. Troubles de la socialisation, adolescence et toxicomanie : données
empiriques
6.1. Adolescence et risques de désinsertion sociale
L'adolescence est une période de la vie où l'individu traverse de
profonds changements qui affectent son identité personnelle et sociale.
L'identification de cette phase de l'existence constitue une création
socioculturelle relativement récente ; elle est apparue dans les sociétés
occidentales il y a environ 150 ans. Avec le développement de
l'industrialisation et des régions urbaines les enfants ont été
progressivement exclus du marché du travail afin de les protéger de
l'exploitation, mais aussi parce que la complexification des métiers a
nécessité une prolongation de la formation scolaire. Leur maintien en dehors
de la vie professionnelle active a de la sorte prolongé la période de
dépendance affective et économique propre à l'enfance
295
. Ceci
contrairement à ce qui se passe dans certaines sociétés traditionnelles où la
transition entre l'enfance et la vie adulte peut être réduite à la durée d'un
rituel marquant un passage direct du statut d'enfant à celui d'adulte.
Dans nos sociétés l'adolescence constitue selon E. H. Erikson
296
une
période de moratoire psychosocial où l'adolescent expérimente divers
rôles sociaux. C'est pourquoi certaines conduites transgressives sont jugées
294
D. Kandel & al., Risk factors for delinquency and illicit drug use from
adolescence to young adulthood, The Journal of Drug Issues, 1986, 16, 1, pp. 67-
90.
295
R. Campeau et al., L'identité personnelle et sociale, in : Individus et
société, op. cit.
296
E. H. Erikson, Adolescence et crise, la quête de l'identité, Paris,
Flammarion, 1968.
175
normales à l'adolescence, elles participent du besoin de découvrir ses
propres limites.
On considère que sur l'ensemble des jeunes qui expérimentent les
drogues illicites, 50% d'entre eux ne renouvellent pas l'expérience, de même
la grande majorité des actes délinquants sont le fait d'adolescents qui ne
récidiveront pas, d'où la clémence des juges lors d'un premier contact avec
la justice.
Néanmoins l'état de fragilisation psychosociale propre à
l'adolescence demeure un aspect fondamental des problèmes de
toxicomanie, dans la mesure où c'est bien durant cette période qu'apparaît
la quasi-totalité de ce type de troubles. La période de l'adolescence telle
qu'elle existe dans les sociétés occidentales actuelles comporte des
caractéristiques qui rendent difficile la socialisation des jeunes.
En effet, les différentes sources de socialisation (famille, école, mass
média, groupes de camarades) véhiculent des valeurs souvent
contradictoires et ne considèrent pas l'adolescent dans sa totalité. Par
ailleurs, l'entrée dans la vie adulte se fait de façon étalée dans le temps en
fonction des différents secteurs concernés (domaines sexuel, économique,
professionnel, politique, etc.). Cette asynchronie rend difficile une vision de
soi cohérente et unitaire, accentuant les difficultés à se construire une
identité chez les plus vulnérables
297
.
De plus, à l'adolescence le processus de personnalisation prend
une dimension nouvelle. Ce processus qui contribue à la formation de
l'identité par le biais de l'abandon de normes et de modèles auxquels
l'individu ne veut plus adhérer
298
, est particulièrement important à
l'adolescence. En fonction de sa maturation affective et cognitive,
l'adolescent va revoir les acquis normatifs de son enfance avec tous les
risques de socialisation déviante que cela suppose, lorsque ce remaniement
se fait au profit de normes propres à certains groupes marginaux.
297
O. Jeanneret et J. Kellerhals, La médecine préventive peut-elle
contribuer à l'intégration des adolescents dans la société? Revue d'Hygiène et de
Médecine Scolaire et Universitaire, 1969, 22, pp 191-198.
298
R. Campeau et al., op. cit.
176
Ces perturbations de l'équilibre psychosocial propres à l'adolescence
ont bien été mises en évidence par les études épidémiologiques de M.
Choquet et al.
299
portant sur les abus de toxiques chez les adolescents.
Un certain nombre de caractéristiques différencient les adolescents
qui ont expérimenté les drogues illégales quand on les compare aux
abstinents. Ainsi, la fréquentation du groupe des pairs au détriment de la vie
familiale est plus assidue chez les usagers de toxiques. Ceci se traduit chez
les consommateurs par une vie relationnelle plus intense, plus de sortie
avec les amis et plus de relations sexuelles (notamment homosexuelles). De
même, alors que les non-consommateurs fréquentent plus les clubs de
sport, regardent plus la télévision, les usagers de drogues passent plus de
temps dans les salles de jeux, dans la rue et ressentent plus souvent l'ennui.
L'étude montre aussi que les conduites de désocialisation
300
(retard
scolaire fréquent, absentéisme, vol, fugue, racket, violence, oisiveté)
souvent perçues comme une conséquence de l'abus de toxique tendent au
contraire à le précéder. Par ailleurs, certaines conduites représentent des
facteurs de chronicisation de la consommation ; il s'agit du tabagisme
important, du retard régulier à l'école et du vol en lieu public. De plus, ces
conduites de désocialisation s'avèrent d'autant plus liées à l'usage de
toxiques qu'elles se manifestent précocement (avant 15 ans).
Ainsi, pour ces auteurs, les conduites de désinsertion sociale et
scolaire sont des signes avant-coureurs d'un risque d'évolution
toxicomaniaque ultérieure, et il en va de même pour de nombreux
problèmes de santé (troubles de l'humeur, accidents, fatigue, troubles du
299
M. Choquet et al., 1992, op. cit.
300
Les troubles du comportement mentionnés dans le texte
correspondent à deux types de conduites telles qu'elles sont définies par J. Selosse
dans le Dictionnaire de psychologie (R. Doron et F. Parot, Paris, PUF, 1991) :
- la conduite asociale (refus ou incapacité à adhérer aux règles de la vie
sociale "afin de préserver une liberté existentielle et de se protéger de toute
dépendance psychosociale". P. 59) ;
- la conduite antisociale (agression et hostilité défiant l'ordre social,
s'exprimant par le biais du passage à l'acte).
Quant à la désocialisation, J. Selosse réserve ce terme pour
l'aboutissement d'un processus de désinsertion sociale où la déchéance et la perte
du lien social équivaut à une forme de mort sociale.
177
sommeil, maux de tête) : ces manifestations reflètent un malaise généralisé
s'exprimant tant au niveau de la sphère corporelle que sociale.
6.2. Famille et carences normatives
La famille remplit le rôle crucial de transmission des normes et des
valeurs sociales tout au long de l'éducation des enfants. Les attitudes
parentales vis-à-vis de l'enfant vont déterminer la qualité de l'attachement
qui les unira. Ce lien parental peut être décomposé en deux dimensions que
l'on trouve également dans le contexte du réseau social, il s'agit du soutien
et du contrôle. Un soutien affectif sous-tendu par l'amour et l'acceptation,
accompagné d'un contrôle basé sur des règles claires sont des ingrédients
nécessaires au développement harmonieux de l'enfant.
Les dysfonctionnements de la structure familiale en tant qu'instance
de socialisation s'avèrent jouer un rôle important dans les risques d'évolution
vers la toxicomanie. Des études rétrospectives sur les conditions de vie
familiale chez des personnes devenues toxicomanes, montrent qu'elles ont
souvent été exposées à des modèles éducatifs extrêmes ou incohérents.
Leur éducation s'était caractérisée par une absence de sanctions, ou au
contraire par des interdits trop nombreux, ou encore par une alternance de
laxisme et de rigidité avec souvent à la clé, l'enfant pris comme enjeu d'un
conflit de couple sous-jacent
301
.
Les études réalisées auprès d'adolescents scolarisés
302
montrent que
ceux qui ont répété l'usage de drogues illicites perçoivent leurs relations
familiales comme moins satisfaisantes. L'hostilité, l'indifférence ou l'excès
d'intérêt perçus chez les parents attestent d'une perturbation des
investissements relationnels intra-familiaux plus fréquente chez les
consommateurs de drogues par rapport aux abstinents. De même, D.
301
R. Lucchini, 1985, op. cit.
302
M. Choquet et al., 1992, op. cit.
178
Kandel et al.
303
montrent que la dimension de l'intimité perçue
(particulièrement avec le père) a plus d'influence que le contrôle parental sur
le recours aux toxiques.
Les styles éducatifs s'avèrent donc impliqués dans les facteurs liés à
l'usage de drogues. La capacité parentale à fixer des limites, le contrôle
parental sur les sorties et le travail scolaire sont inversement reliés à l'usage
de toxiques. De plus, l'attitude parentale d'approbation de la consommation
d'alcool par l'adolescent influence non seulement la fréquence de celle-ci,
mais aussi celle des drogues illicites.
A fortiori, lorsque l'un des parents est alcoolique ou toxicomane, les
risques de toxicomanie ultérieure chez l'enfant sont amplifiés
304
.
Une étude réalisée auprès d'adolescents élevés par des parents
héroïnomanes a montré qu'un tiers d'entre eux ont connu des problèmes liés
à l'abus d'alcool ou de drogues contre 15% dans un groupe contrôle
305
.
Relevons que dans ces situations la toxicomanie parentale n'est pas seule
en jeu puisque les enfants issus de ces milieux sont plus souvent exposés à
d'autres problèmes, tels que négligences graves, violence familiale, sévices
physiques ou sexuels.
Les familles caractérisées par une absence d'espace normatif
cohérent
306
compromettent l'évolution de l'enfant vers l'autonomie, étape
indispensable à l'acquisition ultérieure des compétences sociales. Les
auteurs de disciplines fort éloignées (sociologie, psychanalyse,
épidémiologie) s'accordent pour dire que le toxicomane a souffert dans
nombre de cas d'un excès ou d'un défaut de prise en charge parentale qui a
hypothéqué son accès à l'autonomie.
303
D. Kandel et al., Antecedents of adolescent initiation into stages of
drug use: A developmental analysis, Journal of Youth and Adolescence, 7, pp. 13-
40.
304
H. Chabrol, Les toxicomanies de l'adolescent, Paris, PUF, 1992.
305
Cité par H. Chabrol, op. cit.
306
R. Lucchini, 1985, op. cit.
179
6.3. Milieux socio-économiques défavorisés
Les enquêtes réalisées dans la population générale ont montré
encore récemment une surreprésentation des cadres parmi les parents des
adolescents s'initiant aux drogues illégales
307
.
Si une tendance semblable s'observait également dans les
populations cliniques dans les années 1980
308
, on note depuis les années
1990 une prolétarisation de l'origine sociale des héroïnomanes avec une
surreprésentation des enfants d'ouvriers, d'employés et de sans
profession
309
. Par ailleurs, une origine sociale modeste est également une
caractéristique des populations de délinquants récidivistes.
Il s'avère que les basses classes sociales offrent un milieu propice
au développement des toxicomanies en raison du contexte socio-
économique défavorable qui les caractérise. En effet, dans ces milieux les
jeunes sont fortement exposés au groupe des pairs, ce qui infléchit leur
socialisation dans le sens d'un risque accru d'usage de toxiques. Ces
populations sont en outre passablement coupées de la vie socio-
économique en raison du taux de chômage élevé qui frappe ceux dont la
formation est souvent inexistante ; absence d'emploi qui aggrave une
situation économique déjà précaire au départ.
L'incapacité à expérimenter des rôles sociaux gratifiants pousse à
adopter des rôles alternatifs tel que celui de dealer, afin de dépasser un
sentiment d'échec qui mine l'existence. L'impossibilité d'établir des projets
d'avenir favorise l'adoption d'un style de vie axé sur la recherche de
gratifications immédiates, or l'on sait que cette disposition psychique joue
un rôle important dans le comportement toxicomaniaque.
307
M. Choquet et al., 1992, op. cit.
308
F. Davidson, J. Defrance et F. Facy, Recherche d'une typologie des
jeunes toxicomanes, Psychiatrie de l'enfant, 1982, XXV, 2, pp. 295-318.
Les auteurs montrent une sur-représentation des cadres et professions
libérales parmi une population clinique de toxicomanes comprenant 77%
d'héroïnomanes.
309
H. Lagrange et A. Mogoutov, Un retardement de l'entrée dans la
toxicomanie, Déviance et Société, 1997, 21, 3, pp. 289-302.
180
Il en ressort que les milieux sociaux défavorisés distillent une sous-
culture qui facilite l'abus de drogues illégales. Un tel phénomène est
caractéristique de certaines banlieues de grandes villes occidentales. Dans
ces cités délabrées et désertées par les entreprises, le commerce de la
drogue représente le revenu principal pour un nombre croissant de jeunes
sans emplois.
Ce type de déviance est consécutif au phénomène d'urbanisation qui
a induit le développement de zones de résidence aux rapports sociaux
pauvres, anonymes et distants
310
. Il existe en effet dans les grandes villes
des aires de déviance où la criminalité, le suicide, l'alcoolisme et la
toxicomanie sont particulièrement élevés en raison d'un manque
d'intégration sociale.
6.4. Toxicomanie et délinquance
L'existence d'une forte corrélation entre les comportements de prises
de toxiques et la délinquance est une donnée actuellement bien établie.
Pourtant on ne saurait assimiler le toxicomane à un délinquant
puisque nombre d'entre eux n'auront jamais affaire à la justice. En fait, parmi
les personnes qui côtoient le monde des drogues dures l'implication dans la
délinquance peut être très diverse. Les deux cas de figure extrêmes suivants
l'illustrent : prenons d'un côté le dealer sans scrupules prêt à utiliser la
violence s'il le faut pour se faire payer et qui ne consomme pas ou
qu'occasionnellement et de l'autre le toxicomane accro et endetté, achetant
sa drogue avec son salaire et dont la délinquance est limitée à la
consommation et la détention de produits illicites
311
.
En dépit de cette grande diversité des situations rencontrées sur la
scène de la drogue, une constante demeure : l'importance et la gravité de la
délinquance est fonction de l'intensité de la consommation de drogues.
310
M. Cusson, 1992, op. cit.
311
Ce type d'héroïnomane se rencontre fréquemment dans les
programmes méthadone, il correspond au profil d'un jeune adulte bien inséré
socialement avec un emploi stable et une capacité de travail dans la norme. Chez
lui les tendances déviantes polymorphes propres à l'adolescence se sont résorbées
à l'exception de la toxicomanie qui a perduré.
181
Ainsi, d'après une étude réalisée aux Etats-Unis auprès de plus de 3000
adolescents
312
, ont commis des actes délinquants :
- 83% des consommateurs de narcotiques (contre 26% chez ceux qui
ne consomment pas ces substances) ;
- 61% des usagers de marijuana (contre 16% chez ceux qui s'en
abstiennent) ;
- 1% des sujets s'abstenant de toute drogue (y compris l'alcool).
Inversement, une étude réalisée au Québec évalue à 75% la
proportion d'adolescents délinquants ayant consommé du cannabis, contre
15% dans la population générale du même âge. De même, parmi des
adultes judiciarisés, la proportion de ceux qui ont connu une période de
dépendance à une substance psychotrope varie entre un tiers et un demi
313
.
A Genève, une étude récente sur 327 héroïnomanes en cure de
méthadone (âge moyen 31 ans) montre qu'à l'admission 54% ont fait un
séjour en prison et 61% ont déjà subi une arrestation
314
. Par ailleurs cette
étude atteste d'une diminution spectaculaire des incarcérations dès
l'instauration d'un traitement à la méthadone.
Dans la mesure où nos sociétés placent la consommation de
stupéfiants au rang des actes de délinquance, et sachant que les différents
types d'actes délinquants ont tendance à corréler entre eux, le constat d'une
forte relation entre délinquance et toxicomanie n'a rien de surprenant.
Pourtant, l'explication de cette relation s'avère complexe, notamment
lorsqu'on l'envisage sous l'angle d'un éventuel lien de causalité. Suivant le
sens de la causalité, ce lien peut être de deux types.
Premièrement, on peut envisager la toxicomanie comme induisant
chez les personnes dépendantes des comportements délinquants. Ceci
correspond à l'idée du sens commun qui perçoit le toxicodépendant comme
prêt à tout pour se procurer la substance dont il dépend.
312
R. L. Akers, op. cit.
313
S. Brochu, Etat des connaissances scientifiques concernant la relation
drogue-crime, Revue internationale de criminologie et de police technique, 1993, 3,
pp. 309-316.
314
J.-J. Déglon et al., 1996, op. cit.
182
Le sujet toxicomane se voit en effet confronté à la difficulté d'acquérir
un produit onéreux et illégal. En raison de sa prohibition la drogue coûte
chère, ce qui se traduit par une baisse des taux de consommation, mais
aussi par une tendance chez les personnes dépendantes à commettre des
crimes lucratifs
315
, tels que vols, cambriolages, trafic ou prostitution pour
acheter leur substance.
Il a été effectivement démontré que les délits contre la propriété
augmentent en période de forte consommation et qu'ils diminuent en période
d'abstinence
316
. De même, la forte augmentation de certaines formes de
criminalité (notamment brigandages et cambriolages) dans plusieurs pays
d'Europe depuis environ une génération est considérée comme une
conséquence du développement de la toxicomanie, même si d'autres
facteurs entrent également en ligne de compte
317
. Nous voyons donc que le
statut illégal du produit met en jeu un facteur économique qui resserre
l'association drogue-crime
318
.
Deuxièmement, l'idée selon laquelle la délinquance favoriserait la
toxicomanie n'est pas à exclure non plus. En effet, l'étude de l'ordre
d'apparition des comportements délinquants et toxicomaniaques l'atteste.
D'après une étude longitudinale
319
sur un échantillon national
d'adolescents, trois cas de figure ont été décrits dans la succession des
deux types de comportements chez ceux qui ont à la fois commis des délits
et consommé des dogues. A savoir, antériorité de l'abus de drogues,
antériorité des actes délinquants ou apparition simultanée des deux types de
315
A côté des crimes lucratifs, il y a également la violence qui sévit dans
le milieu du commerce de la drogue, notamment lors de règlements de comptes ou
de transactions litigieuses. Aux Etats-Unis, une recrudescence des meurtres depuis
la fin des années 80 (alors que leur nombre était en déclin depuis plusieurs années)
est la conséquence de l'apparition de gangs de criminels particulièrement cruels
cherchant à s'approprier le marché de la drogue. Cf. R. L. Akers, op. cit.
316
D. N. Nurco, T. W. Kinlock, T. E. Hanlon & J. C. Ball, Nonnarcotic drug
use over an addiction career - A study of heroin addicts in Baltimore and New York
City, Comprehensive Psychiatry, 1988, 29, pp. 450-459.
317
M. Killias, op. cit.
318
M. R. Gottfredson & T. Hirschi, op. cit.
183
comportements. Il s'avère que l'antériorité des conduites délinquantes est le
cas de figure le plus fréquent ; il apparaît dans la moitié des cas. L'autre
moitié concerne les situations où les prises de drogues apparaissent
antérieurement ou simultanément aux comportements délinquants.
En France des recherches réalisées auprès de délinquants ont
également révélé chez une majorité d'entre eux la présence d'une
délinquance mineure antérieure aux consommations de substances psycho-
actives
320
. Dans ce sens, l'abus de toxiques ne ferait qu'accentuer des
tendances délinquantes déjà existantes.
Par ailleurs, relevons que le commerce de la drogue attire les
délinquants en recherche de profits faciles, et ils peuvent dans certains cas
succomber à la tentation de consommer. De plus, les groupes de
délinquants véhiculent des attitudes souvent favorables à la drogue et ils en
ont un accès facilité, ce qui représente des facteurs de risques face à l'abus
de psychotropes.
Nous voyons donc que drogue et crime s'influencent réciproquement
de manière notable, sans toutefois que nous puissions véritablement parler
de causalité univoque dans un sens ou dans l'autre.
En fait, quelle que soit la direction dans laquelle on l'envisage, les
auteurs s'accordent pour dire qu'il n'y a pas de lien de causalité entre drogue
et délinquance, mais que leur forte association est due à un ensemble de
facteurs communs du registre psychosocial traduisant l'adoption d'un style
de vie déviant. Selon M. R. Gottfredson et T. Hirschi, drogue et crime sont
liés car ces phénomènes partagent des caractéristiques communes, telles
que le manque d'autocontrôle et la recherche du plaisir immédiat centrée sur
l'ici et maintenant.
319
D. S. Elliott et al., 1985, op. cit.
320
M. Valleur, Toxicomanie et dépendances : évolution des discours,
ADRIA, avril 1991, pp. 11-15.
M. Choquet, 1992, op. cit.
184
6.5. Ecole et déviance sociale
L'institution scolaire représente une des principales instances de
socialisation de l'enfant. Elle s'appuie toutefois sur les normes et les valeurs
propres à la culture dominante, ce qui peut représenter un handicap
adaptatif pour les élèves issus de milieux socioculturels défavorisés.
Par ailleurs, si sa fonction est avant tout la transmission du savoir et
l'enseignement de compétences cognitives de base en vue de l'intégration
future dans la société, elle tend également à jouer un rôle d'exclusion et de
stigmatisation pour ceux qui ne répondent pas aux critères de réussite
exigés. Il s'ensuit pour ceux-ci des retombées plus ou moins graves sur leur
évolution psychosociale.
En effet, lorsque les expériences scolaires s'avèrent négatives en
raison de la stigmatisation liée aux mauvais résultats obtenus, il s'ensuit un
désinvestissement de l'école qui risque par la suite de se muer en une
véritable attitude de méfiance généralisée à l'ensemble des institutions
officielles.
Il a été montré qu'en ce qui concerne l'évolution vers la délinquance,
d'une part les expériences scolaires antérieures ont plus d'importance que
les conditions familiales et d'autre part ce sont beaucoup plus les mauvais
résultats scolaires qui induisent des comportements délinquants que
l'inverse. Dans un tel contexte, la qualité du lien avec l'enseignant joue un
rôle protecteur important
321
.
Il n'est pas rare en effet de trouver des adultes traumatisés par un
parcours scolaire qui fut jalonné d'échecs à répétition et marqué par le
développement d'une image sociale négative et stigmatisante, suscitant le
rejet de la part des professeurs, voire de la part d'autres élèves.
Si les individus ne sont pas tous égaux dans leur capacité à bénéficier
de l'apport socialisateur de l'école, les institutions scolaires pour leur part
présentent également des disparités quant à la qualité de leur rôle d'agent
socialisateur.
321
L. Walgrave, op. cit. L'induction de comportement agressif par les
mauvais résultats scolaires a également été mis en évidence. Cf. M. Reuchlin, Les
différences individuelles à l'écoles, Paris, PUF, 1991.
185
Certaines recherches ont tenté de mettre en évidence les
caractéristiques des établissements qui facilitent l'intégration des élèves ou
au contraire qui augmentent la déviance comportementale, dont les abus de
toxiques.
Ainsi a-t-il été démontré que le climat socioculturel du milieu
scolaire a un impact tant sur le taux de délinquance que sur celui de
consommation de toxiques. En effet, les établissements "produisant" peu de
déviance se caractérisent par un corps enseignant qui s'intéresse à son
travail et à ses élèves, se montre stimulant et encourageant à leur égard, a
recours à des sanctions disciplinaires rares mais claires et connaît moins de
conflits avec la direction
322
.
La structure institutionnelle en terme de taille a également un impact
sur les prises de toxiques. Une étude a montré que des établissements
scolaires de moins de 150 élèves présentaient des taux de consommation
de toxiques significativement inférieurs à ceux d'établissements de plus de
2000 élèves
323
.
Ainsi, l'affaiblissement du lien social aux institutions scolaires, s'il n'est
pas contrebalancé par d'autres modalités de supports relationnels, peut
représenter une porte d'entrée vers la déviance sociale.
6.6. Groupe des pairs et usages de toxiques
En période d'adolescence le besoin d'affiliation au groupe des pairs
est particulièrement marqué. Les changements corporels liés à la puberté et
le flottement statutaire propre à cette période de la vie provoquent chez
l'adolescent de l'anxiété et de l'incertitude qui stimulent son désir de
dialogue. Face à ses interrogations l'adolescent éprouve un besoin accru de
se comparer et d'échanger avec ses pairs
324
.
322
L. Walgrave, op. cit.
323
H. Chabrol, op. cit.
324
A. C. Peterson & R. Spiga, Chapter 31 : Adolescence and stress, in :
L. Goldberger & S. Breznitz (Eds.), Handbook of stress: theoretical and clinical
aspects, New York, Free Press, 1982.
186
Mais le groupe peut aussi avoir d'autres fonctions pour les
adolescents vivant des expériences d'échecs multiples. C'est
particulièrement le cas d'enfants qui ont développé précocement des traits
de personnalité antisociaux et qui s'acheminent vers une délinquance
notable
325
. Ayant vécu des expériences d'échec répétées tant à travers le
rejet du groupe des pairs (qui ne tolèrent pas leurs comportements
perturbateurs) qu'à travers les échecs scolaires, ces adolescents vont
rejoindre des bandes dans lesquelles ils trouveront des compensations à
leurs sentiments de dévalorisation et une atmosphère propice à la
dédramatisation de leur échec. Un tel contexte sera éminemment facilitateur
pour expérimenter les drogues.
Durant l'adolescence, la consommation de drogues illégales au même
titre que celle d'alcool est une activité qui se déroule le plus souvent au sein
du groupe des pairs. Ainsi, l'initiation aux drogues, généralement le
cannabis, se fait la plupart du temps par un ami proche et non par un
étranger
326
.
Il est certain que l'affiliation à un groupe de fumeurs de cannabis n'est
pas le fruit du hasard et que des dispositions motivationnelles internes
particulières doivent être présentes avant même l'initiation aux drogues.
Pour être attiré par ces groupes l'adolescent doit déjà avoir des attitudes et
des valeurs compatibles avec les prises de drogues. C'est en fonction de
ses inclinations qu'il choisira son groupe d'appartenance. Il s'opère donc un
processus de socialisation anticipatrice au cours duquel le jeune
développe des attitudes favorables aux consommations de drogues.
L'adolescent va ainsi d'abord opérer une sélection (par association
différentielle) des partenaires de l'interaction en fonction de tendances
naissantes ou préexistantes. Il va ensuite s'intégrer progressivement dans
son nouveau groupe d'appartenance, au sein duquel un processus de
socialisation va prendre place qui accentuera une disposition déjà présente
à recourir aux drogues.
325
G. R. Patterson, B. D. De Baryshe & E. Ramsey, A developmental
perspective on antisocial behavior, American Psychologist, 1989, 44, 2, pp. 329-
335.
187
A. S. Brook et al.
327
relèvent que la fréquentation du groupe de
camarades peut modifier certains aspects de la personnalité de l'adolescent.
Par exemple lorsque la violence y est valorisée, le développement de traits
de personnalité antisociaux est favorisé, lesquels entraîneront à leur tour le
recours aux toxiques.
Par ailleurs les mêmes auteurs montrent comment consommation de
toxiques et fréquentation du groupe des pairs se renforcent mutuellement.
Un phénomène décrit comme une spirale interactive où l'exposition aux
modèles de prises de drogues tend à en accroître la consommation, laquelle
à son tour tend à augmenter la fréquentation du groupe des pairs en tant
que lieu de consommation.
Dans une étude qui a comparé trois modèles théoriques de l'abus de
drogues (la théorie du contrôle social, de l'association différentielle et de la
tension), H. R. White
328
démontre la capacité de prédiction supérieure de la
théorie de l'association différentielle quant aux comportements d'abus
d'alcool et de drogues chez des adolescents entre 12 et 18 ans
329
. En effet,
326
H. Chabrol, op. cit.
327
J. S. Brook et al., The psychosocial etiology of adolescent drug use: a
familiy interactional approach, Genetic, Social, and General Psychology Mono-
graphs, 1990, 116, 2, pp. 111-267.
328
H. R. White, V. Johnson & A. Horwitz, An application of three deviance
theories to adolescent substance use, The Internationnal Journal of the Addictions,
1986, 21, 3, pp. 347-366.
329
Cette étude transversale, réalisée entre 1979 et 1981, a porté sur trois
groupes d'âge, chacun d'environ 450 sujets (12, 15 et 18 ans). La prévalence de
l'usage de marijuana est nulle à 12 ans, 50% à 15 ans et entre 70 et 80% à 18 ans,
la prévalence pour les autres drogues illégales est respectivement 0%, moins de
10% et 10-25%.
A relever que la prévalence de l'usage de marijuana aux USA chez les
moins de 25 ans a atteint son maximum en 1979 et qu'elle a fortement décru
depuis. Entre 1979 et 1990 elle passe de 31% à 15% chez les 12-17 ans et de 47%
à 25% chez les 18-25 ans (Cf. R. L. Akers, op. cit.).
A titre comparatif, en Suisse en 1986, 1990 et 1994 la prévalence de
l'usage (au moins une fois) du cannabis chez les 15-16 ans était respectivement de
11%, 10% et 18%. En 1987-89 cette prévalence chez les 17-20 ans était de 22%
(hommes : 28% ; femme : 17%).
En France une tendance semblable à l'augmentation de la prévalence des
consommations de cannabis a été notée, entre 1988 et 1993 chez les 18-19 ans
elle passe de 13% à 30% (Cf. M. Choquet et S. Ledoux, Adolescents: enquête
nationale, Paris, Editions Inserm, 1994).
188
parmi les variables indépendantes utilisées, la proportion des amis perçus
comme utilisant ou comme se montrant favorables aux drogues est de loin le
meilleur prédicteur de l'usage de substances en comparaison tant aux
variables liées aux contrôles et à l'attachement parental (théorie du contrôle
social) qu'à celles liées aux événements stressant et à la psychopathologie
(théorie de la tension).
Cette étude est toutefois critiquable quant à sa réfutation de la théorie
du contrôle social dans la mesure où les variables utilisées pour l'évaluer se
limitent à la sphère parentale, alors que les pairs peuvent également jouer
un rôle de contrôle social.
En effet, H. B. Kaplan et al.
330
ont montré dans une recherche
longitudinale sur les facteurs de risque du passage de l'usage occasionnel à
l'usage régulier de marijuana, que ceux qui fumaient avant tout pour se
conformer aux normes du groupe des pairs avaient moins de chance de
passer à un usage régulier, comparés à ceux qui fumaient dans un contexte
de détresse psychique. A ce stade de l'usage de drogue, le groupe des pairs
aurait donc une influence favorable sur l'expérimentation des drogues mais
non sur un usage régulier qu'il désapprouverait.
Néanmoins, l'étude de H. R. White confirme ce que d'autres études
longitudinales ont bien établi : les comportements de prises de toxiques chez
les pairs, de même que les attitudes face aux drogues
331
chez ceux-ci
représentent les meilleurs prédicteurs de l'engagement dans l'usage de
En ce qui concerne les opiacés, la prévalence en Suisse chez les 15-25
ans entre 1971 et 1990 s'est maintenue à 3%, alors qu'aux USA en 1985 et 1990
elle était de 1%.
Cf. R. Müller et J.-P. Abbet, Changement dans la consommation de drogues
légales et illlégales chez les jeunes adolescents, Lausanne, SFA/ISPA, 1991 ;
SFA/ISPA, Chiffres et données sur l'alcool et les autres drogues, Lausanne, 1993 ;
Y. Le Gauffey et al., Les consommation d'alcool, de tabac et de drogues des
écoliers de 11 à 16 ans en Suisse, SFA/ISPA, 1995.
330
H. B. Kaplan et al., Escalation of marijuana use : application of a gen-
eral theory of deviant behavior, Journal of Health and Social Behavior, 1986, 27, pp.
44-61.
331
Les attitudes des pairs face à la drogue ont toutefois un pouvoir
prédictif moindre que les comportements de prises de drogues.
189
drogues
332,333
. Notons encore que l'influence du groupe des pairs varie en
fonction du degré auquel il remplace l'attachement aux parents.
Si le rôle primordial du groupe des pairs dans l'évolution vers la
toxicomanie est attesté par la plupart des spécialistes de la question,
certains
334
contestent encore la nature causale d'une telle influence. Le
débat
335
reste donc ouvert, comme nous le verrons au paragraphe suivant,
lorsqu'il s'agit de déterminer la nature de cette influence.
6.7. Qualité des relations interpersonnelles chez les usagers de drogues
adultes
Nous avons vu au sous-chapitre précédent l'importance du groupe
des pairs chez les adolescents, à l'âge adulte un tel groupe perd
progressivement sa spécificité et tend à faire place à un environnement
relationnel plus hétérogène et moins centré sur un groupe d'âge précis. Les
données qui vont être présentées évaluent l'équivalent d'un tel groupe à
l'âge adulte, par le biais du réseau d'amitié.
La question de la qualité et de la structure du réseau social des
groupes déviants et non déviants est un débat qui demeure ouvert. La
compréhension de la nature des interactions et relations interpersonnelles
entre usagers de drogues est primordiale car elle est un préalable à
332
D. B. Kandel (ed.), Longitudinal research on drug use, New York, John
Wiley & Sons, 1978.
333
Un tel phénomène est par ailleurs également valable pour les prises
d'alcool et de tabac. Cf. M. D. Krohn, J. L. Massey & M. Zelinski, Role overlap,
network multiplexity, and adolescent behaviour, Social Psychology Quarterly, 1988,
51, pp. 346-356.
Une autre étude montre bien aussi comment les adolescents qui
expérimentent précocement le tabac s'affilient préférentiellement à des groupes
dont les membres fument, ce qui va en retour renforcer une tendance pré-existante
au tabagisme.
Cf. D. M. Fergusson, M. T. Linskey & L. J. Horwood, The role of peer affil-
iation, social, family and individual factors in continuities in cigarette smoking
between childhood and adolescence, Addiction, 1995, 90, pp. 647-659.
334
M. R. Gottfredson et T. Hirschi, op. cit.
190
l'explicitation des mécanismes d'influence au sein du groupe d'usagers de
drogues, lesquels restent encore mal connus. On sait toutefois que
l'influence d'une personne est fonction de la distance relationnelle ou du
degré d'intimité établi avec elle.
Parmi les théories qui s'opposent sur la question du rôle joué par le
réseau relationnel dans le développement et le maintien de la toxicomanie,
nous allons reprendre deux d'entre elles. Il s'agit de la théorie du contrôle
social qui ne reconnaît pas d'influence véritable au groupe des pairs (seul un
facteur corrélationnel est retenu) et la théorie de la déviance culturelle qui
soutient la thèse d'un facteur causal lié aux pairs dans l'initiation et la
persistance des abus de drogues.
La théorie du contrôle social postule des différences structurelles
importantes entre les réseaux sociaux des usagers de drogues et des
abstinents. Cette théorie considère que le sujet toxicodépendant est
faiblement socialisé et qu'il lui est difficile d'établir des liens étroits avec ses
proches. Il s'ensuit que son réseau social comparé à celui d'une personne
non déviante sera de plus petite taille, plus instable, moins cohésif et moins
dense. De même, ses relations interpersonnelles seront moins réciproques
et moins durables. Les liens au sein du groupe des usagers étant envisagés
comme instables et dépourvus d'intimité (grande distance relationnelle), ils
ne peuvent donc être identifiés comme une cause de changement
comportemental vers la déviance. Seul le manque d'attachement aux
personnes conventionnelles, par le biais du relâchement du contrôle social
qu'il implique, peut être considéré comme cause du comportement déviant
selon cette approche.
Au contraire, la théorie de la déviance culturelle postule que si les
normes varient suivant les groupes, les processus de socialisation eux ne
varient pas. Il en découle que des caractéristiques structurales de base
devraient être identiques dans les groupes de toxicomanes et de non
toxicomanes. Les liens au sein du groupe des usagers de drogues seraient
suffisamment forts, stables et profonds pour qu'une socialisation directe vers
335
Ce débat est bien détaillé dans l'étude de D. Kandel & M. Davies,
1991, op. cit. La fin de ce sous-chapitre repose largement sur le contenu de cet
article très dense.
191
l'abus de drogues s'exerce, notamment par le biais des mécanismes
d'apprentissages sociaux.
Des recherches
336
empiriques ont validé des aspects partiels de
chacune des théories. Ainsi, en accord avec la théorie du contrôle social, les
usagers de drogues auraient des réseaux sociaux plus petits que les non-
usagers. Par contre, des caractéristiques telles que la stabilité, la durée, la
multiplexité
337
et la densité
338
du réseau s'avèrent semblables à celles des
non toxicomanes, ce qui valide la théorie de la déviance culturelle.
Une recherche de D. Kandel et M. Davies
339
a permis de comparer les
réseaux d'amitié de jeunes adultes usagers ou non de drogues illicites. La
mesure de l'intimité s'est faite sur la base de plusieurs variables, consistant
dans la fréquence des contacts avec les amis proches et dans la présence
d'un confident dans l'entourage.
Cette étude démontre une association de la consommation de
drogues avec l'intimité parmi les membres des réseaux d'amitié masculin.
Par ailleurs la structure des réseaux d'amitié des usagers et des non-
usagers (en termes de densité et de taille) de même que les caractéristiques
des amis tant du même sexe que du sexe opposé sont globalement
336
D. J. Hawkins et M. W. Fraser, The social networks of street drug us-
ers : a comparison of competing propositions of control and cultural deviance
theories, Social Work Research and Abstracts, 1985, 21, pp. 3-12.
H. B. Kaplan et al., op. cit.
337
La multiplexité est le chevauchement des rôles joués par les membres
du réseau.
338
Degré d'inter-relation entre membres du réseau.
339
Cette recherche longitudinale a porté sur une cohorte de plus de 1000
élèves initialement sélectionnés en milieu scolaire aux âge de 15-16 ans, puis revus
à deux intervalles aux âges de 24-25 ans et 28-29 ans.
L'évaluation de la consommation de drogues a porté sur douze catégories
de psychotropes légaux (non prescrits) et illégaux. Aux âges 28-29 ans trois
groupes ont été constitués en fonction des prises de toxiques durant les douze
derniers mois : les abstinents, les usagers occasionnels (moins d'une prise par
semaine) et les usagers fréquents (plus d'une fois par semaine). Parmi ce dernier
groupe 47% consomment d'autres drogues que le cannabis.
Cf. D. Kandel & M. Davies, op. cit.
192
semblables
340
. Les quelques différences trouvées ont porté sur un type
d'amitié plus proche chez les usagers par rapport aux abstinents. En effet,
les usagers de drogues illicites considèrent plus souvent l'ami comme un
confident et chez les usagers fréquents les contacts et attitudes d'ouverture
à l'autre sont plus importants.
Ces résultats tendent à valider le modèle de la déviance culturelle au
détriment de la théorie du contrôle social qui considère que les relations
sociales des toxicomanes sont pauvres, déficientes et superficielles, ce qui
n'apparaît pas du tout dans les résultats. Seul le fait que les usagers soient
moins sujets à se marier, donc moins enclins à s'établir dans ce type de
stabilité relationnelle officialisée pourrait aller dans le sens de la théorie du
contrôle social.
Le rôle positif de l'usage de drogues sur l'intimité relationnelle pourrait
être dû au statut illégal de cette activité. Partageant un même rôle de
marginal plus ou moins rejeté par la société et vivant dans la crainte des
sanctions judiciaires, les consommateurs de drogues tendraient à se
rapprocher les uns des autres pour se sentir moins seuls. En raison de cette
proximité relationnelle, les processus de socialisation au sein de ces
groupes ne peuvent que s'avérer effectifs au même titre qu'ils le sont dans
les groupes de pairs non déviants. C'est pourquoi l'association avec des
consommateurs de drogues est le meilleur prédicteur d'une consommation
ultérieure.
L'impact positif de la consommation de drogues sur la sociabilité tel
que le révèle la recherche de D. Kandel et M. Davies concerne toutefois un
échantillon de la population générale et les usagers de drogues concernés
sont en majorité des fumeurs de cannabis, même si une part non
négligeable consomme d'autres types de drogues illégales.
Or, les toxicomanes graves, que l'on peut assimiler à ceux qui
s'injectent les drogues, échappent souvent à ce genre d'enquête ou lorsqu'ils
y sont inclus leur nombre est si faible qu'on ne peut rien en déduire de
340
Les effets positifs de la consommation de drogues sur l'intimité
relationnelle étaient toujours présents même après contrôle d'autres variables liées
à l'intimité telle que le statut matrimonial et professionnel. Ainsi, chez les mariés le
degré d'intimité était plus élevé pour les usagers de drogues que pour les
abstinents.
193
significatif. C'est pourquoi on ne peut généraliser ces résultats à des
populations cliniques d'héroïnomanes
341
. Néanmoins, cette étude parle en
faveur d'un potentiel d'intégration sociale préservé chez les usagers de
drogues au vu de la qualité de leurs liens sociaux.
Relevons enfin que les études sur la population générale ont
l'avantage de renseigner sur un type d'usager de drogues qui est de loin le
plus répandu, ce qui devrait contribuer à rétablir une vision plus objective du
problème "drogue". Car trop souvent les représentations du phénomène
drogue repose sur cette catégorie restreinte que sont les toxicomanes aux
drogues injectables
342
.
7. Conclusion
Les sources d'influence pouvant favoriser le recours aux toxiques
illégaux sont multiples, elles peuvent être de nature biologique,
intrapersonnelle (personnalité), interpersonnelle (pairs, famille, emplois) ou
socioculturelle (modèles de comportements valorisés). Tout au long de ce
chapitre nous nous sommes principalement penchés sur des types
d'influence liés aux diverses modalités de socialisation en tant que
processus d'interactions sociales.
Si ces différents domaines sont en relation (par exemple certains
traits de personnalité peuvent influencer le choix des pairs et
réciproquement), pris séparément, c'est le domaine interpersonnel qui a la
plus grande influence tel qu'en témoignent de nombreuses études
343
. Les
comportements et attitudes des pairs face aux consommations de drogues
341
Par ailleurs, sans que cela ne soit contradictoire avec la présente
étude, on ne saurait oublier que les mêmes auteurs ont publié en 1986 une
recherche longitudinale où ils mettent en évidence l'impact négatif de l'usage de
drogues pendant l'adolescence sur le fonctionnement psychosocial global à l'âge
adulte (instabilité professionnelle - chômage ; divorce - séparation ; niveau scolaire
atteint ; délinquance ; santé somatique et psychique). Cf. D. Kandel et al., 1986, op.
cit.
342
H. Lagrange et A. Mogoutov, op. cit.
343
Cf. les études de D. B. Kandel citées plus haut et notamment celle de
1991.
194
s'avèrent être un inducteur particulièrement puissant en ce qui concerne
l'engagement dans les conduites toxicomaniaques.
Le mécanisme général de la socialisation développé dans la
première partie de ce chapitre nous a permis de montrer comment le pôle
social de la personnalité se développe par intériorisation des normes et
valeurs socioculturelles sous l'influence de différents agents de socialisation.
Si la socialisation se déroule tout au long de la vie à travers la
pression constante du contrôle social (formel et informel) qu'impose la vie en
société, c'est principalement durant l'adolescence que des "voies de
traverse" peuvent être adoptées, lesquelles amèneront l'adolescent à
expérimenter voire à s'impliquer sérieusement dans des conduites
considérées comme déviantes.
Même lorsque la socialisation s'est déroulée de manière conforme
durant l'enfance, il peut se produire un phénomène d'affaiblissement des
liens avec le monde conventionnel durant l'adolescence qui va
compromettre la réalisation de la finalité de la socialisation, à savoir
l'adaptation et l'intégration sociale.
Dans la mesure où l'on peut considérer l'intégration et l'exclusion
sociale comme les deux pôles d'un même processus, la position de l'usager
de drogue, généralement en retrait vis-à-vis de la société, le place dans une
zone à risque d'exclusion sociale. Néanmoins la dimension groupale de la
consommation de toxiques va à l'encontre de cette tendance à l'isolement et
la contrebalance dans une certaine mesure.
Afin d'apporter un éclairage sur les modalités d'évolution vers cette
déviance que constitue la toxicomanie, nous avons présenté trois modèles
théoriques. Un premier modèle, la théorie du contrôle social, explique la
déviance avant tout par un relâchement des liens avec la société
conventionnelle, ce qui induit une diminution des contrôles sociaux, laissant
libre court aux tendances égoïstes et non socialisées de l'être humain.
Pour sa part, la théorie de la déviance culturelle et notamment celle
de l'apprentissage social mettent l'accent sur l'impact socialisateur du
groupe déviant par le biais des valeurs qu'il véhicule et des mécanismes de
renforcements différentiels des comportements de prises de drogues.
195
Quant à la théorie des comportements problématiques, elle nous a
permis de situer la place des abus de drogues dans le contexte de
l'adolescence. A cette époque des grands bouleversements identitaires, les
abus de drogues s'accompagnent souvent d'autres comportements à
problèmes tels que délinquance, abus d'alcool, inadaptation scolaire,
rapports sexuels précoces, etc. Autant de comportements transgressifs qui
constituent des équivalents fonctionnels servant des buts semblables et
exprimant une tendance générale au non-conformisme psychosocial.
Outre les diverses fonctions de coping face aux affects dépressifs,
d'affirmation identitaire (recherche et dépassement des limites, soutien du
rôle sexuel chez le garçon), d'appartenance au groupe des pairs et de refus
des normes sociales, les comportements problématiques ont une valeur de
marqueur de transition, c'est-à-dire de symbolisation d'un changement de
statut. C'est en effet dans la mesure où ces comportements sont souvent
considérés comme inadéquats en raison de l'âge auquel ils surviennent,
qu'on peut les considérer comme une manière d'affirmer une maturité
naissante et un besoin d'indépendance vis-à-vis des parents.
Les données empiriques exposées dans la dernière partie du chapitre
ont illustré la complexité du problème "drogue" et les sources multiples
d'influence qui interviennent dans l'évolution vers la toxicomanie avérée.
Ces données concernent en grande partie la période de
l'adolescence car la toxicomanie y est spécifique. C'est à cette époque que
se mettent en place des attitudes d'adhésion ou de rejet de la société
conventionnelle qui s'avéreront déterminantes quant à l'affiliation aux
groupes des usagers de drogues. Nous avons vu que si la réaction
d'opposition aux valeurs de la société est un phénomène relativement banal
à l'adolescence puisqu'il participe d'un besoin de découvrir et de modifier les
limites d'une identité en développement, les conduites transgressives
particulièrement précoces ou intenses peuvent s'avérer dommageables pour
l'évolution psychosociale de l'individu.
Le premier environnement social qui encadre l'enfant jusqu'à son
entrée dans la vie adulte est la famille. Le climat affectif et les modalités de
contrôle adoptés par les parents vont déterminer la vulnérabilité de l'enfant
face aux abus de toxiques durant l'adolescence. Ainsi, l'absence d'un
196
espace normatif cohérent, se manifestant par des attitudes éducatives
extrêmes, telles que laxisme - rigidité ou indifférence - excès d'intérêt, est
une caractéristique fréquente des familles de toxicomanes. Outre les
méthodes éducatives, les attitudes et comportements des parents
concernant les consommations de toxiques influencent également le recours
ou non aux produits chez l'adolescent.
Quant au niveau socioculturel du milieu familial, si l'on trouve
encore actuellement une surreprésentation des cadres et professions
libérales parmi les adolescents qui expérimentent les drogues illégales
344
, on
observe depuis les années 1990 une prépondérance et une augmentation
des milieux modestes parmi les populations cliniques de toxicomanes
345
.
Par ailleurs, il s'avère que les zones urbaines où se concentrent les
basses classes de la population offrent un terrain propice aux abus de
drogues et à l'économie parallèle qui les accompagne. En effet, le chômage
et le manque de formation qui touchent ces milieux hypothèquent l'accès
aux rôles sociaux gratifiants que peut procurer un emploi. Il en découle une
forte exposition au groupe des pairs et une impossibilité de faire des projets
d'avenir qui pousse les jeunes à se tourner vers les gratifications immédiates
et les rôles alternatifs liés au monde de la drogue.
La recherche de gratifications immédiates en tant que dimension d'un
style de vie spécifique est une caractéristique commune aux prises de
drogues et aux actes délinquants, c'est pourquoi avons nous développé la
question des liens entre délinquance et toxicomanie. Ces deux types de
comportements présentent en effet une forte corrélation et l'on a montré que
si la tendance délinquante tend à être antérieure aux prises de drogues
346
,
celles-ci favorisent le recours aux actes délictueux qui permettent d'acquérir
un produit cher parce que prohibé.
Parmi les agents de socialisation, l'école occupe une place
importante puisqu'elle supplante l'influence de la famille dans le risque
344
M. Choquet et al., 1992, op. cit.
345
H. Lagrange et A. Mogoutov, op. cit.
346
M. Valleur, op. cit. ; M. Choquet, 1992, op. cit.
197
d'évolution vers la délinquance
347
. Si le système scolaire sécrète une forme
de déviance qui lui est propre, notamment par le biais de mécanismes de
stigmatisation et d'exclusion des "mauvais" élèves ; certains établissements
limitent les effets pervers de l'échec scolaire et présentent des taux d'abus
de drogues moindre grâce au développement d'un climat socioculturel positif
basé sur l'empathie, l'échange et les sanctions non coercitives.
En complémentarité ou en opposition à la culture institutionnelle
scolaire, le groupe des pairs, dernier agent de socialisation auquel nous
nous sommes intéressés, offre un espace d'échange et de confrontation
activement recherché par ces jeunes que les transformations physiques et
statutaires placent dans un état d'incertitude et d'anxiété notable.
Le groupe des pairs joue un rôle décisif dans l'initiation et le maintien
des prises de toxiques. Son influence dépasse celle du contrôle et du
soutien parental, de même que celle de la personnalité et de la
psychopathologie
348
. Toutefois, elle sera d'autant moindre que l'attachement
parental sera fort.
Le processus d'affiliation au groupe des usagers de drogues peut être
résumé ainsi : il nécessite d'abord le développement d'attitudes et de valeurs
pro-drogues qui représente une forme de socialisation anticipatrice.
Ensuite, le sujet va sélectionner un groupe qui répond à ses besoins. Dès
lors, fréquentation des pairs et consommation de drogues vont se renforcer
mutuellement dans un phénomène de spirale interactive
349
, où le besoin de
produit amène le sujet à fréquenter le groupe des usagers plus souvent,
lequel en retour encourage la consommation de toxiques. Au sein du groupe
se produit donc une socialisation en faveur des consommations de
psychotropes.
Bien que le pouvoir socialisant du groupe des pairs soit reconnu par
la plupart des auteurs, certains réfutent cette thèse en mettant l'accent sur
l'éloignement d'avec la société conventionnelle comme cause de déviance.
Etant donné que ce débat touche de près les questions soulevées dans
347
L. Walgrave, op. cit.
348
H. R. White, V. Johnson & A. Horwitz, op. cit.
198
notre travail, à savoir la nature des troubles de l'intégration sociale chez le
sujet toxicomane, et notamment la question du refus versus incapacité à
s'intégrer, nous avons terminé ce chapitre avec la présentation d'une étude
portant sur la qualité des réseaux d'amitié chez des usagers de drogues.
Cette étude se situe dans le cadre d'un débat touchant à la nature du
lien social que les personnes déviantes établissent avec leurs proches. Sur
ce thème les théories du contrôle social et de la déviance culturelle
s'opposent.
Alors que la théorie de la déviance culturelle considère que les
personnes déviantes établissent au sein de leur groupe des liens tout aussi
solides que les non déviants, la théorie du contrôle social souligne la
défaillance des liens propres aux groupes déviants. Par ailleurs, pour cette
première théorie les processus de socialisation et les caractéristiques
structurales des réseaux sociaux sont semblables dans les deux types de
groupes, alors que pour cette seconde théorie des différences structurelles
distinguent les réseaux des deux groupes.
L'étude
350
présentée a porté sur la structure et la qualité du réseau
d'amitié des usagers de drogues. Elle a montré d'une part une association
entre le niveau de consommation de drogues et la qualité des liens d'amitié
et d'autre part une absence de différence entre les réseaux d'amitié des
usagers de drogues et des non-usagers en terme de taille et de densité
351
.
Ceci tend à valider la théorie de la déviance culturelle.
Bien que ces résultats ne puissent pas être généralisés à des
populations cliniques d'héroïnomanes graves, on peut néanmoins en déduire
que l'usage de drogue, au même titre que l'alcool, est une pratique
socioculturelle créatrice de lien social. Il s'ensuit que l'usager moyen de
drogue garde un potentiel réel d'intégration dans la société globale.
349
J. S. Brook, 1990, op. cit.
350
D. Kandel & M. Davies, 1991, op. cit.
351
Rappelons que l'étude renvoie à un groupe d'usagers consommant à
un rythme hebdomadaire au minimum et dont 47% consomment d'autres drogues
que le cannabis.
199
Nos analyses de l'intégration sociale des usagers de drogues se
centreront donc sur deux axes conceptuels complémentaires.
- Un premier axe concerne le processus bipolaire exclusion -
intégration sociale face à la société globale
352
. Il touche au degré de
participation et d'engagement de l'individu dans la vie socio-économique et
relationnelle, c'est-à-dire à la nature du réseau social, ainsi qu'aux aspects
symboliques de la position sociale occupée.
- Un second axe concerne la répartition des liens avec la société
conventionnelle et la communauté des usagers de drogues. S'il est
envisageable qu'un individu aie des liens forts tant avec la société globale
qu'avec le groupe déviant, on peut considérer qu'un lien fort avec le groupe
déviant se traduira par un risque accru de perturbation des contacts avec le
monde conventionnel, étant donné que les deux groupes véhiculent des
valeurs antagonistes. Il s'ensuit donc un risque d'exclusion sociale plus
élevé.
Ces deux axes présentent une certaine interdépendance, puisque
tant l'intégration économique que relationnelle peut être réalisée au sein du
groupe déviant. En effet l'intégration relationnelle s'intéresse à la qualité
du lien et non au degré de déviance des individus. De plus, on ne saurait
considérer la prise de drogues illégales comme purement antisociale
puisqu'elle contient un potentiel notable de création de lien social. Quant à
l'intégration économique, elle peut aussi être atteinte par la voie illégale du
trafic de drogue.
352
Le terme de société globale est utilisé ici en opposition à celui de
société conventionnelle qui met l'accent sur les aspects uniformes du corps
social. Le terme global fait référence à la société dans son ensemble, où les
multiples sous-groupes et minorités diverses, déviantes ou non, font partie
intégrante de l'ensemble.
200
Deuxième partie
Etude empirique de l'intégration sociale et de la psychopathologie chez
des patients en cure de méthadone
201
202
Chapitre 5 : METHODE
1. Le contexte institutionnel
Le matériel clinique utilisé dans notre travail a été recueilli durant
deux années de travail en tant que psychologue chercheur et clinicien dans
un centre médico-psychosocial genevois
353
axé sur la prise en charge
ambulatoire des héroïnomanes par la méthadone.
Les futurs patients s'adressent au centre soit de leur propre
initiative
354
, soit sur la recommandation de leur médecin traitant ou d'une
institution spécialisée.
Il s'agit d'un centre dit à "seuil moyen à élevé", ce qui signifie que
l'objectif thérapeutique à moyen terme reste l'abstinence et que pour ce faire
des contrôles stricts de la consommation de drogues sont effectués au
moyen d'analyses d'urine fréquentes.
Le non-respect par le patient de son engagement pris en début de
cure à renoncer à toutes prises de drogues donne lieu à différentes
sanctions, et peut se solder en dernière instance par un renvoi du centre.
Des conséquences semblables concernent les actes de violence commis à
l'intérieur du centre. Il s'ensuit que les exigences du centre excluent toute
une catégorie de toxicomanes pour lesquels l'abstinence n'est pas réalisable
; il s'agit généralement d'individus fortement insérés dans le milieu de la
drogue et peu enclins à quitter un certain style de vie
355
.
Concernant les prestations, le centre dispense des soins somatiques
si nécessaire, offre une aide psychosociale (plan de désendettement, mise à
353
Fondation Phénix, Genève, Dr J.-J. Déglon, médecin directeur.
354
Dans le milieu de la toxicomanie circulent des informations concernant
les divers lieux de prescription de méthadone. Les caractéristiques et exigences
des prises en charge sont habituellement bien connues des usagers de drogues.
355
C'est justement pour venir en aide à cette catégorie de toxicomanes
non "intéressés" par les cures de méthadone que des programmes expérimentaux
de distribution d'héroïne ont été mis sur pied en Suisse dès 1994.
203
jour fiscale, etc.), propose un programme de réadaptation professionnelle
(rattrapage scolaire et travail dans le domaine de l'agriculture encadré par
des professionnels de la branche et du social) et permet d'entreprendre une
psychothérapie individuelle ou groupale.
Dans le cadre de la cure de méthadone chaque patient a des
entretiens réguliers avec un thérapeute au cours desquels peut être abordée
entre autre la gestion du dosage de la méthadone. Le contact avec les
infirmières et les assistantes de médecins qui distribuent la méthadone
représente aussi en fonction du dialogue instauré une forme de soutien
thérapeutique.
Le traitement par la méthadone dure en moyenne trois ans
356
et passe
par différentes phases. Le patient débute habituellement la cure dans une
période de crise dans la mesure où il se trouve face à son incapacité à gérer
son produit sans une aide extérieure. Dans ce contexte de fragilité qui
caractérise le début du traitement, de même qu'en période de rechutes dans
l'héroïne durant la cure, les contraintes institutionnelles sont importantes :
venues journalières au centre pour une prise de méthadone à dosage élevé
et analyses d'urine fréquentes. Après quelques mois de traitement le patient
tend à se stabiliser tant du point de vue neurobiologique que du point de vue
psychique et les contraintes de la cure vont progressivement s'assouplir. En
cours de traitement la méthadone est consommée sur place plus que deux
ou trois fois par semaine et les dosages sont moins élevés. Lorsque le
patient montre une certaine capacité d'abstinence et qu'il s'avère
suffisamment stable d'un point de vue affectif et psychosocial, un sevrage
très progressif peut être envisagé
357
.
Le contrôle de la prise de drogues par l'intermédiaire d'analyses
d'urine a donné lieu à toute une dynamique interactive entre les
transgressions et les sanctions. En effet, si dans un premier temps les
soignants se contentaient de rechercher des traces d'opiacé dans les urines,
356
D'après une étude réalisée en 1992 : J.-F. Briefer et J.-J. Déglon,
Traitement de méthadone et comportements à risque de transmission du VIH,
Médecine et Hygiène, 1992, 50, pp. 1544-9.
204
ils se sont vite trouvés confrontés à des patients dont la parfaite abstinence
leur paraissait trop belle pour être vraie. Ces patients avaient réussi à
déjouer la technique de contrôle en substituant d'autres urines aux leurs qui
ne contenaient pas de traces d'opiacé.
Les trucs pouvant consister à stocker des urines en période
d'abstinence ou à faire appel à un donneur complaisant, pour ensuite
apporter discrètement au centre des urines sans traces de toxiques. Les
soignants ayant vite eu vent de pareilles pratiques ont décidé de rechercher
des traces de méthadone dans les urines afin d'être sûr qu'elles ne venaient
pas d'une tierce personne (le conjoint par exemple, voire même le chat !),
mais cette fois encore les patients ont trouvé le moyen de déposer une
goutte de leur méthadone liquide dans l'urine afin de rendre le test positif.
Finalement, les soignants en sont venus à introduire de façon
aléatoire et bien entendu à l'insu des patients des substances tests dans les
flacons de méthadone et d'en rechercher les traces dans l'urine du
lendemain. Cette dernière technique semblait prometteuse, mais certains
ont constaté que la substance en question modifiait légèrement le goût de la
méthadone... Un dépistage au hasard par analyse de la salive a ensuite été
adopté, qu'en sera-t-il de la réponse des patients ?
Au-delà de l'anecdote, ce chassé-croisé entre ceux qui transgressent
et ceux qui effectuent les contrôles et appliquent les règles, en dit long sur le
climat qui règne dans le centre, climat par ailleurs fort convivial, et sur les
enjeux qui opposent les deux catégories d'acteurs sociaux. Nous n'irons
toutefois pas plus loin dans cette analyse, dans la mesure où notre travail
n'a pas pour objet une analyse institutionnelle. Il nous semblait néanmoins
important d'illustrer la dynamique interne au centre qui oppose deux groupes
sociaux aux intérêts à certains égards divergents.
357
Relevons qu'un nombre conséquent de patients ne parvient pas à
faire ce pas ; la dépendance face à la méthadone les amène soit à développer des
troubles dépressifs soit à rechuter dans l'héroïne dès qu'ils tentent un sevrage.
205
2. Populations et critères d'inclusion
L'échantillon se compose de quatre-vingt-trois sujets en cure de
méthadone depuis au moins six mois. Il comporte plus de trois quarts
d'hommes (77%), deux tiers de célibataires (66%) et l'âge moyen se situe à
32 ans (les extrêmes étant 22 et 42 ans). Nous allons maintenant expliciter
la procédure de sélection adoptée pour la constitution de cet échantillon.
Notre choix de comparer un groupe de sujets qui poursuivent la
consommation d'héroïne durant la cure de méthadone, avec un groupe de
sujets assurant un certain degré d'abstinence, est lié au but thérapeutique
que poursuit l'institution. Celle-ci a en effet pour mandat d'apporter une aide
bio-psychosociale aux toxicomanes dont l'usage d'héroïne est supposé
source de souffrance et doit donc se centrer sur cette substance.
L'institution est prioritairement organisée autour de la réduction des
prises d'héroïne, même si des contrôles (beaucoup moins fréquents) sont
également effectués pour d'autres substances (benzodiazépine, cocaïne,
alcool, etc.). Ceci signifie qu'un abus permanent d'héroïne aura beaucoup
plus de conséquences négatives sur la poursuite du traitement (possibilité
de suspension voire d'arrêt du traitement) qu'un abus permanent d'alcool.
Ce traitement différentiel des abus en fonction des substances ne va pas
sans donner une signification spécifique à chaque type d'abus, avec
notamment une connotation de transgression plus importante en ce qui
concerne l'abus d'héroïne.
Afin de constituer deux groupes contrastés, les sujets ont été
sélectionnés dans un premier temps sur la base de leur consommation
d'héroïne au cours des six derniers mois. Nous avons ainsi constitué un
groupe de 24 faibles consommateurs (au maximum trois analyses d'urines
positives aux opiacés) et un second groupe de 36 gros consommateurs
(au minimum 12 analyses d'urines positives aux opiacés). En raison de la
sélectivité passablement forte des critères d'inclusion adoptés, il n'a pas été
possible de constituer des groupes suffisamment importants. Aussi a-t-il été
décidé de conserver les sujets ne répondant pas à ces critères pour former
un troisième groupe intermédiaire de 23 consommateurs moyens. En fin
de compte, cette sélection est proche d'un choix au hasard et l'échantillon
constitué peut être considéré comme représentatif de la population des
206
patients en cure de méthadone (de seuil moyen à élevé) de la région
genevoise.
Cette sélection globale des sujets, dont l'unique critère d'inclusion
retenu est celui d'une durée de cure minimum de six mois, s'est avéré
d'autant plus utile que la catégorisation des patients en fonction de la gravité
de la toxicomanie s'est faite par la suite en prenant en considération
l'ensemble des prises de toxiques et non uniquement la consommation
d'héroïne. Car la poursuite d'une consommation d'héroïne durant la cure de
méthadone n'est pas un critère suffisant pour évaluer la gravité de la
toxicomanie globale, c'est la raison pour laquelle nous avons constitué un
indice de consommation globale de toxiques permettant une meilleure
évaluation de l'importance de la toxicomanie.
De plus, la nature des résultats nous a poussés à comparer les sujets
dans un premier temps sur la base de cet indice global de consommation de
psychotropes pour n'analyser que dans un second temps les
caractéristiques liées spécifiquement à chacune des substances. Cette
démarche a été adoptée en raison du faible pouvoir différenciateur propre à
chaque drogue prise séparément.
La catégorisation des patients s'est donc faite sur la base de leur
consommation globale (basée sur huit catégories de psychotropes) au
cours des six derniers mois et secondairement durant toute la durée totale
de la cure. Ce dernier critère a été adopté car les phases de rechutes dans
la toxicomanie sont très fluctuantes et ne considérer que les six derniers
mois risquait d'inclure parmi les patients à faible consommation de gros
consommateurs temporairement abstinents, toutefois au vu des résultats,
cette prudence s'est avérée superflue.
Ainsi, si une sélection a priori des sujets a été tentée, celle-ci a été
abandonnée pour les raisons évoquées ci-dessus au profit d'une sélection a
posteriori des sujets en fonction de leur consommation globale de
psychotropes au cours des six derniers mois (et accessoirement durant
toute la durée de la cure).
En ce qui concerne le critère d'inclusion unique (durée de la cure
supérieure à six mois), il est à noter que les patients les plus instables sur le
plan du comportement et de l'abus de drogues ont tendance soit à
207
abandonner le traitement soit à être renvoyés, et ce dès les premiers mois. Il
en résulte que la sélection opérée quant à la durée minimum de la cure a
probablement allégé l'échantillon quant aux patients très instables.
3. Technique et matériel
3.1. Questionnaires relatifs au traitement des toxicomanes par la
méthadone, analyses d'urine et informations complémentaires
La distribution de méthadone fait l'objet de contrôles stricts de la part
du médecin cantonal, c'est pourquoi des questionnaires officiels de
demande de cure (cf. annexes 2 et 3) doivent être utilisés par les
prescripteurs de méthadone. La consommation de drogues est de plus
évaluée tous les six mois par le biais de questionnaires intermédiaires
officiels. Ces questionnaires sont remplis sur la base des résultats des
analyses d'urine qui figurent sous forme de graphiques dans les dossiers
médicaux.
L'institution a également élaboré son propre questionnaire de
demande de cure (cf. annexe 1), ce qui rend les dossiers médicaux très
riches en informations standardisées dans les domaines du fonctionnement
psychosocial, des antécédents psychiatriques, et de la consommation de
drogues.
Le questionnaire interne de demande de cure (ainsi qu'une partie du
questionnaire officiel, cf. annexe 3) est remis par le thérapeute au futur
patient lors d'un premier entretien d'évaluation avec la consigne de le
ramener rempli pour la prochaine entrevue. Le questionnaire fait alors l'objet
d'un entretien au cours duquel sont repris les éléments importants amenés
par le patient.
Dans le cadre de notre recherche, les renseignements déjà existants
(datés du moment de l'entrée en cure de méthadone) ont dû être complété
avec des informations actuelles sur le fonctionnement psychosocial, la
psychopathologie (troubles dépressifs récents et personnalité antisociale) et
208
la prise de drogues (cf. annexes 4 et 5). Pour ce faire des questions
additionnelles ont été posées lors d'un entretien avec le patient.
La totalité de ces renseignements nous ont permis de constituer un
ensemble de variables (cf. annexes 5) regroupées dans les douze
catégories suivantes :
A. Données personnelles (3 variables)
B. Vie relationnelle (2 variables)
C. Situation socio-économique (11 variables)
D. Antécédents judiciaires avant la demande de cure
(4 variables)
E. Anamnèse psychique (11 variables)
F. Antécédents scolaires et professionnels avant la
demande de cure (6 variables)
G. Antécédents médicaux (3 variables)
H. Toxicomanie antérieure au début de la cure méthadone
(12 variables)
I. Cures de désintoxication antérieures (4 variables)
J. Cure de méthadone actuelle (3 variables)
K. Consommation de psychotropes au cours des six
derniers mois (7 variables)
L. Consommation de psychotropes sur toute la durée de la
cure (3 variables)
La majorité de ces variables sera utilisée telle quelle pour l'analyse
des résultats et certaines de façon combinées afin de former divers indices
comme nous le verrons plus loin.
3.2. Autoquestionnaires de personnalité et de dépression
La théorie sous-jacente à la méthode de l'autoquestionnaire de
psychopathologie repose sur les concepts de trait de personnalité et d'état
psychique.
209
Certains questionnaires, tels que le MMPI
358
, dont nous avons utilisé
une forme abrégée, évaluent des traits de personnalité que H. J. Eysenck
définit de la façon suivante :
Les traits sont des caractéristiques descriptives relativement
durables d'une personne (...) généralement conçu comme des
prédispositions au comportement ayant une cohérence trans-
situationnelle, c'est-à-dire, menant à des comportements
semblables dans une variété de situations
359
.
La notion de trait évoque donc une permanence dans la façon d'agir
et de réagir.
Au contraire, d'autres types de questionnaires évaluent des états
psychiques qui renvoient à des pensées et des comportements
temporaires. C'est le cas de notre second test, utilisé pour évaluer l'état
dépressif : le QD2
360
.
Le questionnaire de personnalité utilisé est constitué d'un ensemble
d'items tirés du MMPI. Il comporte 202 items soit environ 25 à 35 minutes de
passation (cf. annexe 6). Le sujet répond par "vrai" s'il considère que
l'énoncé décrit un trait ou un comportement qui caractérise sa personne, et
par "faux" dans le cas contraire.
Les items du MMPI ont été sélectionnés en fonction de leur
appartenance à certaines échelles issues d'une version abrégée du test
361
jugées pertinentes pour notre étude. Il s'agit des trois échelles dites de
validité et de quatre échelles cliniques. Nous y avons ajouté une cinquième
échelle clinique de trouble de la personnalité borderline créée par L. C.
358
Minnesota Multiphasic Personality Inventory.
359
H. J. Eysenck, Traits theories of personality. In : A. M. Colman (ed.),
Companion encyclopedia of psychology. Volume 1. London, Routledge, 1994, p.
622.
360
P. Pichot et al., Un questionnaire d'auto-évaluation de la
symptomatologie dépressive, le questionnaire QD2, Revue de Psychologie
Appliquée, 1984, 34, 3, pp. 229-250.
361
A. Gehring und A. Blaser, MMPI Deutsche Kurzform für Handauswer-
tung Handbuch, Bern, Verlag Hans Huber, 1982.
210
Morey et al.
362
à partir de la version longue du MMPI et en référence au
DSM-III, en raison de l'importance de ce trouble dans les populations de
toxicomanes.
Les échelles cliniques offrent l'avantage d'être bien étalonnées,
d'avoir fait l'épreuve du temps et de permettre la comparaison à une norme
par le biais d'une note T
363
. L'échelle borderline de L. C. Morey permet aussi
le calcul d'une note T.
Parmi les échelles cliniques du MMPI, l'échelle Déviation
Psychopathique (Pd) s'imposait pour une population de sujets présentant
souvent des tendances antisociales. Trois autres échelles cliniques ont été
sélectionnées (Paranoïa, Pa ; Psychasthénie, Pt ; et Schizophrénie, Sc) car
elles sont constitutives du "psychoticisme", une des trois dimensions
fondamentales de la personnalité mises en évidence par les analyses
factorielles de H. J. Eysenck et al.
364
.
En effet, à côté de l'extraversion - introversion (E) et du "neuroticisme"
- stabilité (N), le "psychoticisme" - contrôle surmoïque (P) constitue une
dimension de la personnalité qui s'étend sur un continuum allant des
troubles schizophréniques avérés aux comportements altruistes et très
socialisés. Les échelles utilisées pour évaluer le "psychoticisme" ne
permettent pas de poser un diagnostic de psychose, elles mettent par contre
en évidence une prédisposition à développer ce type de troubles en situation
de stress.
362
L. C. Morey, R. K. Blashfield, W. W. Webb & J. Jewell, MMPI scales
for DSM-III personality disorders : a preliminary validation study, Journal of Clinical
Psychology, 1988, Jan., Vol 44, No 1, pp. 48-50.
L. C. Morey, M. H. Waugh & R. K. Blashfield, MMPI Scales for DSM-III
Personality Disorders : Their Derivation and Correlates, Journal of Personality
Assessment, 1985, 49, 3, pp. 244-251.
363
Cette note T représente une conversion de la note brute au moyen
d'une formule statistique faisant intervenir la moyenne et l'écart-type. Il en résulte
qu'une note brute correspondant à la moyenne aura comme valeur 50, et qu'une
note brute d'un écart-type au dessus de la moyenne aura 60 comme valeur, un
écart-type valant 10.
364
H. J. Eysenck and M. W. Eysenck, Personality and individual differ-
ences, New York, Plenum Press, 1985.
211
Il a été substitué à l'échelle dépression du MMPI le questionnaire de
dépression élaboré par P. Pichot et al.
365
(le QD2, cf. annexe 7) dans la
mesure où il représente une version améliorée de cette dernière et en raison
de la qualité de sa construction et de sa fiabilité.
En plus des échelles cliniques du MMPI, trois échelles dites de
validité (L, F, K) ont été conservées, elles permettent de dépister
respectivement les sujets répondant de façon peu sincère, au hasard, ou de
façon trop défensive. L'échelle K intervient dans le calcul des notes T de
certaines échelles cliniques.
Ces échelles de validité n'ont toutefois pas été utilisées pour valider
les réponses des sujets
366
, nous leur avons préféré une reprise clinique de
quelques items critiques (quant à la psychopathologie à laquelle ils
renvoient) permettant d'obtenir une information individualisée quant au vécu
du symptôme auquel renvoie le contenu de l'item en question. Une telle
méthode permet également de se rendre compte dans une certaine mesure
de la fiabilité des réponses du sujet. Les associations des patients quant à
leurs réponses positives ou négatives rendent compte du travail introspectif
réalisé lors de la lecture de l'item. Un seul sujet ne s'est pas avéré capable
de répondre aux sollicitations de la reprise clinique. En fait, ce sujet, dont la
psychopathologie était particulièrement grave, avait répondu au
questionnaire au hasard, de façon mécanique (suite de réponses vraies et
fausses sans alternance). De ce fait, ses réponses aux questionnaires de
personnalité et de dépression n'ont pas été conservées.
Un programme informatique permet de calculer les scores aux
différentes échelles sur la base des réponses du sujet, celui-ci répondant
directement sur le clavier d'un ordinateur portable en utilisant les touches "V"
(vrai) et "F" (faux), les items du test apparaissant à l'écran.
365
P. Pichot et al., op. cit.
366
A titre indicatif 13,2% des sujets ont au moins une des trois échelles
de validité au dessus de 70. C'est surtout l'échelle F qui détermine ces résultats
puisque 8,8% des sujets ont un score supérieur à 70. Cette échelle F concerne des
items rarement répondus dans le sens du symptômes car très pathologiques. Cette
élévation s'explique par le fait que dans notre échantillon les résultats à l'échelle
"schizophrénie" dépassent souvent le seuil pathologique (21,1%), or on sait que
l'échelle Sc et l'échelle F sont corrélées.
212
Les quatre échelles cliniques du MMPI et l'échelle borderline de
Morey sont combinées en une seule variable permettant d'obtenir un indice
de psychopathologie durable. Cet indice est binaire et devient positif sitôt
qu'une des cinq échelles cliniques dépasse la note T de 70 (le seuil
pathologique étant situé à deux écarts-types au-dessus de la moyenne).
Contrairement aux items du questionnaire de personnalité qui visent à
évaluer des traits constitutifs de dimensions stables, ceux du questionnaire
de dépression QD2 évaluent un état affectif temporaire. En raison de la
nature différente de l'évaluation obtenue par le QD2, celui-ci n'a pas été
inclu dans l'indice de psychopathologie durable.
L'analyse factorielle de ce test a mis en évidence quatre facteurs :
perte d'élan vital ; anxiété et manifestations somatiques ; humeur dépressive
; et ralentissement intellectuel. Un taux de sujets déprimés peut être calculé
en fonction du dépassement du seuil 6/7 pour les 13 items de la version
abrégée du questionnaire (QD2A), selon les indications fournies par l'auteur
du test dans l'article déjà cité (les items du QD2A sont répertoriés en annexe
8).
3.3. Entretien structuré pour l'évaluation des troubles de la personnalité
Avec un petit nombre de sujets, l'évaluation de la psychopathologie a
été faite de manière plus approfondie à l'aide d'un entretien structuré conçu
pour l'évaluation des troubles de la personnalité selon la nosologie DSM-III-
R
367
et CIM-10. Il s'agit d'une traduction française du Personality Disorders
Examination (PDE) élaboré dans le cadre de l'International Pilot Study on
Personality Disorders
368
.
367
Le DSM-IV n'étant alors pas encore disponible.
368
WHO/ADAMHA, Research protocol international pilot study of perso-
nality disorders. 1987.
213
L'entretien structuré complet permet d'obtenir un score dimensionnel
pour chacun des treize troubles de la personnalité du DSM-III-R. La fiabilité
interjuge s'est avérée très satisfaisante et la fidélité test-retest bonne
369
.
Chaque critère diagnostique fait l'objet d'une ou de plusieurs
questions formulées de manière à recueillir des informations cliniques sur la
psychopathologie durable et permettant d'évaluer si le patient satisfait ou
non le critère concerné. Les questions sont lues au patient et les réponses
sont cotées de la manière suivante : le trait ou comportement peut être jugé
absent (0), présent mais de signification clinique incertaine (1), présent
cliniquement (2) ou encore la réponse peut être jugée non pertinente (?).
En dernier ressort, la passation d'un tel entretien fait avant tout appel
au jugement clinique de l'interviewer.
Exemple :
Sentiments permanents de vide ou d'ennui (borderline) :
- "Est-ce que vous vous ennuyez souvent ou est-ce que vous vous
sentez souvent vide ?
- Si oui : Est-ce que cela vous inquiète ou vous pose des problèmes ?
- Si oui : Parlez-m'en."
En raison de la longueur du temps de passation pour la version
complète de l'entretien (entre 4 et 6 heures), nous n'avons sélectionné
qu'une partie des critères. Notre choix s'est porté sur les critères du trouble
limite
370
et quelques autres critères qui nous ont semblé pertinents pour
369
A. W. Loranger, V. Lehman Susman, J. M. Oldman & L. M. Russakoff,
The personality disorder examination: a preliminary report, Journal of personality
disorders, 1987, 1 (1), pp. 1-13.
D. B. Marin, T. A. Widiger , A. J. Frances, S. Goldsmith & J. Kocsis, Per-
sonality disorders: issues in assessment, Psychopharmacology Bulletin, 1989, Vol.
25, 4, pp. 508-514.
370
Nous avons sélectionné le trouble limite de la personnalité pour
différentes raisons. D'une part, la prévalence de ce trouble est importante dans les
populations de toxicomanes car il comporte des caractéristiques directement en
rapport avec les comportements addictifs, à savoir l'impulsivité. D'autre part, le
trouble limite se prête bien pour une évaluation générale de la personnalité car il est
multidimensionnel. Il comporte en effet des critères évaluant l'humeur, certains
mécanismes de défense (idéalisation), l'identité et les relations interpersonnelles.
A côté du trouble limite, nous disposons également des informations
nécessaires au diagnostic de personnalité antisociale. Ces informations étant de
nature plutôt factuelle, elles ont pu être recueillies pour un nombre plus grand de
sujets (cf. approche quantitative).
214
effectuer une évaluation clinique de la personnalité
371
. Ces derniers
concernent l'anxiété sociale (troubles schizotypique et évitant), l'irritabilité
(dyssocial), l'intolérance à la solitude (dépendant), l'anxiété (évitant), les
conduites de risque (antisocial), les croyances bizarres ou la pensée
magique (schizotypique), les expériences perceptives inhabituelles
(schizotypique) et les idées de référence non délirantes (schizotypique).
L'ensemble des critères utilisés (cf. annexe 9) est réparti en cinq
sections, chacune d'entre elles débutant habituellement par une question
générale ouverte. Les cinq sections concernent les domaines suivants :
I. Le moi
II. Les relations interpersonnelles
III. Les affects
IV. L'appréhension de la réalité
V. Le contrôle des impulsions
Les entretiens ont été enregistrés sur cassettes audio, puis
retranscrits de façon résumée et rédigés sous forme de comptes-rendus
cliniques. Lorsque la somme des critères positifs est supérieure ou égale à
cinq, le diagnostic de trouble limite de la personnalité peut être posé.
3.4. Entretien libre sur les consommations de drogues
La technique utilisée pour recueillir des informations sur le vécu des
prises de drogues consiste en un entretien clinique d'inspiration
psychodynamique. Ceci signifie que l'interviewer participe à l'élaboration de
la problématique du patient en lui permettant de préciser son vécu et de lui
trouver un sens. L'entretien libre est non directif, seuls deux axes généraux
guident les questions de l'interviewer.
Un premier axe vise à obtenir une description des consommations
de drogues récentes. Ceci afin d'accéder à des situations concrètes qui
serviront de base pour la suite de la discussion. La consigne est donnée de
façon à solliciter une description globale de la situation, à savoir tant au
niveau de l'environnement externe : personnes présentes, moment de la
371
L'entretien structuré dans la forme abrégée que nous avons utilisée
figure en annexe.
215
journée, type de lieux ; qu'au niveau du vécu interne : état d'esprit, pensées
et sentiments.
Un second axe concerne l'explication des consommations de
drogues donnée par le patient. Une telle explication peut donner lieu à des
interprétations de la part de l'interviewer, de manière à stimuler
l'introspection du patient et le cas échéant l'amener à des prises de
conscience.
Il s'effectue donc une forme d'élaboration de la réalité interne du sujet
orientée autour de la place qu'occupe la drogue dans son économie
psychique.
4. Caractéristiques et mise en forme des données quantitatives
4.1. Evaluation de la consommation de psychotropes et création d'indices
d'intensité de la toxicomanie
L'évaluation des prises de drogues et d'alcool est basée sur trois
types de sources d'information : autoévaluation du patient ; résultats des
analyses d'urines faites en laboratoire ; et à titre de contrôle, indications des
soignants ayant des contacts fréquents avec les patients.
Sept catégories de psychotropes ont été prises en considération, il
s'agit de l'héroïne, du cannabis, des benzodiazépines (non prescrites
médicalement), de la cocaïne, des hallucinogènes, des amphétamines et de
l'alcool.
En ce qui concerne la consommation récente, le sujet remplit un
tableau de fréquence de consommation au cours des six derniers mois (cf.
annexe 4)
372
. Ces fréquences de consommation constituent sept degrés
allant de 0 (aucune prise, ou pour l'alcool aucune ivresse) à 6 (une prise ou
une ivresse par jour ou plus). La consommation d'héroïne est évaluée grâce
aux analyses d'urines, dont le nombre de positifs est converti en une échelle
372
L'auto-évaluation de la consommation de drogues par les patients
s'est avérée très fiable au regard des analyses d'urines selon une étude récente
réalisée par la Fondation Phénix (J.-J. Déglon et al., 1996, op. cit.).
216
semblable allant de 0 à 6. Lors de l'analyse des résultats ces notes sont
utilisées à titre de variables continues afin de permettre des comparaisons
de moyennes.
Dans le but d'obtenir un score global de consommation récente de
psychotropes ces notes sont additionnées entre elles, mais seulement après
avoir été converties en une échelle ordinale à trois degrés d'intensité de
consommation : le degré 0 correspondant à une consommation nulle ou
négligeable, le degré 1 à un abus d'intensité moyenne et le degré 2 à un
abus important ou à une dépendance (prise quotidienne ou presque)
373
.
En ce qui concerne l'héroïne, on ne saurait parler de dépendance
dans le cadre d'une cure à la méthadone, aussi la note 2 correspond-t-elle à
un nombre d'analyses d'urine positives supérieures ou égal à six au cours
des six derniers mois. De plus, afin de pondérer la gravité de la dépendance
alcoolique le petit nombre de sujets sous Antabus (disulfirame) est affublé
de la note 3. Enfin, l'ensemble des drogues rarement consommées (cocaïne,
hallucinogènes et amphétamines) sont regroupées sous une seule note
allant de 0 à 1 étant donné l'absence de dépendance rencontrée pour ces
substances. L'addition de chacune de ces notes donne un score global
374
allant de 0 à 10, correspondant à un indice de toxicomanie récente. Le
maximum effectif est de 8, ce qui démontre l'absence d'effet plafond et donc
l'adéquation de l'échelle élaborée (l'ensemble des indices constitués figurent
dans l'annexe 5).
Les prises de substances non prescrites durant la cure représentent
un continuum de comportements allant de l'abstinence quasi complète
373
La délimitation sur l'échelle de fréquence de consommation (0 - 6) des
seuils correspondant aux notes 0,1 et 2 s'est faite différemment en fonction des
substances, de façon à obtenir des catégories suffisamment importantes. Ainsi, la
note 0 correspond pour les ivresses alcooliques et le cannabis à un usage
maximum de deux fois (fréquence 0 - 1), et pour les benzodiazépines à une
absence d'usage (fréquence 0). La note 2 représente pour les ivresses alcooliques
et les benzodiazépines un usage d'au moins quatre fois par semaine (fréquence 5 -
6) et pour le cannabis un usage quotidien (fréquence 6). La note 1 pour ces trois
substances correspond à l'intervalle de fréquences intermédiaire.
374
Ce qui ne va pas sans poser des problèmes méthodologiques
difficilement surmontable, en effet comment situer sur une échelle de gravité de
toxicomanie un abus multiple par rapport à une dépendance unique ? De plus,
217
(rarissime) à la polytoxicomanie la plus destructrice. Sur la base du score
global de consommation de psychotropes au cours des six derniers mois les
sujets ont été répartis en trois groupes de façon à obtenir trois catégories de
consommateurs. Une première catégorie, les faibles consommateurs (FC),
se caractérise par une consommation globale faible (une note au score
global inférieure à 3 et une absence de dépendance), la seconde catégorie,
les consommateurs moyens (CM), représente une consommation
moyenne (score global entre 3 et 4), et la troisième catégorie, les gros
consommateurs (GC), renvoie à une consommation importante (score
global supérieur à 4).
La comparaison des résultats aux différentes variables pour chacun
de ces trois groupes constituera une partie importante de l'analyse
quantitative.
L'évaluation de la consommation sur l'ensemble de la durée de la
cure porte également sur les sept substances psychotropes
susmentionnées. Les résultats de l'évaluation précédente portant sur les six
derniers mois sont pris en considération ainsi que d'autres éléments
d'information provenant des patients, des soignants et des analyses
d'urines. Le système de cotation de la fréquence de consommation pour
chacune des substances reprend l'échelle à trois degrés explicitée ci-
dessus. Le critère de dépendance correspondant à la note 2 est celui d'une
consommation abusive quotidienne sur une durée minimum de trois mois,
l'héroïne restant un cas à part (la note 0-2 est basée sur le nombre moyen
d'analyses positives par mois). De même que précédemment l'addition de
chacune de ces notes donne un score global de gravité allant de 0 à 10
(avec un maximum effectif de 8), correspondant à un indice de
toxicomanie générale.
L'évaluation du comportement toxicomaniaque tout au long de la cure
a été entrepris afin de pouvoir contrôler l'éventuelle présence de faux positifs
dans notre mesure basée sur les six derniers mois. La toxicomanie étant
souvent sujette à fluctuation en fonction des aléas de l'existence, nous
étions en droit de craindre un tel biais. En effet, il est tout à fait imaginable
certains cas d'abus unique peuvent prendre des formes plus préjudiciables qu'une
dépendance.
218
qu'un gros consommateur traversant une phase de stabilité temporaire de
quelques mois, vienne à figurer dans la classification basée sur les données
récentes parmi les faibles consommateurs. Pourtant, de telles situations se
sont avérées rarissimes et la comparaison des deux classifications, basée
respectivement sur les six derniers mois et sur toute la durée de la cure, a
montré que les groupes constitués selon l'un ou l'autre critère étaient
globalement équivalents.
L'évaluation de la consommation au cours des six derniers mois
s'avérait donc fiable quant à l'évaluation de la gravité de la toxicomanie.
C'est pourquoi, après cette vérification, il nous a été possible de conserver
une classification unique basée sur les six derniers mois. Une période plus
courte (un mois par exemple) aurait sans doute été beaucoup moins fiable.
4.2. Evaluation de l'intégration sociale : indices de déviance scolaire, de
délinquance et d'instabilité professionnelle
Le questionnaire interne de demande de cure comporte un ensemble
de variables relatives à l'intégration sociale. D'un point de vue
chronologique, les premiers renseignements pris en considération ici
concernent l'adaptation à l'institution scolaire. Il s'agit d'une question sur les
difficultés scolaires à l'école primaire et trois questions concernant l'intérêt
pour l'école les dernières années, les problèmes de discipline et l'école
buissonnière, auxquelles le patient répond en situant son choix sur une
échelle à quatre ou cinq degrés (cf. annexe). Les échelles de ces trois
dernières questions ont été ramenées à trois degrés (échelle 0-2), puis
additionnées afin d'obtenir un indice
375
de déviance scolaire allant de 0 à 6.
Les seuils 1/2 et 4/5 ont été choisis afin de ramener l'indice à trois niveaux
de déviance (nulle, moyenne et forte).
Les antécédents judiciaires concernent la délinquance juvénile (une
variable) et adulte (3 variables : incarcérations, condamnations et retrait de
375
Chaque indice est généré par un algorithme, lequel est réalisé au
moyen d'opérateurs logiques dont la formule imprimée peut être consultée dans
l'annexe 5.
219
permis de conduire
376
). Ces trois dernières variables sont cumulées puis un
seuil est déterminé afin de séparer les sujets ayant eu des problèmes
judiciaires nuls ou légers (condamnation pour consommation par exemple),
des sujets avec antécédents plus graves (trafic, cambriolage, etc.), un
indice de délinquance adulte est ainsi obtenu.
Un indice de déviance générale précoce est élaboré sur la base de
quatre variables binaires (dont deux indices) : l'indice de déviance scolaire,
un niveau scolaire inférieur au neuvième degré (arrêt précoce de la scolarité
souvent lié à des problèmes de comportement), un antécédent de
délinquance juvénile et un indice d'entrée précoce dans le monde de la
drogue.
Cet indice de consommation précoce de drogues est basé sur
l'âge au début de la consommation de cannabis et d'héroïne ; l'âge lors de la
première injection ; et l'âge au début de la consommation quotidienne
d'héroïne
377
.
Afin de décrire le plus adéquatement possible un aspect central de
l'intégration sociale des sujets, une attention toute particulière a été donnée
à l'élaboration d'un indice d'instabilité professionnelle, une des variables-
clés de cette recherche. Le fait d'utiliser la vie professionnelle comme
indicateur de l'état des liens avec la société globale nous paraît légitime
dans la mesure où ce domaine représente de nos jours une composante
essentielle de notre rapport au social.
L'indice d'instabilité professionnelle est construit avec les variables
suivantes :
376
Cette dernière variable a pu être évaluée sur toute la période de vie
précédant l'entretien, ce qui inclue donc la durée de la cure de méthadone.
Contrairement au retrait du permis de conduire, les incarcérations et les
condamnations prises en considération concernent celles survenues avant le début
de la cure. Toutefois, l'infime pourcentage que représente les délits survenant
durant la cure n'aurait pas modifié substantiellement les résultats s'ils avaient été
pris en compte.
377
Dans l'élaboration de l'indice d'entrée précoce dans le monde de la
drogue, chacune de ces variables a été dichotomisée en une échelle 0 - 1. La note
une est attribuée lorsque l'âge concerné par la variable est inférieur à la moyenne
de l'échantillon. L'indice a également été dichotomisé, il devient positif dès qu'une
des variables obtient la note 1. La variable au début de la consommation de tabac,
220
- l'âge (la pondération en fonction de l'âge de certaines variables est
primordiale afin d'éviter les faux positifs) ;
- la participation à un programme de réinsertion professionnelle du
centre thérapeutique (destiné aux cas les plus désinsérés
professionnellement) ;
- le chômage ou l'inactivité de longue durée (supérieure à douze
mois) ;
- la plus longue durée de travail continu ;
- le degré scolaire atteint (uniquement pour ne pas pénaliser les
universitaires qui ont légitimement des durées d'emploi inférieures aux
autres).
L'indice ainsi construit est de type binaire et a permis d'identifier un
groupe de 25 sujets (un tiers de l'échantillon total) considérés comme
instables professionnellement. Cet indice a de plus été vérifié empiriquement
; étant donné que le style de vie de la plupart des sujets nous était connu, un
contrôle de l'affectation des sujets dans l'un ou l'autre des groupes était ainsi
possible.
4.3. Evaluation des antécédents psychiatriques : troubles dépressifs,
conduites autodestructrices et psychopathologie générale
Une partie du questionnaire interne de demande de cure concerne les
problèmes psychologiques survenus depuis l'enfance. Une question
ouverte et une série de questions fermées investiguent les symptômes les
plus fréquents (énurésie nocturne, cauchemars, onychophagie, fugue,
tentative de suicide, dépression). A partir de ces données, deux variables
ont été construites qui concernent les difficultés survenues d'une part durant
l'enfance (avant 12 ans) et d'autre part durant l'adolescence (entre 12 et 20
ans).
Les réponses à la question ouverte comportent un aspect subjectif
puisqu'il est demandé au sujet d'apprécier s'il pense avoir éprouvé des
difficultés psychologiques durant l'enfance et l'adolescence. Ainsi, certaines
réponses telles que des difficultés relationnelles avec les parents ont été
bien que très pertinente pour évaluer la déviance précoce, n'a pas pu être incluse
221
considérées comme un trouble, même si elles ne correspondent pas aux
catégories nosologiques habituelles. C'est pourquoi nous avons préféré
dénommer ces deux variables par le terme général "problèmes
psychologiques" plutôt que "troubles psychiques".
Une évaluation plus objective des antécédents psychiatriques a
toutefois été possible grâce à la prise en compte des consultations
psychiatriques durant l'enfance et l'adolescence.
Un indice de conduites autodestructrices concerne le nombre de
tentatives de suicide et d'overdoses avec hospitalisation, coefficient deux,
puis additionné aux overdoses sans hospitalisation, ces dernières n'étant
pas pondérées car d'intentionnalité destructrice moins évidente.
En complément de ces renseignements déjà existants dans les
dossiers nous avons évalué d'autres domaines de la psychopathologie. Il
s'agit du diagnostic de personnalité antisociale DSM-III-R, dont la première
partie équivaut aux troubles des conduites
378
avant l'âge de 15 ans, des
épisodes psychiatriques durant la cure de méthadone et des troubles
dépressifs récents (au cours des six derniers mois).
Les troubles dépressifs récents (au cours des six derniers mois) ont
fait l'objet d'une évaluation abrégée
379
basée uniquement sur les critères de
base du DSM-III-R (période d'humeur dépressive ou perte d'intérêt / de
plaisir aux activités, durée de plus de deux semaines, avec ou sans idées
suicidaires). Cette évaluation abrégée est donc moins sélective que celle
requise pour le diagnostic d'épisode dépressif majeur du DSM-III-R.
Les antécédents psychiatriques (âge adulte et adolescence) font
également l'objet d'une variable combinée : consultations psychiatriques
depuis le début de l'adolescence, problèmes psychologiques durant
dans la constitution de l'indice en raison de données manquantes.
378
Les troubles des conduites représentent un aspect de la
psychopathologie qui concerne aussi les phénomènes de déviance, c'est pourquoi
les critères constitutifs de ce diagnostic auraient également pu être utilisés pour
évaluer certains aspects de l'intégration sociale du toxicodépendant durant
l'adolescence.
379
Une étude américaine a montré que l'utilisation d'une évaluation
abrégée de la dépression était fiable : H. M. Ginzburg et al., Suicide and depression
among drug abusers, National Institute on Drug Abuse, Division of Clinical
Research, Rockville, Maryland, 1985.
222
l'adolescence, conduites autodestructrices (cf. plus haut) et épisodes
psychiatriques durant la cure en sont les constituants. Le score final à
l'indice varie entre 0 (absence d'antécédent psychopathologique) et 4
(antécédents psychopathologiques maximum).
5. Méthode d'analyse des résultats
5.1. Méthode corrélationnelle (quantitative)
La méthode scientifique adoptée pour l'élaboration de la partie
quantitative de notre recherche est de type corrélationnelle pour une étude
principalement transversale des comportements de prises de drogues.
Contrairement à la méthode expérimentale au sens strict où la variable
indépendante est manipulée par l'expérimentateur en distribuant les sujets
au hasard dans différentes conditions ou modalité d'expression de cette
variable, dans notre étude toutes les variables sont données au départ.
Par ailleurs si la méthode expérimentale permet d'établir des liens de
causalité entre les phénomènes observés, ce n'est pas le cas de la méthode
corrélationnelle qui offre essentiellement une approche descriptive des liens
entre les phénomènes en question
380
. Toutefois étant donné que notre étude
évalue des éléments de l'histoire personnelle des sujets, tels que les
antécédents psychiatriques, ce type de variables peut être envisagé comme
des prédicteurs de comportements survenant ultérieurement
381
.
380
M. Robert et al., Fondements et étapes de la recherche scientifique en
psychologie, Paris, Maloine, 1988.
S. B. Hulley et al., Designing clinical research. An epidemiologic approach,
London, Williams & Wilkins, 1988.
M. Reuchlin, Psychologie, Paris, PUF, 1990.
381
En ce qui concerne ces données historiques (minoritaires dans notre
travail), notre recherche transversale se double d'une étude de cohorte
rétrospective.
223
En ce qui concerne les données que nous avons recueillies, celles-ci
ont été traitées statistiquement avec EPI-INFO version 5
382
. Les tests
statistiques ont porté sur la comparaison de fréquences (khi carré) et de
moyennes (test T de Student et analyse de variance, ANOVA).
Le Khi carré est remplacé par le test exact de Fisher (unilatéral)
lorsqu'une valeur attendue est inférieure à cinq. Le calcul du risque relatif
(RR) est quelquefois effectué, il concerne le rapport taux de maladie chez
les personnes exposées / taux de maladie chez les personnes non
exposées. La maladie peut être considérée comme la variable dépendante
(allant dans le sens du symptôme) et l'exposition comme la variable
indépendante. Il en résulte qu'un risque relatif supérieur à un indique que la
variable indépendante tend à augmenter les chances d'avoir la maladie ou la
caractéristique en question. Lorsque le risque relatif est inférieur à un, la
variable indépendante joue le rôle de facteur protecteur.
L'analyse de variance (ANOVA) est utilisée pour la comparaison des
moyennes, lorsque celles-ci sont au nombre de deux la valeur du p est
équivalente à celle d'un test T de Student. Le programme vérifie
systématiquement si les variances sont homogènes, dans le cas contraire
c'est le test de Mann-Whitney (test de Kruskall-Wallis pour deux groupes)
qui est utilisé. Les moyennes sont considérées comme significativement
différentes lorsque la valeur du p est inférieure à .05 (il en va de même pour
la valeur p du Khi carré).
5.2. Méthode clinique (étude de cas)
La présentation des données cliniques a pour but de compléter
l'approche quantitative avec l'analyse approfondie de quatre cas individuels.
Ceci permettra de découvrir différents parcours de vie et d'"entendre"
quelques-uns des sujets qui ont fait l'objet de l'étude quantitative. Ainsi,
grâce à ces données le lecteur pourra mieux se représenter le type de
personnes qui se cache derrière les chiffres de l'analyse quantitative.
382
A. G. Dean et al., EPI-INFO, Version 5: a word processing, database,
and statistics program for epidemiology on microcomputers. USD, Incorporated,
Stone Mountain, Georgia, 1990.
224
Les données qualitatives concernent quatre patients sélectionnés en
fonction de leur représentativité de notre échantillon. La sélection s'est faite
en fonction du score obtenu aux variables concernant la psychopathologie et
l'instabilité professionnelle, de manière à obtenir des cas contrastés.
Les données anamnèstiques, psychosociales et
psychopathologiques sont présentées succinctement sous une forme
narrative. Les principales catégories de l'analyse quantitative sont
conservées, à savoir :
A. Données personnelles, relationnelles et socio-
économiques
B. Antécédents scolaires et professionnels
C. Antécédents judiciaires
D. Anamnèse psychique
E. Toxicomanie
F. Psychopathologie
Viennent ensuite les comptes-rendus des entretiens structurés et
libres :
G. Entretien structuré pour l'évaluation des troubles de
la personnalité (version abrégée du PDE)
H. Entretien libre sur la consommation de drogues
Concernant l'entretien structuré, les réponses aux questions
ouvertes et fermées sont résumées de façon à obtenir une description
détaillée des différents secteurs de la personnalité abordés. En fin de
compte-rendu le décompte des critères positifs pour le trouble limite de la
personnalité (borderline) est effectué de manière à poser ou non ce
diagnostic.
La présentation des entretiens libres
383
a été menée avec un souci
de résumer les dialogues tout en restituant la dynamique de l'enchaînement
des thèmes afin de conserver toute leur valeur associative. Il n'y a donc pour
383
La retranscription intégrale des entretiens libres sur les
consommations de drogues figure dans l'annexe 10.
225
ainsi dire pas d'analyses supplémentaires à celles faites par l'interviewer
durant l'entretien dans le résumé lui-même. Les analyses supplémentaires
sont réservées pour la partie commentaire.
Pour chacun des deux types d'entretiens on peut considérer que
l'analyse s'est faite en trois temps.
Tout d'abord, au cours de l'entretien lui-même l'interviewer analyse
les réponses du sujet, qu'il s'agisse de coter la présence d'un critère
diagnostique ou de formuler une intervention suivant le cadre de référence
théorique utilisé (psychiatrique descriptif ou psychodynamique).
Ensuite, les données enregistrées sont résumées et retranscrites, ce
qui implique une mise en forme des informations avec une suppression des
éléments redondants ou d'importance secondaire et une mise en valeur des
éléments essentiels.
Enfin, sur la base du matériel ainsi résumé, une interprétation plus
approfondie peut être faite du fonctionnement psychique et psychosocial du
patient en cernant sa problématique spécifique. Cette dernière étape
conclue la présentation du cas sous la forme d'un résumé complété par des
commentaires.
226
Chapitre 6 : RESULTATS
1. Analyse quantitative des données issues des questionnaires
Comme nous l'avons déjà explicité dans la partie méthode, le matériel
utilisé pour le recueil des informations consiste en deux types de
questionnaires. Un premier type concerne des renseignements touchant à
plusieurs sphères de la vie des sujets (données relatives au fonctionnement
psychosocial, à la psychopathologie et à la toxicomanie), ces
renseignements étaient soit déjà existants dans les dossiers, soit obtenus
lors d'un bref entretien. Cet entretien était également consacré à la
passation du deuxième type de questionnaire, à savoir un autoquestionnaire
de dépression et de personnalité dérivé en partie du MMPI, à visée
d'évaluation de la psychopathologie générale actuelle.
Les analyses qui vont suivre porteront sur les liens entre des
variables situées dans trois domaines :
- l'intégration sociale ;
- la psychopathologie ;
- la toxicomanie.
Les relations entre chacun de ces domaines seront abordées
successivement. Mais avant de débuter cette analyse, nous allons présenter
quelques éléments descriptifs de la toxicomanie et des modalités de
traitement concernant les trois groupes de sujets constitués sur la base de
l'intensité de la consommation de psychotropes au cours des six derniers
mois.
1.1. Présentation des trois groupes de patients constitués d'après l'intensité
de la toxicomanie
Les résultats aux scores globaux de consommation de toxiques au
cours des six derniers mois ont permis de catégoriser les sujets (N = 83) en
trois groupes correspondant à trois niveaux d'intensité de toxicomanie :
227
1) les faibles consommateurs (FC)
384
,
ils représentent 31% (26 sujets) de
l'échantillon ;
2) les consommateurs moyens (CM),
ils représentent 47% (39 sujets) ;
3) les gros consommateurs (GC),
ils constituent 22% (18 sujets).
Nous allons maintenant présenter quelques données concernant le
traitement et l'histoire de la toxicomanie pour chacun des groupes. Lorsque
les résultats ne diffèrent pas significativement entre les groupes, ils seront
donnés pour l'échantillon global afin de ne pas surcharger le texte en
informations superflues. De plus, la comparaison de moyennes par le biais
des scores de consommation globale donne parfois des résultats plus fins et
plus significatifs que la comparaison de fréquences, aussi dans ces cas
n'avons nous pas recouru à la présentation par groupes. Enfin, si le nombre
de sujets dans l'échantillon global (N) est parfois inférieur à 83, cela est dû
aux données manquantes inhérentes aux aléas de la recherche.
L'entrée dans le monde de la drogue passe par certaines étapes où
divers produits licites puis illicites sont utilisés successivement dès le début
de l'adolescence.
384
Rappelons que les sujets présentant un faible score à l'indice de
toxicomanie tout en étant dépendant d'une substance ont été déplacés dans la
catégorie des consommateurs moyens.
228
Tableau 1. Caractéristiques de la toxicomanie et de la cure de méthadone
en fonction des trois catégories de patients constituées sur la base de
l'importance de la toxicomanie au cours des six derniers mois
Variables
FC
(n=26)
CM
(n=39)
GC
(n=18)
FC/CM/G
C
P*
Total
(N=83)
Age au début de la consommation de tabac
(moyenne)
(concerne 97% de l’échantillon)
15.1 15.8 14.0 .02 15.2
Age au début de la consommation de cannabis
(moyenne)
15.5 15.5 14.5 NS 15.3
Age à la première prise d'héroïne (moyenne) 18.8 18.6 17.9 NS 18.5
Age à la première injection (moyenne)
(concerne 89% de l’échantillon)
19.5 19.1 19.5 NS 19.3
Age au début de l'héroïnomanie quotidienne
(moyenne)
20.0 20.4 20.2 NS 20.2
Age au début de la 1
è
re
cure de méthadone 23.3 23.8 22.8 NS 23.4
Durée de l'héroïnomanie (mois, moyenne) 37.8 38.0 45.4 NS 39.5
Dépendance alcoolique avant la cure 4.3% 22.9% 58.8% .0004 25.3%
Dépendance médicamenteuse avant la cure 0% 5.6% 12.5% NS 5.3%
Durée de la cure de méthadone actuelle (moyenne,
mois)
72.5 56.5 59.5 NS 62.2
Dosage méthadone (moyenne, mg/jour) 40.4 61.6 70.5 .02 56.8
Toxicomanie évaluée sur toute la durée de la cure de méthadone :
Dépendance alcoolique 11.5% 15.4% 66.7% .00008 25.3%
Abus ou dépendance aux benzodiazépines 17.4% 20.5% 61.1% .005 27.7%
Dépendance au cannabis 15.4% 61.5% 55.6% .0002 45.8%
Prises d'héroïne 2x / mois et plus 11.5% 43.6% 22.2% .002 28.9%
Valeur moyenne à l’indice de toxicomanie générale
(de 0 à 8)
2.1 3.8 5.7 <.00001 3.7
Toxicomanie au cours des 6 derniers mois :
Ivresse alcoolique 1x / semaine et plus 19.2% 7.7% 33.3% .05 16.9%
Traitement Antabus 0% 2.6% 33.3% .00009 8.4%
Prise de cannabis 1x / semaine et plus 19.2% 61.5% 61.1% .002 48.2%
Prises de benzodiazépines 1x / semaine et plus 0% 7.7% 27.8% .008** 9.6%
Prises d'héroïne 1x / mois et plus 0% 43.6% 44.4% .0003 30.1%
Prises au moins une fois de cocaïne, d’amphétamine
ou d’hallucinogènes
11.5% 23.1% 56.6% .004 26.5%
Valeur moyenne à l’indice de toxicomanie récente (de
0 à 8) 1.3 3.2 5.7 <.00001 3.1
FC: faibles consommateurs ; CM: consommateurs moyens ; GC: gros consommateurs.
NS: non significatif.
*Les valeurs de p concernent les résultats de l’ANOVA pour les comparaisons de moyennes et les résultats du Khi2
pour les comparaisons de fréquences.
**Une valeur attendue est inférieure à 5, Khi2 non valide.
Dans notre échantillon cette succession (cf. tableau 1 pour les âges
moyens) concerne le début de la consommation de tabac (extrêmes : 11 -
25 ans), de cannabis
385
(extrêmes : 11 - 23 ans) et d'héroïne (extrêmes : 15 -
27 ans) ; les derniers stades étant celui de l'injection de l'héroïne qui
385
L'abus d'alcool trouverait également sa place dans cette série, mais il
n'a pas été évalué. En ce qui concerne la dépendance alcoolique, nous verrons
plus loin qu'elle annonce un risque d'évolution vers une toxicomanie grave. Une
229
apparaît en moyenne vers 19 ans (extrêmes : 15 - 28 ans, 11% n'ont jamais
injecté), et celui du début de l'héroïnomanie quotidienne (moyenne : 20 ans,
extrêmes : 15 - 30 ans).
Par ailleurs, il s'est avéré que l'âge d'entrée dans le monde des
addictions détermine l'importance de l'usage ultérieur de toxiques. En effet, il
est apparu que l'âge au début de la consommation régulière de tabac était
plus bas chez les gros consommateurs (cf. tableau 1) et que les sujets
débutant précocement
386
l'entrée dans le monde de la drogue (57%) tendent
à consommer plus à l'âge adulte (selon le score de consommation globale
au cours des six derniers mois : 3,5 contre 2,7, p = .05).
Comme l'indique le tableau 1, la présence d'alcoolisme avant la
cure
387
diffère de façon importante en fonction des trois groupes de
consommateurs puisque parmi les faibles consommateurs, on ne le trouve
qu'au taux de 4% (1 sujet) alors que parmi les CM il est de 23% (8 sujets) et
atteint 59% chez les GC (10 sujets, N = 75, p = .0004).
La toxicomanie médicamenteuse avant la cure par contre ne varie
pas significativement en fonction des trois groupes, tant pour les épisodes
de dépendance
388
qui sont rares (5% de l'échantillon global) que pour les cas
d'abus qui sont par contre beaucoup plus fréquents puisqu'ils touchent près
de la moitié de l'échantillon global. Cette importance des abus
médicamenteux chez les toxicomanes non suivis médicalement est la
conséquence d'une pratique très répandue chez ceux qui se retrouvent en
manque d'héroïne ; la consommation de benzodiazépines leur permettant de
pallier les symptômes de sevrage.
Concernant la durée des périodes d'héroïnomanie quotidienne, les
trois groupes diffèrent peu de la moyenne. Pour l'ensemble de l'échantillon,
celle-ci est de trois ans trois mois avec comme extrêmes six mois et 10 ans.
telle période de dépendance alcoolique avant la cure concerne un quart de
l'échantillon.
386
Evaluation basée sur un indice de consommation précoce constitué de
l'âge de la première prise de cannabis et d'héroïne, de l'âge au moment de la
première injection et au début de l'héroïnomanie quotidienne (cf. méthode).
387
Définie comme une période de consommations quotidiennes
excessives d'alcool sur une durée égale ou supérieure à trois mois.
230
Parmi les données relatives au traitement, seul le dosage de
méthadone diffère significativement suivant les groupes, il augmente en
fonction de l'intensité de la toxicomanie (40 mg chez les FC, 62 mg chez les
CM et 71 mg chez les GC, N = 82, p = .02). Cette augmentation du dosage
de méthadone reflète la stratégie adoptée par le centre thérapeutique
d'augmenter les doses de méthadone sitôt qu'un patient rechute dans
l'héroïne.
Les résultats suivants sont donnés pour l'ensemble de l'échantillon à
titre informatif :
- 51% des sujets ont déjà effectué au moins une cure de méthadone
dans le passé (maximum : six cures) dont la durée moyenne est de 25 mois
(extrêmes : moins d'un mois à 84 mois) ;
- l'âge moyen au début de la première cure de méthadone est de 23
ans (extrêmes : 18 - 38 ans) soit en moyenne trois ans après le début de la
première période d'héroïnomanie quotidienne (celle-ci débutant à l'âge
moyen de 20 ans, extrêmes : 15 - 30 ans) ;
- l'année du début de la cure actuelle s'étale entre 1978 et 1991 ;
- la durée moyenne de cure est plutôt élevée : cinq ans deux mois
(extrêmes : 6 mois et 14 ans 6 mois)
389
.
Passons maintenant à la seconde partie du tableau 1 concernant la
consommation de toxiques durant toute la durée de la cure.
Celle-ci diffère significativement en fonction des groupes pour
l'ensemble des psychotropes évalués, toutefois les différences concernant
les drogues rarement consommées (cocaïne, hallucinogènes et
amphétamines) s'avèrent moins nettes.
Les épisodes de dépendance alcoolique
390
durant la cure concernent
12% des FC, 15% des CM contre 59% des GC et les épisodes d'abus de
388
Les critères sont identiques à ceux de la dépendance alcoolique.
389
Cette durée moyenne de cure élevée est due à l'échantillonnage qui a
exclu les patients en cure depuis moins de six mois.
390
Définit comme une consommation quotidienne, excessive et
problématique sur une période supérieure à trois mois.
231
benzodiazépines ou de dépendance
391
se rencontrent dans des proportions
semblables (FC : 17% ; CM : 21% ; GC : 61%)
392
.
Nous voyons que pour les psychotropes susmentionnés l'élévation de
la consommation se fait surtout lors du passage du deuxième au troisième
groupe, par contre pour le cannabis et l'héroïne c'est lors du passage du
premier au second groupe que l'élévation se réalise. En effet, si 15% des FC
ont connu un épisode de dépendance au cannabis, c'est le cas de 62% des
CM et de 56% des GC.
De même, si un nombre moyen de prises d'héroïne par mois
supérieur ou égal à deux concerne 12% des FC, il passe à 44% pour les CM
et chute à 22% pour les GC. Ici encore on retrouve l'effet du dosage de
méthadone élevé chez les GC qui les dissuade de consommer de l'héroïne
en raison du peu d'effet ressenti. Relevons toutefois que l'élévation du
dosage de méthadone qui concerne aussi les CM n'explique pas la forte
augmentation entre les FC (12%) et les CM (44%).
Ces chiffres laissent entrevoir que la consommation d'héroïne et de
cannabis se différencie de celle des autres psychotropes. Alors que les
épisodes de dépendance alcoolique et la consommation de
benzodiazépines non prescrites médicalement se manifestent surtout chez
les toxicomanes lourds (GC), la consommation de cannabis et d'héroïne est
déjà fortement présente chez les consommateurs moyens (CM). Ces deux
derniers types de drogues apparaissent donc moins liés à la gravité de la
toxicomanie en comparaison à l'alcool et aux benzodiazépines. Nous aurons
l'occasion de revenir ultérieurement sur l'explication de ce phénomène.
391
Les pourcentages concernant les épisodes de dépendance aux
benzodiazépines étant relativement faibles (FC : 0%, CM : 10%, GC : 22%) nous
regroupons les catégories dépendance et abus.
392
Les drogues rarement consommées (cocaïne, hallucinogènes et
amphétamines) obéissent à des patterns semblables mais avec des taux plus
élevés chez les FC (35%) et les CM (31%) et une élévation moins forte lors du
passage du second au troisième groupe (GC = 61%, p = .08).
232
1.2. Toxicomanie et intégration sociale
1.2.1. Introduction, modèle d'analyse et hypothèses
L'intégration sociale représente un vaste domaine concernant de
nombreuses facettes du fonctionnement psychosocial. Nous aborderons le
parcours scolaire et professionnel, les rapports avec la justice, ainsi que
divers aspects de la vie relationnelle et socio-économique. Nous
présenterons les principaux résultats concernant la majorité des variables
propres au domaine psychosocial en suivant toujours la même méthode
basée soit sur la comparaison de fréquences pour les trois groupes de
sujets, constitués en fonction de l'intensité de leur toxicomanie récente, soit
sur la comparaison de moyennes obtenues à l'indice de consommation de
psychotropes au cours des six derniers mois.
Comme nous l'avons déjà explicité antérieurement, notre approche de
l'intégration sociale du toxicomane repose sur deux axes d'analyse, à savoir
d'une part le processus bipolaire exclusion - intégration sociale
(économique, relationnelle et symbolique
393
) et d'autre part le système des
appartenances au monde conventionnel et à la sous-culture drogue.
En tant qu'étude d'un phénomène de déviance, nous privilégierons
notre second axe d'analyse. Il comporte deux paramètres fondamentaux,
autour desquels se rattache un ensemble d'hypothèses. Il s'agit d'une part
des liens de l'individu avec la communauté déviante et d'autre part des
liens avec la société conventionnelle (vie socio-économique et
relationnelle).
Le premier paramètre est évalué par le biais des antécédents de
déviance scolaire et de délinquance (juvénile et adulte), ainsi que par la
présence d'un(e) partenaire toxicomane. A l'exception de cette dernière
variable, nous ne disposons malheureusement pas de données concernant
l'état actuel des rapports entretenus par les sujets avec le milieu de la
393
Notre analyse quantitative s'est essentiellement centrée sur les
dimensions économique et relationnelle de l'intégration sociale.
233
drogue
394
. C'est pourquoi nous avons pris en considération les
comportements déviants au sens large (délinquance) en tant qu'ils
représentent une forme d'adhésion au milieu qui les prône, sachant que ce
milieu est souvent confondu avec celui des toxicomanes
395
.
La théorie de l'apprentissage social considère les liens avec le
groupe déviant comme déterminants dans l'évolution vers la déviance. Le
groupe des usagers de drogues, de par sa fonction de transmission des
attitudes et techniques qui facilitent et permettent la consommation de
toxiques, exerce une pression sur l'individu afin qu'il se conforme aux
normes du groupe. Cette pression repose sur des mécanismes de
renforcements sociaux qui font appel aux gratifications affectives liées à
l'obtention d'un statut dans le groupe, et à la reconnaissance par les pairs.
Aussi, l'adoption du comportement déviant est d'autant plus probable que les
liens avec le groupe déviant sont forts et importants pour l'individu et qu'il
existe une adhésion aux valeurs véhiculées par la sous-culture drogue.
Ainsi pensons-nous que les sujets ayant subi une socialisation
précoce vers la déviance, que nous constatons par le biais des antécédents
de déviance scolaire, de délinquance juvénile et d'une entrée précoce dans
le monde de la drogue, seront plus profondément installés dans la déviance
à l'âge adulte et vivront donc une toxicomanie plus intense. La présence de
comportements délinquants à l'âge adulte, attestés par les condamnations,
les incarcérations et le retrait du permis de conduire, nous paraît représenter
une suite logique de la délinquance juvénile et donc aller également de pair
avec une consommation de psychotropes accrue.
En ce qui concerne le deuxième paramètre de notre analyse, les
liens avec la société conventionnelle, la théorie du lien social en fait
l'élément explicatif central. Elle montre l'importance des liens avec les divers
représentants de la société conventionnelle dans l'adoption de
comportements conformes, dans la mesure où ces liens représentent les
394
De telles variables auraient pu consister par exemple dans le trafic de
drogues récent et le pourcentage d'usagers de drogues dans l'entourage du sujet.
395
Relevons également que la consommation de toxiques présente une
corrélation notable avec le niveau d'engagement dans le milieu de la drogue, et que
234
vecteurs du contrôle social. Lorsque ces liens s'affaiblissent ou n'ont jamais
été suffisamment bien établis, le contrôle social
396
perd de son influence car
le sujet n'éprouve plus le besoin d'être reconnu et jugé positivement par les
personnes et les instances de la société conventionnelle. L'évitement des
sanctions du groupe social devient dès lors secondaire et les
comportements déviants, visant prioritairement des gratifications
immédiates, n'ont alors plus de raisons d'être réprimés.
Parmi les résultats quantitatifs qui vont être présentés, quelques
variables ont permis d'évaluer la force du lien qui unit l'individu avec la
société conventionnelle. Ces variables se situent dans les domaines socio-
relationnel et socio-économique.
Pour le domaine socio-relationnel, l'état civil, la présence d'un(e)
partenaire privilégié(e)
397
non toxicomane, la durée de cette relation et le
mode d'habitation
398
(seul ou à plusieurs) représentent quatre variables qui
mettent en jeu à des niveaux divers les liens avec les personnes et les
institutions de la société conventionnelle.
Cette évaluation vue sous l'angle de notre premier axe d'analyse
(polarité exclusion - intégration sociale) représente un aspect d'une des
dans ce sens ce paramètre n'est jamais totalement absent des analyses dès lors
que l'on utilise comme variable dépendante le degré de toxicomanie.
396
Le contrôle social est entendu comme un système de sanctions
qu'appliquent de façon formelle ou informelle les membres et les institutions de la
société globale. T. Hirschi (1990, op. cit.) nous dit qu'en dernier ressort il consiste
en une manipulation du plaisir et de la souffrance par le groupe.
397
Afin d'alléger le texte, nous parlerons dorénavant des partenaires au
féminin, puisqu'elles représentent le plus grand nombre. Comme le sexe du
partenaire n'a pas été spécifié, le taux d'homosexualité ne peut pas être calculé.
Toutefois, celui-ci est connu, une récente étude sur la même population a relevé
que 6% des patients ont eu des relations homosexuellles au cours des six derniers
mois. Cf. J.-J. Déglon et al., 1996, op. cit.
398
Bien que cette variable ne précise pas si le cohabitant appartient ou
non à la communauté des usagers de drogues, on peut tout-de-même la considérer
comme un indicateur de lien avec la société conventionnelle, car pour ceux qui
cohabitent les situations de contrôle social sont plus fréquentes que celles qui
poussent à consommer. En effet, la cohabitation avec les parents, les enfants et le
partenaire abstinent sont autant de situations qui limitent l'utilisation de toxiques.
235
dimensions principales de l'intégration sociale (avec l'intégration
économique et symbolique), à savoir l'intégration relationnelle
399
.
Le mariage en tant qu'il véhicule une certaine conception de la
"normalité sociale" nous amène à faire l'hypothèse qu'il sera moins fréquent
chez les plus engagés dans le mode de vie déviant, donc chez ceux dont la
consommation de toxiques est la plus intense
400
.
En tant que vecteurs du contrôle social au sens large, les contacts
avec des personnes significatives non impliquées dans la communauté
déviante (partenaire privilégiée, parents, enfants, amis) devraient avoir un
effet dissuasif sur la prise de toxiques. C'est pourquoi, l'existence d'une
partenaire privilégiée non toxicomane et le partage du lieu d'habitation avec
des personnes significatives devraient constituer des facteurs de protection
contre l'abus de psychotropes
401
.
Le domaine socio-économique comporte neuf variables concernant
le parcours professionnel (catégories socioprofessionnelles, diplômes,
périodes d'inactivité, etc.) et la situation financière actuelle (dettes, revenu).
Chacune de ces variables correspondant à un aspect de l'intégration
économique
402
, nous nous attendons à trouver moins de diplômés, plus
d'inactivité, plus de dettes et des revenus moins élevés chez les plus
engagés dans la prise de toxiques.
399
Ces trois dimensions de l'intégration sociale ont été conceptualisées
par V. de Gauléjac et I. Taboada Leonetti, op. cit. Notons que l'intégration
relationnelle ne se limite pas aux liens avec les membres de la société
conventionnelle et qu'elle inclue aussi les personnes déviantes. Car c'est avant tout
la qualité du lien qui est en jeu ici dans son opposition à l'état d'isolement ou
d'exclusion sociale.
400
On n'entend pas ici tenir pour équivalent l'engagement dans la sous-
culture drogue et l'intensité de la toxicomanie, toutefois la corrélation importante qui
existe entre ces deux aspects nous autorise à prendre ce raccourci.
401
Un tel phénomène a déjà été décrit dans le cas des tentatives de
suicide.
402
Contrairement à l'intégration relationnelle qui peut concerner tant les
relations avec les personnes déviantes que non déviantes, l'intégration
économique, telle que nous l'envisageons ici, est beaucoup plus univoque et touche
essentiellement à la participation au système économique légal.
236
1.2.2. Déviance scolaire, délinquance juvénile et délinquance adulte
La toxicomanie étant une conduite débutant pour ainsi dire
exclusivement à l'adolescence, il nous a semblé judicieux d'analyser le vécu
de la période de fin de scolarité obligatoire (avant 16 ans) afin de mieux
comprendre la genèse des conduites addictives, ainsi que la nature des
liens qui s'établissent avec certains groupes déviants et qui peuvent
annoncer une éventuelle évolution vers des difficultés d'intégration sociale.
Cette période est concomitante des premières prises de cannabis
pour 82% de l'échantillon, et des premières prises d'opiacés pour 24%, le
reste des sujets ayant fait ces expériences après 16 ans.
L'indice de déviance scolaire, qui repose sur l'intérêt pour l'école,
les problèmes de discipline et l'école buissonnière, montre qu'il s'agit d'un
phénomène fréquent chez les toxicomanes puisque seuls 23% de
l'échantillon n'ont pas connu ce genre de problèmes comportementaux.
Toutefois, cette caractéristique n'a pas révélé de lien significatif avec la prise
de drogues à l'âge adulte.
La délinquance juvénile est évaluée par le biais d'une variable
concernant le fait d'avoir eu ou non affaire au tribunal de la jeunesse. Cet
antécédent se retrouve dans le quart de l'échantillon et n'a également pas
montré de lien avec la consommation de toxiques à l'âge adulte.
L'usage précoce de psychotropes est évalué au moyen d'un indice
binaire qui devient positif lorsque soit le début de la consommation de
cannabis soit une des trois étapes de la consommation d'héroïne (première
prise ; prises quotidiennes ; première injection) apparaissent avant l'âge
moyen de l'échantillon. Le début précoce de l'entrée dans le monde de la
drogue tel que défini par cet indice concerne 57% de l'échantillon. La
toxicomanie de ce groupe de patients durant les six derniers mois de cure se
caractérise par une intensité supérieure à celle du reste de l'échantillon (3,5
VS
403
2,7, p = .05, N = 81).
403
VS : versus.
237
De nombreuses études ont mis en évidence un syndrome de
déviance générale
404
qui regroupe à l'adolescence une constellation de
troubles du comportement caractérisés par la transgression de normes
communément admises. C'est pourquoi nous avons élaboré un indice de
déviance générale précoce (cf. méthode) qui regroupe la déviance
scolaire, l'interruption prématurée de l'école, la délinquance juvénile et
l'usage précoce de drogue. Lorsque l'on compare les sujets dépourvus de
déviance précoce (14% de l'échantillon, N = 74) avec les autres, on obtient
des différences notables à l'indice de consommation de drogues au cours
des six derniers mois (1,8 VS 3,3, p = .009). Les sujets n'ayant pas vécu de
déviance précoce consomment moins à l'âge adulte. On peut donc en
déduire que l'absence de déviance précoce est un facteur protecteur quant à
l'évolution de la toxicomanie
405
, ce qui confirme partiellement nos
hypothèses.
En ce qui concerne la délinquance adulte, un nombre important de
sujets (47%, N = 81) a été condamné par un tribunal pour adulte et 40% (N
= 82) ont subi au moins une incarcération. Les raisons des condamnations
sont les suivantes :
- trafic de stupéfiants (18,4%) ;
- consommation de stupéfiants (13,5%) ;
- vol (14,8%) ;
- refus des obligations militaires (7,4%) ;
- cambriolage (7,4%).
Parmi ceux qui possèdent le permis de conduire (73% de l'échantillon
total, N = 74), plus de la moitié se le sont fait retirer au moins une fois (57%,
N = 54).
404
D. W. Osgood, L. D. Johnston, P. M. O'Malley & J. G. Bachman, The
generality of deviance in late adolescence and early adulthood, American Sociolog-
ical Review, 1988, 53, pp. 81-93.
L. McGee & M. D. Newcomb, General deviance syndrome : expanded hie-
rarchical evaluations at four ages from early adolescence to adulthood, Journal of
Consulting and Clinical Psychology, 1992, 60, 5, pp. 766-776.
H. R. White, Early problem behavior and later drug problems, Journal of
Research in Crime and Delinquency, 1992, 29, 4, pp. 412-429.
405
Il s'avère que l'intensité (moyenne ou forte) de cette déviance
n'influence pas la consommation de psychotropes ultérieure.
238
Contrairement à nos attentes, aucune de ces variables n'est liée à
l'intensité de la consommation de psychotropes dans notre échantillon et il
en va de même lorsque nous les regroupons en un indice unique de
délinquance adulte. Ceci est d'autant plus surprenant qu'une variable
beaucoup plus éloignée dans le temps telle que l'indice de déviance
générale précoce (qui concerne l'adolescence), s'est avérée avoir une
influence (bien que restreinte à une faible minorité) sur la toxicomanie à l'âge
adulte. Tout se passe comme si les actes délictueux perpétrés à l'âge adulte
avant la cure de méthadone étaient sans liens avec le niveau d'engagement
dans la toxicomanie
406
.
1.2.3. Aspects socio-relationnels
L'état civil se réparti de la façon suivante dans l'échantillon total (N =
83)
407
: 66% de célibataires ; 19% de mariés et 14% de divorcés ou séparés.
Cette variable diffère significativement (p = .05) en fonction de
l'intensité de la consommation :
- 33% de mariés
408
chez les faibles consommateurs ;
- 20% chez les consommateurs moyens ;
- 7% chez les gros consommateurs.
Il s'avère donc que les mariés consomment moins tant par rapport
aux célibataires qu'aux séparés et divorcés. Notre hypothèse qui consistait à
expliquer ce phénomène par un refus idéologique de l'institution du mariage
ne peut toutefois être retenue, car ceux qui l'ont acceptée à un moment
donné (les séparés et les divorcés) ne se différencient pas des célibataires
quant à leur consommation de toxiques. Nous reviendrons plus loin sur
406
Il n'est toutefois pas à exclure qu'une évaluation des arrestations et
incarcérations sur les douze ou six derniers mois, puisse être liée à la gravité de la
toxicomanie.
407
Lorsque le nombre N (taille de l'échantillon) n'est pas mentionné, c'est
qu'il correspond à l'échantillon global des 83 sujets.
408
Malgré le pourcentage de mariés nettement plus élevé chez les FC,
celui-ci reste inférieur au pourcentage de mariés dans la population générale qui
est de 46,7% pour les hommes et de 52,9% pour les femmes (données concernant
les 20-39 ans du canton de Genève en 1992).
239
l'explication de ce phénomène, car il est lié à d'autres variables que nous
allons décrire maintenant.
La variable partenaire privilégiée se répartit comme suit dans
l'échantillon :
- 33% sans partenaire ;
- 42% avec partenaire non-toxicomane ;
- 25% avec partenaire toxicomane ou ex-toxicomane (en traitement
ou non).
Une majorité de patients a donc trouvé sa partenaire en dehors de la
communauté des usagers de drogues ; ce constat montre que la population
du centre thérapeutique, dont est issu notre échantillon, présente une
immersion toute relative dans la sous-culture drogue. Nous sommes donc
loin d'une population de toxicomane de rue, ce qui est cohérent avec
l'orientation de l'institution dite à seuil moyen à élevé.
Le fait d'avoir ou non une partenaire privilégiée n'a pas montré en
soi d'incidence sur la consommation de toxiques. Les pourcentages de
sujets avec partenaire ne varient pas significativement entre les trois
groupes
409
:
- 73% des FC ont une partenaire ;
- 72% des CM ;
- 50% des GC.
De plus, en ce qui concerne la durée de la relation, on aurait pu
s'attendre à une instabilité plus grande chez les GC, ce qui n'est pas le cas ;
les durées moyennes en fonction des groupes de consommateurs sont
globalement équivalentes. Chez ceux qui ont une partenaire (67% de
l'échantillon) la durée moyenne est d'environ 5 ans (+/- 17 mois suivant les
groupes, différences NS). Il en découle que la toxicomanie ne diminue pas
les chances de fonder une relation de couple durable, et n'affecte donc pas
l'intégration relationnelle à ce niveau.
On relève par contre un effet de la partenaire sur la consommation,
lorsque celle-ci n'est pas toxicomane. En effet, si au score global de
409
Etant donné que les gros consommateurs présentaient légèrement
moins de sujets avec partenaires, nous les avons comparés avec le groupe
240
toxicomanie
410
les sujets sans partenaire consomment tout autant que ceux
ayant une partenaire toxicomane
411
(3,5/8), ceux étant avec une partenaire
non toxicomane consomment moins (2,6/8, p = .03). Seule la présence
d'une partenaire non toxicomane peut donc représenter une instance de
contrôle susceptible de freiner la consommation.
Comme nous allons tenter de l'expliquer, ces résultats valident nos
hypothèses. En effet, en tant qu'instance de contrôle social, la partenaire
non toxicomane décourage le recours au toxique. On voit donc bien qu'en
tant que représentante de la société conventionnelle, c'est le lien renforcé
avec celle-ci qu'offre la partenaire qui diminue l'importance de la déviance.
Ceci va dans le sens de notre hypothèse fondée sur la théorie du lien social.
Quant à l'influence de la partenaire toxicomane, celle-ci est plus
complexe à déterminer. A priori, elle serait inexistante puisque les
personnes avec partenaires toxicomanes consomment tout autant que celles
sans partenaires. Nous pensons toutefois que les effets de celle-ci sont
mixtes et qu'ils s'annulent entre eux. Nous concevons en effet à côté du
contrôle social, une autre source de régulation de la prise de drogues : le
soutien affectif. Or, cet aspect est présent dans la relation avec une
partenaire toxicomane et il devrait diminuer le besoin de drogues. Cet effet
nous semble toutefois annulé par l'influence de l'imitation mis en évidence
par la théorie de l'apprentissage social, laquelle se manifeste notamment par
le risque d'entraînement réciproque dans la recherche du plaisir immédiat
qui caractérise souvent la vie du couple de toxicomanes.
Un dernier élément de la vie relationnelle est le mode d'habitation.
Sa distribution est la suivante (N = 82) :
- 35% en couple sans enfant ;
- 33% vivent seuls ;
- 17% en couple avec enfants ;
combiné des consommateurs faibles et moyens. Les différences se sont toutefois
révélées à nouveau non significatives.
410
Afin d'alléger le texte, lorsqu'il n'est pas fait mention de la durée sur
laquelle porte le score de consommation globale de psychotropes, il est sous-
entendu qu'il s'agit des six derniers mois. Le score de consommation globale sur
l'ensemble de la cure étant utilisé plus rarement.
411
Qu'elle soit en traitement ou non.
241
- 12% chez les parents ;
- 2,4% mère avec enfant.
Les analyses qui suivent sont réalisées en regroupant toutes les
catégories de cohabitation (67%) en les comparant à ceux qui vivent seuls
(33%)
412
.
La comparaison des deux catégories ainsi créées en ce qui concerne
les prises de drogues montre que les sujets vivant seuls tendent à
consommer plus que ceux qui cohabitent
413
(indice de toxicomanie : 3,7/8 VS
2,8/8, p = .04). Ceci s'explique par le rôle de contrôle social et de soutien
affectif exercé par l'entourage déjà évoqué précédemment. Ces résultats
pourraient également donner lieu à une autre interprétation : les grands
consommateurs auraient tendance à vivre seuls, donc à rechercher ou subir
une forme d'isolement social. Cet isolement serait toutefois tout relatif, car
nous venons de voir que la présence d'une partenaire n'est pas moins
fréquente chez eux.
Revenons maintenant à notre premier constat, le fait que les mariés
consomment moins. Au prime abord, on pourrait penser que cette différence
reflète le fait d'avoir ou non une partenaire. Pourtant ce n'est pas le cas, car
nous avons vu que la comparaison des sujets avec et sans partenaires ne
révélait pas de différence de consommation significative. De plus, les sujets
mariés ne se trouvent pas plus souvent que les autres avec une partenaire
non toxicomane, facteur de protection en matière de toxicomanie.
Il reste donc le mode d'habitation comme éventuelle piste explicative.
Nous avons vu que le fait de cohabiter constitue un facteur de protection
412
Ce pourcentage de patients vivant seuls est supérieur à celui de la
population générale. En effet, à Genève, en 1990, dans la tranche d'âge 20-39 ans,
on dénombre 21,2% d'hommes habitant seuls et 18,0% de femmes seules (cf.
Office cantonal de la statistique, Aspects statistiques No 104, Ménages et familles à
Genève, Vol. 7, mars 1996).
Ce pourcentage varie en fonction du degré de toxicomanie, ainsi chez nos
trois groupes de consommateurs (FC, CM, GC) il est respectivement de 24,2%,
29,0% et 55,6%. Nous voyons que les faibles consommateurs (FC) ne vivent pour
ainsi dire pas plus souvent seuls que les non toxicomanes de la population
générale.
413
Les différents modes d'habitation concerne la cohabitation avec les
parents, avec la partenaire, avec la partenaire et les enfants. Ces différents modes
d'habitation sont équivalents quant à leur influence sur l'abus de psychotropes.
242
contre la toxicomanie, or c'est sur ce point que les mariés se différencient
des autres puisque tous les mariés cohabitent alors que ce n'est le cas que
des deux tiers des non mariés.
De plus, lorsqu'on ne considère que ceux qui cohabitent, on ne trouve
plus de différences de consommation entre les mariés et les non mariés.
L'effet de l'état civil sur la toxicomanie est donc essentiellement lié au mode
d'habitation.
1.2.4. Situation socio-économique actuelle
Les catégories socioprofessionnelles utilisées (cf. annexe 5) sont
toutes représentées à l'exception des enseignants, nous les avons
regroupées en cinq rubriques :
1. Elevée (professions libérales, cadre supérieur et moyen,
technicien) : 24,1%
2. Moyenne supérieure (petit indépendant, commerçant, artisan,
employé qualifié) : 37,3%
3. Moyenne inférieure
(employé non qualifié) : 14,5%
4. Basse (ouvrier) : 19,3%
5. Autre (étudiant) : 4,8%
La répartition des catégories socioprofessionnelles ainsi réalisée ne
présente pas de liens avec la consommation de psychotropes, à l'exception
des deux dernières catégories (ouvriers et étudiants) qui présentent des
scores plus élevés que les autres catégories en ce qui concerne la
consommation globale de toxiques au cours des six derniers mois (4,2 VS
2,8, p = .03). Le trop petit nombre d'étudiants (4) ne permet pas de
généraliser le résultat obtenu, par contre la catégorie socioprofessionnelle
basse est suffisamment importante (16) pour en déduire que les ouvriers
consomment en moyenne plus que les autres catégories
socioprofessionnelles.
243
Cette caractéristique des ouvriers s'explique en partie par le fait qu'ils
comportent la plus forte proportion d'instables professionnellement
414
(56%
contre 11% pour la catégorie socioprofessionnelle élevée) et qu'il existe un
lien entre cette forme d'instabilité et la consommation de drogue comme
nous le verrons plus loin.
Le capital culturel évalué par le biais des diplômes donne la
répartition suivante :
- 39% n'ont aucun diplôme ;
- 45% un certificat fédéral de capacité (apprentissage terminé) ;
- 7% un diplôme non fédéral ;
- 6% une maturité (équivalent au bac français) ;
- 4% un diplôme universitaire.
Contrairement à nos attentes, les gros consommateurs de toxiques
ne se caractérisent pas par un capital culturel inférieur à celui des autres.
En ce qui concerne les données financières telles que les dettes
415
et
le revenu
416
, celles-ci ne s'avèrent pas liées à l'intensité de la consommation
globale. Seule exception : lorsqu'on envisage la consommation d'héroïne sur
toute la durée de la cure, l'intensité de cette consommation tend à
correspondre avec un accroissement du montant des dettes (p = .06, NS).
Nous allons maintenant aborder plus spécifiquement le domaine du
fonctionnement professionnel. A titre descriptif, mentionnons qu'au
moment de l'entretien, 24% des patients étaient inactifs
professionnellement (19 sujets, N = 80) et que la durée de l'inactivité varie
entre 1 et 48 mois. La raison de cette inactivité était prioritairement l'absence
de travail (inscrit ou non au chômage, 13 sujets, soit 69% des inactifs),
secondairement une invalidité (rente AI liée ici à des problèmes
psychiatriques, généralement octroyée suite aux échecs des mesures de
414
Evaluée au moyen de l'indice d'instabilité professionnelle.
415
42% de l'échantillon (N = 82) sont dépourvus de dettes, les extrêmes
vont de 0.- à 70000.- FS, avec une moyenne de 9830.- FS.
416
Le revenu moyen est de 3010.- FS (extrêmes : 0.- à 14000.- FS /
mois).
244
réinsertion professionnelle, 5 sujets, 26%) et pour un seul patient (5%) un
arrêt maladie
417
.
En ce qui concerne les périodes d'inactivité professionnelle au
cours des six derniers mois, on relève que 49% de l'échantillon (N = 82)
n'ont connu aucune interruption de travail. Les raisons des périodes
d'inactivité sont par ordre d'importance les suivantes :
- absence de travail
(rémunéré ou non par le chômage) : 28% ;
- arrêt de travail pour maladie : 13% ;
- assurance invalidité (rente) : 7% ;
- garde d'enfants : 2%
Le tableau 2 montre une relation non linéaire entre le degré de
toxicomanie et le nombre de semaines d'inactivité au cours des six derniers
mois. Ainsi, ce sont principalement les faibles consommateurs qui se
distinguent du reste de l'échantillon par des périodes d'inactivité de durées
plus courtes.
Tableau 2. Inactivité professionnelle durant les six derniers mois en fonction
du degré de toxicomanie
FC
(n=26)
CM
(n=38)
GC
(n=18)
P
Sujets ayant connu une période d’inactivité
professionnelle durant les 6 derniers mois (%)
23% 63% 67% .002
a
Semaines d’inactivité professionnelle (moyenne)
3.1 9.3 7.4 .03
b
FC: Faibles consommateurs ; CM: Consommateurs moyens ;
GC: Gros consommateurs.
a
Chi2 ;
b
ANOVA.
Ces résultats montrent que lorsque la consommation de psychotropes
dépasse un certain seuil, les personnes tendent à vivre plus de périodes de
chômage et à prendre plus de congés maladie.
La nature des données ne permet toutefois pas de savoir s'il s'agit
d'une influence de la toxicomanie sur les interruptions de travail ou l'inverse.
417
Relevons que les sujets malades ne peuvent habituellement pas être
245
Néanmoins, les deux sens de la causalité étant envisageables, nous
interpréterons ces résultats en nous basant sur ces deux types d'analyse,
avant d'en introduire un troisième basé sur l'hypothèse d'un facteur commun
aux deux phénomènes.
Notre premier type d'analyse envisage la relation observée comme
l'influence des abus de toxiques sur l'activité professionnelle. On peut
en effet envisager ce phénomène de désinsertion professionnelle comme
une conséquence directe de l'abus de psychotropes sur la capacité de
travail. Les prises de drogues diminuent les performances mentales,
affaiblissent l'organisme
418
et rendent donc tant les arrêts de travail que les
démissions ou licenciements plus probables
419
.
Même si certains ont pu vivre avant la cure de méthadone parfois
pendant plus de dix ans une héroïnomanie importante tout en conservant
leur emploi ; il n'en demeure pas moins que l'absentéisme qui touche les
usagers de drogues, quelle qu'en soit la raison, fragilise l'équilibre
psychosocial, représente un facteur de désinsertion sociale et se solde par
des retombées négatives bien réelles.
Etant donné que la propension aux interruptions de travail s'accroît
notablement à partir d'un certain seuil de toxicomanie, on peut faire
l'hypothèse qu'en deçà de ce seuil, l'abus de toxiques reste contrôlé,
puisque les retombées psychosociales sont faibles. Mais n'oublions pas
toutefois que les sujets en cure se trouvent en quelque sorte en "milieu
protégé", et qu'en dehors de ce milieu thérapeutique, l'aspect contrôlé de
ces consommations risquerait fort de disparaître.
pris dans la recherche.
418
Les périodes d'inactivité plus longue chez les CM et les GC ne sont
pas liée à une santé fragilisée par la contamination au VIH car la prévalence de
cette maladie dans les trois groupes de consommateurs ne présente pas de
différence significative.
On note même une tendance inverse à celle attendue, c'est-à-dire un taux
de contamination au VIH qui diminue en fonction de l'ampleur de la toxicomanie :
27% chez les FC, 18% chez les CM et 11% chez les GC (p = .4, NS). La
prévalence de l'infection au VIH dans l'échantillon global est de 19,3% (16
séropositifs / 83).
419
La comparaison des résultats à l'indice de toxicomanie en fonction des
motifs d'inactivité professionnelle (maladie, chômage, invalidité, garde d'enfant) n'a
révélé aucune différence significative.
246
Venons en maintenant à notre deuxième type d'analyse qui envisage
l'inactivité professionnelle comme cause de l'abus de toxiques. S'il est
certain que l'abus de psychotropes nuit aux performances professionnelles
et facilite les absences, celles-ci peuvent en contre partie provoquer une
recrudescence des conduites toxicomaniaques et ce pour deux raisons.
D'une part, un travail régulier représente un soutien social, rythme les
journées et favorise la stabilité psychique. De plus, en tant que lien avec la
société conventionnelle, il permet la mise en œuvre d'un certain contrôle
social sur la toxicomanie du travailleur, que celle-ci soit connue ou non des
collaborateurs. C'est pourquoi en l'absence à la fois de ce soutien et de ce
contrôle lié au travail, le risque de recourir à l'abus de drogues est d'autant
plus grand.
D'autre part, l'inactivité en elle-même représente un stress, peut
provoquer des sentiments d'inutilité, de dévalorisation et même parfois se
traduire par un effondrement dépressif. Dans un tel contexte de fragilité
psychologique accrue, on peut donc également s'attendre à un recours aux
toxiques plus fréquent afin de gérer ces émotions négatives.
Pour obtenir plus d'informations sur les liens entre inactivité
professionnelle et prises de toxiques, nous avons réparti les sujets en trois
catégories en fonction de la durée de l'inactivité au cours des six derniers
mois (cf. tableau 3).
Tableau 3. Importance de la toxicomanie en fonction de la durée de
l'inactivité professionnelle au cours des six derniers mois
Semaines d’inactivité durant les 6
derniers mois
Aucune
(n=40)
1 à 12
(n=22)
13 à 24
(n=20)
P
(ANOVA)
Valeur moyenne à l’indice de toxicomanie
(consommation au cours des 6 derniers
mois)
2.5 3.7 3.8 .004
Nous constatons que la durée de l'inactivité n'a pas d'influence sur la
toxicomanie et que seuls les sujets n'ayant pas connu de période d'inactivité
247
au cours des six derniers mois consomment significativement moins que le
reste de l'échantillon.
Afin d'expliquer pourquoi les périodes d'inactivité longues n'ont pas
plus d'influence que les périodes courtes sur la consommation de drogues,
on peut postuler que ce sont surtout les premiers temps de l'inactivité qui
auraient l'impact déstabilisateur le plus grand et qu'ensuite des mécanismes
d'adaptation apparaîtraient permettant de gérer les effets négatifs de
l'inactivité professionnelle.
Un troisième type d'analyse permet de comprendre le lien entre
prises de toxiques et inactivité professionnelle comme la conséquence d'un
système de valeurs et d'attitudes propre au sujet et qui s'avère
déterminant quant au positionnement de l'individu dans la société.
L'engagement dans la sous-culture drogue va de pair avec une
adhésion aux valeurs qu'elle véhicule. Or ces valeurs sont généralement peu
compatibles avec celles de la société globale, et notamment celles liées au
monde du travail. C'est pourquoi les sujets inconstants au travail auront des
consommations de toxiques plus fréquentes, puisque des valeurs
semblables sous-tendent ces comportements.
Au contraire, les sujets ayant fait preuve d'une constance
professionnelle se différencieraient des autres par une certaine adhésion
aux valeurs traditionnelles. Ceci se traduirait par un lien plus fort avec la
société conventionnelle, un contrôle social plus efficace et donc un
engagement moins intense dans les conduites déviantes.
Afin d'exploiter plus à fond ce troisième type d'analyse, nous avons
cherché à obtenir une évaluation plus fiable de l'insertion professionnelle des
patients. Pour ce faire, un indice binaire d'instabilité professionnelle
420
a
été créé, il tient compte de plusieurs variables dont le chômage de longue
durée et la plus longue période de travail continu. Etant donné que cet indice
prend en considération les antécédents professionnels, il représente une
420
Nous opposons le terme instabilité professionnelle utilisé ici au terme
inactivité professionnelle qui dénommait la précédente variable, car celle-ci ne
faisait qu'évaluer la durée des périodes sans activité quelqu'en soit le motif. L'indice
d'instabilité professionnelle, par contre, concerne des sujets gardant difficilement un
emploi et souffrant de désinsertion professionnelle (cf. chapitre méthode pour une
description complète de cet indice).
248
caractéristique durable de la personne et diminue fortement les effets de la
conjoncture. Contrairement à l'évaluation de l'inactivité professionnelle, cet
indice reflète beaucoup plus une attitude générale face au travail.
Cet indice a permis d'identifier 25 sujets répondant aux critères
d'instabilité professionnelle. Ils représentent près du tiers (32%) de
l'échantillon (N = 77).
La proportion de sujets instables à l'intérieur de chacun des trois
groupes de consommateurs augmente avec l'importance de la toxicomanie,
comme le montre le tableau 4.
Tableau 4. Instabilité professionnelle et plus longue période de travail
continu en fonction du degré de toxicomanie
FC CM GC P
Sujets instables professionnellement (N = 77) 8% 40% 53% .004
a
Plus longue période de travail continu (mois,
moyenne)
70.8 46.1 50.2 .04
b
FC: Faibles consommateurs ; CM: Consommateurs moyens ;
GC: Gros consommateurs.
a
Chi2 ;
b
ANOVA
L'instabilité professionnelle est donc un phénomène qui touche
surtout les consommateurs moyens et graves. C'est en effet les faibles
consommateurs qui se différencient des autres par une bonne stabilité
professionnelle, comme l'indique le faible pourcentage d'instables dans ce
groupe, de même que la durée moyenne de travail continu significativement
plus élevée que pour les deux autres groupes.
La comparaison des sujets instables professionnellement avec les
sujets stables quant aux résultats obtenus à l'indice de toxicomanie montre
de façon encore plus significative à quel point les instables sont touchés par
la toxicomanie (4,1 VS 2,6, p = .0007).
Une analyse plus fine du type de substances particulièrement lié à
l'instabilité professionnelle révèle que c'est surtout le cannabis et
secondairement les benzodiazépines qui sont nettement plus souvent
249
consommés chez les instables
421
(que l'évaluation porte sur les six derniers
mois ou sur l'ensemble de la cure). Il en va de même mais dans une
moindre mesure pour l'alcool
422
. La consommation d'héroïne apparaît comme
non liée à la variable examinée de même que l'usage des drogues rarement
consommées (cocaïne, hallucinogènes et amphétamines).
L'étroite relation mise en évidence entre l'importance de la
toxicomanie et l'instabilité professionnelle nous semble parler en faveur d'un
facteur commun à ces deux phénomènes. Etant donné que la variable
instabilité professionnelle est plus le reflet d'une attitude durable face au
travail que le vécu d'une absence concrète d'activité professionnelle,
l'hypothèse explicative du facteur commun nous paraît plus adéquate que
celles du lien causal entre les deux phénomènes.
Ainsi notre troisième type d'analyse identifie ce facteur commun avec
le système des valeurs et des attitudes qui sous-tend un mode de vie
spécifique propre au milieu de la drogue. Le degré de compatibilité avec les
normes sociales d'un tel système de valeurs varie inversement en fonction
du niveau d'insertion dans la communauté des usagers de stupéfiants.
1.2.5. Synthèse des résultats
L'analyse des liens entre toxicomanie et intégration sociale nous a
permis de mettre en évidence un ensemble de phénomènes que nous allons
présenter ici de façon synthétique. Deux paramètres fondamentaux
d'analyse jalonnent notre étude, il s'agit de la force des liens qui unissent le
toxicomane d'une part à la communauté déviante des usagers de drogues et
d'autre part au monde social conventionnel. Chacun de ces aspects est
exploité par une approche théorique différente. Il s'agit d'une part des
421
Si l'on divise l'échantillon en deux groupe à l'aide de l'indice binaire
d'instabilité professionnelle, on constate qu'au cours des six derniers mois 52% des
stables ont consommé très peu (moins de trois fois) de cannabis contre 12% des
instables (p = .003) et en ce qui concerne les benzodiazépines l'absence de
consommation les six derniers mois concerne 85% des stables contre 60% des
instables (p = .05).
422
L'alcoolisme ne donne des résultats significatifs que lorsqu'on
l'envisage sur toute la durée de la cure : 19% de stables ont connu une période
d'alcoolisme contre 44% des instables (N = 77, p = .05). La consommation d'alcool
250
théories de la déviance culturelle pour ce qui concerne le rôle de
l'appartenance au groupe déviant et d'autre part de la théorie du contrôle
social pour ce qui touche à l'influence des liens avec le monde
conventionnel.
Un premier aspect de notre analyse a concerné les troubles de
l'intégration sociale durant l'adolescence et l'âge adulte, à savoir les
antécédents de déviance et de délinquance. Ces données nous ont permis
d'analyser les conduites de prises de toxiques durant la cure de méthadone
en fonction du premier paramètre d'analyse, à savoir l'influence des liens
établis à différentes périodes de la vie avec les groupes déviants.
Les résultats montrent que si un début précoce de la consommation
de drogues est un facteur légèrement aggravant de la toxicomanie à l'âge
adulte, cela n'a été le cas ni de la délinquance juvénile, ni de la déviance
scolaire, prises séparément. Néanmoins, la combinaison de toutes ces
variables en un indice unique a montré que l'absence de déviance
générale précoce (qui concerne les 14% de l'échantillon) constitue un
facteur d'atténuation de la toxicomanie durant la cure de méthadone. Ceci
valide en partie notre hypothèse qui envisage un degré de toxicomanie
durant la cure proportionnel à l'importance des antécédents de déviance.
Par contre en ce qui concerne la délinquance à l'âge adulte
423
, celle-ci
s'est avérée sans liens avec la toxicomanie durant la cure. Ceci parle en
faveur d'une différenciation notable des sous-cultures du crime et de la
drogue.
C'est donc essentiellement l'adolescence qui apparaît comme une
période sensible et déterminante pour l'évolution du trouble addictif. Les
réseaux de sociabilité qui s'y construisent jouent un rôle important quant au
degré d'engagement ultérieur dans la déviance. La théorie de la déviance
culturelle, et notamment la théorie de l'apprentissage social expliquent ce
phénomène non seulement par les processus d'apprentissages de
techniques et d'attitudes concernant l'usage de produits illicites qui se
abusive au moins quatre fois par semaine au cours des six derniers mois est de
12% pour les stables et de 20% pour les instables (N = 77, p = .3, NS).
423
Cette évaluation porte sur la période d'avant la cure en ce qui
concerne les condamnations et les incarcérations, et inclue la durée de la cure pour
la variable retrait du permis de conduire.
251
déroulent au sein du groupe déviant, mais aussi par des processus de
socialisation vers la déviance qui agissent au niveau d'une modification de la
personnalité elle-même.
Le domaine socio-relationnel a un statut mixte quant à nos deux
paramètres d'analyse, car les variables peuvent concerner les liens avec des
représentants soit de la société conventionnelle soit de la communauté des
toxicomanes.
Deux variables
424
se sont avérées être liées à la consommation de
psychotropes durant la cure, il s'agit du type de partenaire privilégiée et du
mode d'habitation.
Concernant la variable partenaire privilégiée, le fait d'être avec ou
sans partenaire, de même que la durée de la relation, ne sont pas liés à la
toxicomanie, ce qui montre que la toxicomanie n'affecte pas l'intégration
relationnelle à ce niveau.
Par contre, et en accord avec notre hypothèse, le fait d'avoir une
partenaire non toxicomane représente un facteur de protection face à
l'abus de psychotropes. Facteur qui disparaît, lorsque la partenaire est
toxicomane ou lorsque le sujet n'a pas de partenaire. Cette influence de la
partenaire non toxicomane est le fruit d'une double fonction qu'elle remplit :
contrôle social et soutien affectif.
En tant que cette relation affective représente un lien avec la société
conventionnelle (par l'intermédiaire d'un attachement à l'un de ses
membres), elle permet au contrôle social de fonctionner. C'est ainsi que la
théorie du lien social explique les facteurs inhibiteurs de déviance et les
hypothèses qu'elle nous a permises de formuler ont pu être validées.
En effet, les personnes non toxicomanes jouent un rôle de régulateur
sur la consommation du partenaire par le biais d'un encouragement à
l'abstinence, car la toxicomanie du conjoint a souvent des conséquences
négatives sur la vie du couple, ne serait-ce qu'au niveau financier.
A côté d'une influence directe de la partenaire sur la consommation
du patient, on peut également postuler que les toxicomanes légers
424
L'état-civil aurait pu être mentionné comme troisième variable
significative, car le nombre de mariés diminue significativement en fonction de
252
recherchent électivement des partenaires non toxicomanes ou en d'autres
termes les sujets les plus enclins à réduire leur consommation nouent
préférentiellement des relations avec des personnes non toxicomanes
425
.
Lorsque au contraire le sujet a une partenaire toxicomane, la
fonction de contrôle social disparaît pour ne laisser place qu'au soutien
affectif. Cette dernière fonction inhibitrice de la prise de drogues s'avère
toutefois annulée par l'imitation des comportements déviants de la partenaire
(modelage), laquelle joue le rôle de modèle selon la théorie de
l'apprentissage social. C'est pourquoi, en fin de compte la prise de drogues
est influencée de façon identique que le sujet soit sans partenaire ou qu'il ait
une partenaire toxicomane. Dans ce dernier cas les effets inhibiteurs de la
partenaire sont annulés par ses effets de renforcement de la prise de
toxiques.
La variable mode d'habitation a montré que la cohabitation avec les
parents, les enfants ou la partenaire constitue aussi un facteur de protection
face à la consommation de psychotropes. Nous comprenons ce résultat de
la même façon que pour la variable type de partenaire, à savoir comme le
reflet du rôle à la fois de soutien affectif et de contrôle social informel que
joue l'environnement humain sur le lieu d'habitation, autant d'effets
inhibiteurs de déviance qui disparaissent lorsque la personne vit seule.
Les aspects socio-économiques de notre analyse ont
principalement porté sur les modalités d'insertion professionnelle mettant en
jeu le paramètre du lien avec la société conventionnelle, même si le
paramètre de l'appartenance au groupe des usagers de substances illégales
est également concerné au niveau des interprétations des résultats. Car tels
les vases communicants, la désinsertion sociale du toxicomane va
généralement de pair avec un renforcement des liens avec la sous-culture
drogue.
Le rapport au travail a été abordé selon trois types d'analyse. Les
deux premiers types concernent les deux sens possibles de la causalité
l'intensité de la toxicomanie. Toutefois, étant fortement subordonné au mode
d'habitation, nous l' omettons dans cette conclusion.
425
Une approche longitudinale avec une évaluation de la toxicomanie
avant et après la rencontre de la partenaire non toxicomane pourrait définir plus
précisément le rôle de celle-ci.
253
entre prises de toxiques et inactivité professionnelle ; la consommation de
psychotropes pouvant être aussi bien cause qu'effet de l'inactivité
professionnelle. Le troisième type d'analyse concerne la prise en compte
d'un facteur commun aux deux phénomènes : l'adhésion aux normes et
valeurs sous-culturelles propres au milieu de la drogue.
Les résultats montrent qu'il existe un lien significatif entre l'importance
de la toxicomanie actuelle
426
et la tendance à vivre des périodes d'inactivité
professionnelle (principalement pour des raisons de chômage, de maladie
et d'invalidité). En effet, comme nous l'avions prévu, les faibles
consommateurs se sont avérés nettement moins touchés par les
interruptions de travail que les consommateurs moyens et graves.
Un premier type d'analyse nous a amené à envisager le lien observé
comme l'influence directe de l'abus de toxiques sur la capacité de travail. En
effet, l'équilibre tant psychosocial que somatique et psychique peut être
altéré par les prises de drogues. L'abus de psychotropes est envisagé ici
comme un facteur externe aux individus venant modifier le comportement
(troubles de l'humeur, de l'attention, etc.).
En ce qui concerne le second type d'analyse, il est tout à fait
concevable, théoriquement, que l'inactivité professionnelle puisse avoir un
effet d'accentuation des prises de toxiques, par le biais tant des sentiments
d'échec, de dévalorisation et d'inutilité qu'elle implique, que par la
suppression des fonctions de contrôle social et de soutien social que remplit
habituellement un emploi stable.
Quant au troisième type d'analyse, il fait intervenir une référence aux
valeurs et attitudes face à l'ordre social en général. Ces aspects constitutifs
de l'identité déviante sont envisagés comme un facteur commun à l'abus
de substances psycho-actives et à la désinsertion professionnelle en tant
qu'elles reflètent l'adhésion de l'individu à la sous-culture drogue.
Il s'agissait d'appréhender dans quelle mesure l'état de désinsertion
professionnelle
427
de certains sujets, conçu comme une disposition interne
426
Durant les six derniers mois de cure.
427
L'observation de quelques sujets tout au long de leur cure de
méthadone tend à montrer que les difficultés d'insertion professionnelle ne peuvent
254
fondée sur un ensemble de valeurs concernant le travail et se traduisant par
un mode de vie particulier, pouvait être liée à la consommation de
psychotropes.
Grâce à l'élaboration d'un indice d'instabilité professionnelle il a été
possible de montrer que les sujets instables se caractérisent par une
consommation de psychotropes nettement plus importante que les sujets
stables et que cette importance de la toxicomanie chez les instables reflète
une disposition interne particulière envisagée comme une adhésion à
certaines normes et valeurs (côté déviant de l'identité sociale) qui rendent le
conformisme au monde du travail difficile, tout en facilitant l'adoption des
comportements toxicomaniaques.
L'indice d'instabilité professionnelle a confirmé un phénomène
observé par le biais de plusieurs variables psychosociales (inactivité
professionnelle au cours des six derniers mois, plus longue durée de travail
continu). Il s'agit du fait que les difficultés d'insertion professionnelle,
conçues de façon plus générale comme un trouble de l'intégration sociale,
concerne tout autant les consommateurs moyens que graves, les
consommateurs légers étant nettement moins touchés.
Tout se passe comme s'il existait un seuil de consommation de
toxique, au-delà duquel des difficultés d'intégration sociale notables se
faisaient sentir.
Rappelons encore qu'en ce qui concerne le type de psychotropes
consommés, les sujets en état de désinsertion professionnelle diffèrent du
reste de l'échantillon essentiellement quant à la consommation de cannabis
et de benzodiazépines (et secondairement d'alcool), et pas de manière
significative quant à la consommation d'héroïne.
Si la toxicomanie s'est avérée liée à l'instabilité professionnelle, cela
n'a pas été le cas pour les autres variables du domaine de l'intégration
économique. En effet, contrairement à nos hypothèses, les gros
consommateurs n'ont ni moins de diplômes, ni des revenus plus bas.
être réduite à un refus (affiché ou dissimulé) des normes inhérentes au monde du
travail. On observe le plus souvent une conflictualité résultant d'une double
appartenance inconciliable entre la société globale et la sous-culture drogue.
Toutefois, dans certaines situations vient se surajouter une véritable incapacité
psychiatrique à accomplir son rôle social de travailleur.
255
1.3. Toxicomanie et psychopathologie
1.3.1. Introduction et hypothèses
Nous allons maintenant mettre en évidence le rôle de la
psychopathologie dans la prise de toxiques. Un modèle explicatif de la
toxicomanie souvent avancé dans la littérature psychiatrique est celui de
l'automédication de troubles psychiques divers et principalement ceux du
registre dépressif. C'est pourquoi nous chercherons à vérifier si la
consommation de drogues joue effectivement un tel rôle.
Cet aspect autothérapeutique de la prise de drogues peut aussi être
envisagé comme étant à l'origine du besoin d'adhérer à une communauté
alternative. Ceci est particulièrement présent chez ceux qui localisent
l'origine de leurs souffrances psychiques dans la société elle-même en
l'accusant de tous les maux. Un tel mécanisme projectif caractérise en effet
les personnalités psychopathiques qui tendent à rejeter sur l'extérieur la
responsabilité du mal-être qu'ils ressentent. Ces sujets peuvent donc
imaginer qu'ils trouveront dans la sous-culture drogue des normes et des
valeurs qui leur donneront accès à des modes de vie plus gratifiants.
Ainsi, l'abus de drogues en lui-même serait secondaire face à l'apport
du sentiment d'appartenance au groupe déviant. Il en résulte que ces
individus seraient beaucoup moins en recherche d'une substance
thérapeutique que d'une communauté thérapeutique.
Quoiqu'il en soit, c'est bien l'idée de la psychopathologie envisagée
comme une motivation à adopter un mode de vie alternatif qui fonde
l'hypothèse déjà formulée, selon laquelle on s'attend à trouver une élévation
des indices de psychopathologie parmi ceux dont la toxicomanie est la plus
intense.
Les instruments utilisés ont déjà été décrits (cf. méthode), il s'agit
d'une part des questionnaires officiels et internes de demande de cure qui
contiennent des éléments anamnèstiques standardisés. Ces questionnaires
ont été complétés avec quelques questions supplémentaires posées lors
d'un entretien afin d'évaluer certains aspects de la psychopathologie actuelle
et les antécédents psychiatriques durant la cure de méthadone. D'autre part,
deux autoquestionnaires de psychopathologie : un test de personnalité
256
dérivé du MMPI et un questionnaire de dépression (le QD2) ont servi de
moyen d'évaluation de la psychopathologie générale actuelle.
1.3.2. Antécédents psychiatriques et troubles dépressifs récents
En ce qui concerne les antécédents psychiatriques infantiles
(avant douze ans), 57% des sujets mentionnent avoir connu des difficultés
psychologiques étant enfant. Les principaux symptômes sont l'onychophagie
(20% de l'échantillon global, N = 82), les cauchemars (10%) et l'énurésie
(9%).
Les consultations pédopsychiatriques pour cette même tranche de vie
s'avèrent par contre beaucoup plus faibles puisqu'elles ne concernent que
13% de l'échantillon.
De manière générale les antécédents psychiatriques infantiles n'ont
pas montré de liens avec les prises de drogues à l'âge adulte.
Concernant la période de l'adolescence (entre 12 et 20 ans), 51%
des sujets pensent avoir vécu des difficultés psychologiques durant cette
période. Les principaux symptômes sont l'onychophagie
428
(27% de
l'échantillon global, N = 82), les difficultés relationnelles avec les parents
(10%), les fugues (9%), les tentatives de suicides (7%), les cauchemars
(7%) et la dépression (4%).
Quant aux consultations psychiatriques non liées à la toxicomanie
durant cette période, elles concernent 15% de l'échantillon.
L'évaluation durant l'entretien du syndrome DSM-III-R de
personnalité antisociale
429
a nécessité une réévaluation des troubles des
conduites survenus avant l'âge de 15 ans. Nous traiterons ici uniquement
de cette première partie du diagnostic et non du diagnostic global de
personnalité antisociale qui sera abordé plus loin. L'évaluation des troubles
des conduites selon les critères du DSM-III-R montre qu'un tiers de
428
On ne saurait tirer de conséquences de l'importance de ce symptôme
dans notre échantillon, car la prévalence de l'onychophagie dans la population
générale est très élevée. Certaines études l'ont évaluée à 45% chez des
adolescents. cf. A. K. Leung & W. L. Robson, Nailbitting, Clinical pediatrics, 1990,
29 (12), pp. 690-692.
429
L'évaluation de la personnalité antisociale n'a pu être réalisé qu'avec
66 sujets.
257
l'échantillon est concerné par cet antécédent et qu'il ne présente pas de lien
avec l'usage de drogues récent. Relevons néanmoins un élément significatif
caractéristique des sujets avec antécédents de troubles des conduites : l'âge
au début de la consommation de tabac est nettement inférieur (14 VS 15,6
ans, p = .002, N = 64).
De même que pour les antécédents psychiatriques infantiles, ceux
concernant l'adolescence ne présentent de manière générale pas de liens
avec la consommation de psychotropes à l'âge adulte.
Sauf mention explicite, les données suivantes concernent toute la
durée de vie du sujet (lifetime).
On trouve des antécédents de tentative de suicide chez 19% des
sujets (16 sujets, N = 83) et environ un tiers d'entre eux ont commis leur
première tentative de suicide durant l'adolescence (avant 20 ans). Le
nombre de tentatives de suicide varie entre 0 et 4 et plus de la moitié des
suicidants (9 sujets) sont des récidivistes. Bien que l'on constate une
élévation de la proportion de suicidants en fonction des trois groupes de
consommateurs, celle-ci n'est toutefois pas suffisante pour dépasser le seuil
de signification (15% des FC, 18% des CM et 28% des GC, p = .5, NS).
Les overdoses concernent 46% de l'échantillon (38 sujets, N = 82)
qui se répartissent en 39% (32 sujets) d'overdoses sans hospitalisation et
16% (13 sujets) avec hospitalisation. Le nombre d'overdoses sans
hospitalisation varie entre 0 et 20 et le nombre d'overdoses avec
hospitalisation entre 0 et 4.
Les tentatives de suicide et les overdoses peuvent être considérées
comme des comportements autodestructeurs. En raison de la parenté
des motivations supposées sous-jacentes à ces deux types de conduites,
celles-ci ont été utilisées pour l'élaboration d'un indice de tendance
autodestructrice (cf. chapitre méthode). Un tel indice montre que 52% des
sujets sont concernés par le vécu d'au moins une conduite autodestructrice
au cours de la vie. Ces sujets ne se caractérisent toutefois pas par une
consommation plus élevée de psychotropes au cours des six derniers mois,
même si les plus autodestructeurs d'entre eux (26% de l'échantillon) ont
tendance à consommer plus lorsqu'on envisage toute la durée de la cure (p
= .04).
258
Les épisodes psychiatriques pendant la cure concernent 37% de
l'échantillon (27 sujets, N = 73). Il s'agit principalement d'épisodes dépressifs
(29%)
430
. Le lien entre le vécu d'un épisode psychiatrique durant le traitement
et la consommation de toxiques est faible dans la mesure où bien que les
sujets ayant eu un épisode psychiatrique durant la cure présentent une
consommation plus importante au cours des six derniers mois, celle-ci
n'atteint pas le seuil de signification. On ne peut qu'observer une tendance à
consommer légèrement plus sur l'ensemble de la cure (indice de
toxicomanie générale : 4,2 VS 3,4, p = .06, NS).
Quant aux consultations psychiatriques après 20 ans pour des
motifs autres que la toxicomanie, elles s'avèrent plutôt rares et ne
concernent que 6% de l'échantillon. De plus, cette variable ne présente pas
de lien avec l'abus de drogues.
L'utilisation d'un indice d'antécédents psychiatriques qui regroupe
quatre variables
431
s'est également avéré sans lien significatif avec la
toxicomanie récente.
Les troubles dépressifs récents (durant les six derniers mois) sont
évalués par le biais d'une échelle clinique à trois degrés
432
, les fréquences
sont les suivantes (N = 77) :
1) aucun moment dépressif : 34% ;
2) moments dépressifs inférieurs
à deux semaines : 47% ;
3) moments dépressifs supérieurs
à deux semaines : 19%.
En ce qui concerne la consommation globale de psychotropes au
cours des six derniers mois, on obtient des différences significatives
lorsqu'on regroupe les degrés de dépression 2 et 3 et qu'on les compare au
430
Les autres catégories étant les décompensations psychotiques (4%),
les tentatives de suicide (3%), les overdoses (3%) et les auto-mutilations (1,4%).
431
A savoir : les consultations psychiatriques dès 12 ans ; les problèmes
psychologiques à l'adolescence ; l'indice de conduites autodestructrices et les
épisodes psychiatriques durant la cure.
259
degré 1. Ainsi, ceux n'ayant pas vécu de moments dépressifs consomment
moins que ceux ayant vécu de tels troubles (indice de toxicomanie récente :
2,7 VS 3,8, p = .03). Il en résulte que la présence de troubles dépressifs
même légers s'accompagne d'une consommation plus forte de
psychotropes
433
.
La prescription de médicaments psychotropes au cours des 12
derniers mois a également été choisie comme indicateur de
psychopathologie. Un tel traitement concerne 35% de l'échantillon (27
sujets, N = 78). Vingt-trois pour-cent ont reçu des antidépresseurs, 15% des
benzodiazépines et 4% des neuroleptiques.
Cette variable s'avère liée à la prise de drogues puisque les sujets
sous traitement pharmacologique ont une consommation de toxiques plus
élevée au cours des six derniers mois (indice de toxicomanie récente : 3,7
VS 2,8, p = .03). Notons que cet indicateur de psychopathologie est fiable
puisque parmi les sujets au bénéfice d'un traitement
psychopharmacologique, 92% ont connu des moments dépressifs
(supérieurs ou non à deux semaines) au cours des six derniers mois, contre
54% des sujets dépourvus de médications psychotropes (p = .0001)
434
.
On peut dès lors supposer que l'usage de toxiques seconde, en
quelque sorte le traitement médical et qu'il prend une valeur
autothérapeutique des troubles dépressifs.
1.3.3. Psychopathologie actuelle évaluée par autoquestionnaires
Le questionnaire de personnalité orienté vers l'évaluation de traits
psychopathologiques est constitué de trois échelles de validité, de quatre
échelles cliniques du MMPI (version abrégée en 220 items) et d'une échelle
de trouble de la personnalité borderline de L. C. Morey.
432
Evaluation abrégée : humeur dépressive ou perte d'intérêt / de plaisir
aux activités sur une durée de plus de deux semaines, avec ou sans idées
suicidaires (cf. méthode).
433
Par ailleurs, l'intensité de la dépression (degré 2 ou 3) n'influence pas
la consommation de manière significative.
434
L'augmentation de la fréquence des traitements psychotropes est de
plus liée à l'intensité de la dépression.
260
L'ensemble des cinq échelles cliniques étalonnées regroupées en un
indice unique a permis d'identifier une psychopathologie durable chez 38%
de l'échantillon, il s'agit de 26 sujets (N = 68) ayant obtenu une note T égale
ou supérieure à 70 à au moins une des cinq échelles
435
.
Le seuil pathologique de 70
436
est plus souvent dépassé pour les
échelles borderline (22%), schizophrénie
437
(21%) et psychasthénie (13%),
que pour les échelles paranoïa (5%) et psychopathie (4%). Ce dernier
résultat s'avère étonnamment bas si l'on en juge aux études américaines qui
constatent le plus souvent une forte élévation de l'échelle psychopathie
438
du
MMPI. Il ne peut pourtant s'agir d'un artefact, car le diagnostic DSM-III-R de
personnalité antisociale établi lors de l'entretien révèle que 7,6% de
l'échantillon sont concernés par ce diagnostic, ce qui représente un
pourcentage assez proche de celui obtenu par autoquestionnaire.
Nous comprenons cette caractéristique de notre population comme la
conséquence à la fois du critère d'inclusion concernant une durée de cure
d'au moins six mois (les plus instables quittent ou sont renvoyés du centre)
et de la sélection opérée dès l'admission par le centre qui se veut d'un seuil
d'accès moyen à élevé.
Relevons que les résultats obtenus au questionnaire de personnalité,
mis à part l'échelle borderline, concernent avant tout la dimension du
"psychoticisme" mise en évidence par H. J. Eysenck et al.
439
. Le modèle
435
Ce taux de psychopathologie est dans une certaine mesure relatif à
l'instrument utilisé, un MMPI complet aurait vraisemblablement donné un taux
supérieur. Relevons toutefois que ce taux de 38% est très proche du taux de
patients sous traitement psycho-pharmacologique (35%).
436
Ce seuil correspond à deux écarts-types au dessus de la moyenne,
seul 2,5% de la population tout venant ont des résultats qui dépassent ce seuil.
437
Rappelons que chacune des échelles du MMPI ne permettent pas de
poser un diagnostic quant au syndrome clinique en question, mais qu'elles évaluent
une disposition particulière à développer la symptomatologie.
438
M. Douglas Anglin et al., The MMPI profiles of narcotics addicts. I. A
review of the literature, The International Journal of the Addictions, 1989, 24(9), pp.
867-880.
439
H. J. Eysenck & M. W. Eysenck, 1985, op. cit.
L'échelle borderline de Morey n'a pas pu être située sur le modèle
trifactoriel d'Eysenck en raison de l'absence de telles données.
261
trifactoriel de la personnalité que propose cet auteur ("Psychoticisme",
Extraversion, "Neuroticisme") permet en effet d'inclure dans la dimension du
"psychoticisme" les quatre échelles cliniques du MMPI utilisées
(Psychopathie, Schizophrénie, Psychasthénie, Paranoïa), l'échelle
Psychopathie étant par ailleurs également saturée en facteur Extraversion.
Concernant la répartition des résultats à l'indice de
psychopathologie durable (basé sur les cinq échelles cliniques du MMPI)
parmi les trois groupes de sujets, on obtient la distribution suivante :
Faibles consommateurs : 22,7%
Consommateurs moyens : 43,3%
Gros consommateurs : 50.0%p = .1, NS.
Bien que l'on observe une différence notable entre faibles
consommateurs et gros consommateurs, elle ne s'avère pas statistiquement
significative. Si l'on compare les faibles consommateurs au reste du groupe,
on se rapproche par contre du seuil de signification sans toutefois l'atteindre
(p = .07, NS).
De manière générale l'examen des résultats montre que la
psychopathologie mise en évidence par le questionnaire de personnalité
s'avère peu liée à la prise de drogues, quelle que soit la durée de
consommation envisagée.
Le questionnaire de dépression (QD2) est d'un type différent
puisqu'il a été conçu pour l'évaluation d'un état affectif de nature temporaire.
Les résultats à ce test sont donc beaucoup plus fluctuants dans le temps,
tout comme l'est l'humeur de manière générale, en comparaison au test
précédent qui évalue des dimensions stables de la personnalité.
La moyenne générale au QD2 pour l'échantillon global (N = 78) est de
12,5 items répondus positivement (dans le sens du symptôme) sur un total
de 52 items. Cette moyenne s'avère plus proche de la norme (9,57) que de
celle d'une population de malades psychiatriques (24,3), somatiques (18,6)
ou déprimés légers à graves (28,4 à 37,1)
440
.
440
Ces données figurent dans l'article de P. Pichot, op. cit.
262
Le test permet d'identifier dans notre échantillon un taux de sujets
déprimés de 18% (14 sujets, N = 78)
441
, taux ne variant par ailleurs pas du
tout en fonction de l'intensité de l'abus de toxiques
442
. Ce pourcentage
s'avère notablement plus élevé que celui de la population générale, puisque
avec le même instrument et pour une tranche d'âge semblable il est de
7%
443
. De plus, il faut tenir compte du fait que les psychotropes consommés
(y compris ceux prescrits médicalement) abaissent l'intensité des
symptômes dépressifs
444
.
L'absence de liens significatifs entre l'évaluation de la dépression et
l'intensité de la toxicomanie est au premier abord surprenante puisque nous
avons déjà relaté plus haut un tel lien lorsque l'évaluation de la dépression
porte sur les six derniers mois. Cette différence vient du fait que le
questionnaire de dépression évalue l'humeur actuelle (les derniers jours),
alors que l'évaluation de la prise de drogues porte sur les six derniers
mois
445
. Les échelles temporelles étant trop différentes, il n'est pas possible
de voir apparaître des correspondances entre les deux variables.
441
Ce taux est calculé en fonction du dépassement du seuil 6/7 pour les
13 items de la version abrégée du questionnaire (QD2A), selon les indications
fournies par l'auteur du test dans l'article déjà cité (les items du QD2A sont
répertoriés en annexe 8).
Relevons que lorsque le critère d'une durée minimum de six mois de cure
est aboli et que l'on inclue dans l'échantillon des patients en début de cure, le taux
de sujets dépressifs augmente pour passer à 21% (N = 89).
442
En effet, nous obtenons la distribution suivante :
- Faibles consommateurs : 17,4%
- Consommateurs moyens : 18,9%
- Gros consommateurs : 16,7% (N = 78, NS)
443
P. Pichot, D. Widlöcher et J. C. Pull, Epidémiologie de l'anxiété dans
la population générale française, Psychiatrie et Psychobiologie, 1989, 4, pp. 257-
266.
444
S'il apparaît un décalage entre la moyenne au test (plutôt proche de la
norme) et le taux de dépressif (nettement supérieur à la norme) cela est dû à une
distribution différente des résultats dans les deux populations. Notre échantillon
comporte probablement plus de sujets avec des scores très bas que dans la
population tout-venant.
445
Une évaluation sur une durée plus courte, les 30 derniers jours, a été
réalisée pour la consommation d'héroïne. Ces données n'ont toutefois pas montré
de liens significatifs avec les troubles dépressifs mis en évidence par le QD2.
263
1.3.4. Synthèse des résultats
L'analyse des résultats concernant les liens entre la toxicomanie et la
psychopathologie a montré que globalement les relations entre les deux
domaines étaient plutôt faibles. Dans ce sens nos hypothèses ont été
partiellement infirmées.
Les antécédents psychopathologiques ont révélé une influence
nulle ou très faible sur la consommation de psychotropes quelle que soit la
période d'apparition prise en compte (enfance, adolescence, âge adulte).
Parmi les antécédents psychopathologiques, seule une variable
446
,
l'indice de tendances autodestructrices (overdoses, tentatives de
suicide), a montré un lien significatif, bien que faible, avec l'intensité de
l'abus de toxiques, mais seulement lorsqu'on envisage ceux-ci tout au long
de la cure.
Concernant les variables investiguant des troubles psychiques
récents, deux d'entre elles ont montré une relation significative avec les
prises de psychotropes au cours des six derniers mois.
La première, les troubles dépressifs récents (au cours des six
derniers mois) se sont en effet avérés être liés à la toxicomanie ; les sujets
dépourvus de symptômes consommant légèrement moins que ceux ayant
connu des symptômes dépressifs légers ou forts
447
.
Un lien semblable a également pu être mis en évidence par le biais
d'un second indicateur de psychopathologie : la prescription de
médicaments psychotropes. Les personnes suivant un tel traitement
consomment sensiblement plus de toxiques que ceux qui n'en suivent pas.
L'évaluation de la psychopathologie actuelle par le biais d'un
questionnaire de personnalité dérivé du MMPI et d'un questionnaire d'état
dépressif (QD2) n'a pour sa part révélé aucun lien significatif avec l'intensité
446
Les épisodes psychiatriques durant la cure ont également montré
un lien avec la toxicomanie sur la durée totale de la cure, toutefois le seuil de
signification n'a pas été atteint.
447
Deux degrés de dépression basés sur la durée supérieure ou non à
deux semaines de l'épisode dépressif.
264
de la consommation de psychotropes
448
. Relevons néanmoins que la
prévalence des troubles dépressifs (évaluée grâce au QD2) dans notre
échantillon (18%), est supérieure à la norme (7%) tout en restant inférieure à
celle rencontrée dans une population de patients psychiatriques.
Pour résumer ce sous-chapitre centré sur l'étude des liens entre
psychopathologie et toxicomanie, retenons que tant les antécédents
psychiatriques, que les troubles de la personnalité actuels, n'ont pas montré
de liens avec la prise de drogues récente, et que seuls les troubles
dépressifs récents se sont avérés être accompagnés d'une consommation
légèrement accrue de psychotropes
449
.
Ce constat relativise quelque peu le rôle de la psychopathologie
générale dans la poursuite de la toxicomanie durant la cure de méthadone,
et tend à limiter celui-ci aux troubles dépressifs, tout en gardant à l'esprit qu'il
s'agit d'une influence faible en comparaison aux variables de la sphère
psychosociale.
L'hypothèse du rôle d'automédication joué par l'abus de psychotropes
pourrait concerner une petite catégorie de patients à l'humeur instable ou
dépressive, mais sa valeur explicative reste très partielle.
1.4. Instabilité professionnelle : ses liens avec l'intégration sociale et la
psychopathologie
1.4.1. Introduction et hypothèses
Après avoir évalué le rôle respectif de l'intégration sociale et de la
psychopathologie dans la poursuite des prises de toxiques durant la cure de
méthadone, la logique de la démarche veut que nous nous intéressions
maintenant à la nature des liens représentés par le troisième côté de notre
triangle conceptuel en faisant abstraction de la variable toxicomanie :
448
La psychopathologie durable s'est révélée moins fréquente chez les
faibles consommateurs, mais sans atteindre toutefois le seuil de signification.
449
Par ailleurs, ceci ne préjuge en rien du sens de la causalité troubles
dépressifs - abus de toxiques.
265
Intégration Psychopathologie
sociale
Toxicomanie
Ce troisième côté du triangle consiste donc dans les rapports de
l'intégration sociale avec la psychopathologie. Dans l'analyse qui va
suivre, nous avons choisi le paramètre des liens avec la société
conventionnelle comme variable indépendante, et plus précisément le lien
avec le monde du travail. Sur notre second axe d'analyse, cet aspect
correspond à la dimension économique de l'intégration sociale.
Notre abord des liens de la psychopathologie avec l'intégration
sociale est donc beaucoup plus centré sur la dimension économique que
relationnelle de l'intégration sociale
450
, ceci afin de diminuer la complexité
des analyses. Nous aborderons toutefois succinctement les relations entre
intégration professionnelle et relationnelle.
Notre variable indépendante consiste donc dans l'indice d'instabilité
professionnelle qui nous a permis d'identifier 32% de l'échantillon (N = 77)
comme ayant des difficultés d'adaptation professionnelle. En tant que le
travail a un poids symbolique de taille, ces sujets sont considérés comme
faiblement reliés à la société conventionnelle, contrairement aux sujets du
reste de l'échantillon qui ne présentent pas ce type de difficultés.
450
Une analyse complémentaire a toutefois montré que la
psychopathologie (selon l'indice de psychopathologie durable du MMPI et les
antécédents psychiatriques) était indépendante du fait d'avoir ou non une
partenaire privilégiée, de la durée de la relation, de même que du fait d'habiter seul
266
Cette catégorisation va nous permettre de mettre en évidence les
caractéristiques des sujets en difficulté d'insertion professionnelle quant aux
antécédents de déviance, à leur situation socio-économique et relationnelle,
et quant à la psychopathologie (variables dépendantes).
Nous avons déjà fait l'hypothèse que la psychopathologie, en tant
qu'elle représente un handicap face à l'adaptation sociale en général, sera
liée à la désinsertion professionnelle. Nous nous attendons à un même
constat en ce qui concerne les antécédents de déviance juvénile et adulte
en raison de l'hypothèse des "vases communicants", propre à la théorie du
contrôle social : liens faibles avec la société conventionnelle (ici le monde du
travail) - liens forts avec la sous-culture drogue.
Rappelons que, contrairement à une évaluation ponctuelle de la
situation professionnelle, telle que le fait d'être actif ou non
professionnellement à un moment donné, l'indice utilisé permet de minimiser
les effets de la conjoncture ou du hasard qui peuvent amener toute
personne à vivre une situation temporaire de non-emploi. En effet, l'indice
utilise entre autre la plus longue période de travail continu en la pondérant
en fonction de l'âge, de même que la durée du chômage actuel. De la sorte,
les personnes évaluées comme instables par le biais de cet indice peuvent
être considérées non pas tant comme des victimes de la situation socio-
économique difficile que nous connaissons en ce moment, mais plutôt
comme des personnes présentant des difficultés d'adaptation aux exigences
du monde du travail. Difficultés que l'on peut comprendre comme la
conséquence à la fois d'une psychopathologie spécifique et d'une
conception de la vie en société empreinte de valeurs propres à certains
milieux marginaux.
L'indice d'instabilité professionnelle va donc au-delà d'une simple
mesure de l'intégration économique et englobe aussi des aspects
relationnels de l'ordre des compétences sociales.
1.4.2. Antécédents de déviance scolaire et de délinquance
La déviance scolaire est évaluée au moyen de trois variables :
l'intérêt pour l'école, les problèmes de discipline et l'école buissonnière. En
ou non. La psychopathologie n'affecte donc pas les aspects de l'intégration
267
fonction de l'instabilité professionnelle, des différences apparaissent pour
chacune de ces variables, bien que faiblement significatives.
Ainsi, 28% des sujets stables professionnellement avaient un bon
intérêt pour l'école contre 16% des instables (N = 76, NS). Trente-trois pour-
cent des stables ont connu des problèmes importants de discipline contre
56% des instables (p = .06, NS). Et enfin, 40% des stables répondent avoir
souvent fait l'école buissonnière contre 64% des instables (p = .05).
La combinaison de ces trois variables permet d'obtenir un indice de
déviance scolaire (cf. méthode) allant de 0 à 6. Les scores moyens sont
significativement différents en fonction des groupes de sujets stables
professionnellement et instables (3,0 VS 4,2, p = .01).
Une dernière variable concernant le parcours scolaire recense les
sujets n'ayant pas terminé le cursus habituel de l'école obligatoire. Il s'agit de
sujets qui ont quitté l'école sans avoir accompli le neuvième degré,
l'institution scolaire ne les ayant pas gardé généralement en raison de
problèmes de comportement. Les instables professionnellement ont plus
fréquemment connu ce parcours que les stables (28% VS 8%, p = .03).
On constate donc que les difficultés d'adaptation professionnelle, que
connaissent près du tiers des patients évalués, trouvent en partie leur
origine dans les modalités d'interactions avec les institutions scolaires
propres à la période du début de l'adolescence.
Quant à la délinquance juvénile, le fait d'avoir eu affaire au tribunal
des mineurs n'est pas lié à l'instabilité professionnelle. Pourtant, la
combinaison de cette variable avec l'indice de déviance scolaire, l'arrêt
prématuré de l'école et l'usage précoce de drogues en un indice unique
(allant de 0 à 4) montre que la déviance générale précoce est nettement
supérieure chez les instables en comparaison aux stables (2,2 VS 1,4, p =
.002, N = 72).
Les condamnations à l'âge adulte s'avèrent par contre tout à fait
indépendantes de l'instabilité professionnelle, ce qui amène d'une part à
minimiser le poids de la stigmatisation inhérente au fait d'avoir un passé
judiciaire, et d'autre part à considérer ce type de passages à l'acte comme
relationnelle évalués.
268
déterminé principalement par des phénomènes conjoncturels liés au monde
de la drogue.
1.4.3. Domaines socio-relationnel et socio-économique
Si le domaine socio-relationnel a révélé un nombre important de
variables liées à la toxicomanie (état civil, type de partenaire, mode
d'habitation), ce n'est pas du tout le cas en ce qui concerne l'instabilité
professionnelle. En effet, aucune des variables propres à ce domaine ne
s'est avérée être liée avec notre variable indépendante.
La présence ou l'absence de partenaire sexuelle, la présence d'une
partenaire toxicomane ou non, de même que la durée de la relation ne
varient pas en fonction de la stabilité professionnelle. Il en va de même pour
le fait d'habiter seul ou de cohabiter. L'instabilité relationnelle, telle qu'on
peut l'évaluer ici, n'est donc pas liée à l'instabilité professionnelle.
Ces résultats montrent que nous ne sommes pas face à une
population fortement marginalisée en proie à l'isolement social. Même si le
risque d'exclusion sociale est toujours présent chez les usagers d'héroïne,
dans le cas présent les liens sociaux paraissent conservés malgré les
conditions de vie difficiles du chômage, de l'assistance publique ou de la
rente invalidité propres aux instables professionnellement.
Quelques variables du domaine socio-économique sont par contre
significativement différentes chez les stables
451
. En effet, on trouve chez eux
:
- plus de détenteurs d'un diplôme (69% contre 44% chez les
instables, p = .03, N = 77) ;
- des catégories socioprofessionnelles légèrement plus élevées
(13,5% d'ouvriers contre 36% d'ouvriers chez les instables, p = .02, N = 77) ;
- des revenus beaucoup plus élevés (moyenne : 3549 FS/mois contre
1920 FS/mois chez les instables, p = .00007, N = 76).
Par contre les dettes ne sont pas plus importantes chez les instables,
alors qu'on aurait pu s'y attendre.
451
Il est évident qu'on ne va pas s'intéresser ici aux variables de la
sphère professionnelle qui ont servi à l'élaboration de l'indice.
269
Le groupe des instables est donc bien plus défavorisé tant en ce qui
concerne le niveau socioculturel atteint que l'aisance économique.
1.4.4. Antécédents psychiatriques et troubles dépressifs récents
Il est indéniable qu'un certain degré de psychopathologie rend plus
difficile, voire impossible l'insertion dans le monde du travail conventionnel.
C'est la raison pour laquelle il était nécessaire dans notre recherche
d'évaluer le poids respectif de la toxicomanie et de la psychopathologie
quant aux difficultés d'insertion professionnelle des patients en cure de
méthadone.
Si les antécédents psychiatriques infantiles ne présentent pas de liens
avec l'instabilité professionnelle, ce n'est pas le cas de ceux propres à la
période de l'adolescence. En effet, alors que seuls 18% des sujets stables
professionnellement mentionnent avoir vécu des troubles psychiques durant
l'adolescence, c'est le cas de 47% des instables (p = .007, N = 76). Un tel
résultat se retrouve en ce qui concerne les troubles des conduites qui
apparaissent 2,2 fois plus souvent chez les instables (24% VS 52%, p = .02,
N = 65). Les conduites regroupées sous cette catégorie concernent toutes
des transgressions de normes sociales (école buissonnière, fugues,
bagarres, mensonges, vols, etc.), il n'est donc pas étonnant qu'elles soient
annonciatrices de difficultés d'intégration sociale ultérieures.
Concernant les antécédents psychopathologiques sur l'ensemble
de la vie (adolescence et âge adulte) évaluée par le biais de l'indice élaboré
à cet effet
452
, on constate nettement plus d'antécédents de troubles
psychiques chez les sujets instables professionnellement que chez les
stables (1,8 VS 1,1, p = .007, N = 65).
452
L'indice d'antécédents psychiatriques regroupe quatre variables : les
consultations psychiatriques dès 12 ans, les problèmes psychologiques à
l'adolescence, l'indice de conduites autodestructrices et les épisodes psychiatriques
durant la cure. A l'exception des difficultés psychologiques durant l'adolescence,
aucune de ces variables prises séparément ne présentent de différence
significative en fonction des deux groupes de sujets stables professionnellement et
instables.
Concernant les conduites autodestructrices, lorsqu'on les retire de l'indice
de psychopathologie générale on obtient même une meilleure différenciation entre
les groupes de sujets stables et instables (p = .003). Ce domaine de la
270
L'évaluation de la psychopathologie récente révèle chez les
instables une légère supériorité des troubles dépressifs légers et graves
confondus (83% VS 58%, p = .04) de même qu'une prescription de
psychotropes presque deux fois plus fréquente que chez les stables (50%
VS 27%, p = .04). La désinsertion professionnelle constitue donc un facteur
de risque quant aux troubles dépressifs.
1.4.5. Psychopathologie actuelle évaluée par autoquestionnaires
L'intégration sociale évaluée par le biais du rapport au monde
professionnel s'est avérée dans une large mesure liée aux antécédents de
déviance et de troubles psychiatriques, à l'exception des conduites
autodestructrices, comme nous l'avons vu précédemment.
Nous allons maintenant mettre en évidence, grâce à la technique de
l'autoquestionnaire, la nature de la psychopathologie actuelle qui
accompagne l'instabilité professionnelle chez les patients en cure de
méthadone.
Si le questionnaire de dépression QD2 ne présente pas de corrélation
avec l'instabilité professionnelle, on constate d'emblée un lien
particulièrement fort entre la psychopathologie durable évaluée par le MMPI
et l'instabilité professionnelle. En effet, alors que 64% des sujets instables
professionnellement ont un score positif à l'indice de psychopathologie
durable (soit une élévation pathologique, avec un score égal ou supérieur à
70, d'au moins une des cinq échelles cliniques du questionnaire de
personnalité), ce n'est le cas que de 25% des stables (p = .002, N = 67).
Cette différence importante concerne principalement les troubles du
registre psychotique (échelle Sc, schizophrénie) qui montrent les plus fortes
différences de taux de pathologie entre sujets instables et stables
professionnellement (46% VS 9%, p = .0008, RR
453
= 5,4), suivis des
psychopathologie apparaît donc comme dépourvu de lien avec la désinsertion
professionnelle.
453
RR = Risque Relatif.
271
troubles de la personnalité de type borderline
454
(41% VS 13%, p = .01, RR =
3,1).
Les résultats aux trois autres échelles (paranoïa, psychasthénie et
psychopathie) ne permettent pas d'identifier des différences significatives
entre les deux groupes et il en va de même pour le questionnaire de
dépression.
Lorsqu'on analyse la nature de la dimension de la personnalité à
laquelle renvoie l'échelle Sc, soit le "psychoticisme", une des trois
dimensions fondamentales de la personnalité isolées par H. J. Eysenck ; il
n'est pas surprenant de constater un lien aussi fort entre l'instabilité
professionnelle et l'échelle Sc.
En effet, cette dimension de la personnalité peut être décrite comme
une succession de comportements répartis entre deux pôles. A l'une des
extrêmes se trouvent les comportements altruistes, puis empathiques et
conventionnels. On atteint ensuite l'autre partie du continuum avec
successivement les comportements impulsifs, agressifs, criminels, puis les
troubles psychopathiques, schizoïdes avec comme extrême le trouble
schizophrénique avéré
455
.
Nous voyons que la dimension du "psychoticisme" inclue certaines
modalités d'adaptation au monde social, ce que l'on retrouve également
dans la variable instabilité professionnelle. Il y a donc une parenté notable
entre ces deux dimensions.
Plus spécifiquement, l'échelle Sc dans ses extrêmes renvoie à :
une idéation schizoïde, des sentiments d'aliénation, d'être
différent, incompris, isolé et inférieur, des difficultés à exprimer
l'hostilité, un repli sur soi, des difficultés à communiquer et la
tendance à se perdre dans des fantaisies visant
l'autosatisfaction. Ces patients ont des questions
454
Notons que cette échelle, contrairement à l'échelle Sc, n'est pas
corrigée à l'aide de l'échelle K (attitude défensive face au dévoilement des
symptômes) ce qui ne lui donne pas le même pouvoir discriminant. Toutefois
lorsqu'on envisage les résultats à l'échelle Sc sans la correction par l'échelle K, la
différence entre les stables professionnellement et les instables reste significative et
ne montre qu'une faible variation.
455
H. J. Eysenck, 1994, op. cit.
272
fondamentales et perturbantes sur leur identité et manquent
souvent de compétences sociales
456
.
Il s'agit donc d'une forme de trouble de la personnalité où l'asocialité
apparaît comme centrale. Cette asocialité est par ailleurs beaucoup plus le
fruit de difficultés psychiques à s'adapter aux exigences de la société que la
conséquence d'un refus délibéré d'adhérer aux normes sociales, même si de
telles attitudes complètent généralement le tableau.
Venons en maintenant aux troubles évalués par l'échelle borderline
qui se sont également avérés plus fréquents chez les instables
professionnellement.
Cette pathologie de la personnalité au sens du DSM-III-R renvoie à
un ensemble de traits et de comportements
457
que l'on peut également
envisager comme reflétant un style de vie particulier propre à certains
milieux marginaux
458
. Ce trouble se situerait ainsi à l'interface de la
psychopathologie individuelle et du mode de vie sous-culturel. En effet, la
façon de gérer et d'exprimer les émotions et le type de relations
interpersonnelles peuvent être fortement influencés par des modèles
comportementaux culturels ou sous-culturels. Ainsi, l'impulsivité, les colères
intenses et inappropriées de même que l'instabilité et l'excès dans les
relations représentent pour ainsi dire une norme chez les toxicomanes de
rue.
Il est donc possible que la désocialisation induite par le non-accès à
l'emploi s'accompagne d'un style de vie spécifique, plus orienté vers les
gratifications immédiates et le renoncement aux projets à long terme.
456
D. Lachar, The MMPI : Clinical assessment and automated
interpretation, Los Angeles, Western Psychological Services, 1986, p. 12,
(traduction personnelle).
457
A savoir : instabilité de l'humeur, des relations interpersonnelles et de
l'image de soi-même, se traduisant notamment par de l'impulsivité, des colères
intenses, des gestes suicidaires ou automutilatoires, des bagarres et une peur de
l'abandon. Le DSM-IV ajoute aux critères du DSM-III-R la survenue transitoire
d'idées persécutrices et de symptômes dissociatifs.
458
Sur l'influence des aspects culturels dans la construction des
catégories psychiatriques et notamment le trouble borderline cf. C. W. Nuckolls,
Reckless driving, casual sex and shoplifting : what psychiatric categories, culture
273
L'avenir bouché de ceux qui se voient bloqué dans un statut d'assisté rend
inadéquat et surtout démoralisant toutes projections dans le futur.
En fonction de l'analyse qui précède, les difficultés d'intégration
professionnelle que rencontre un nombre important de toxicomanes peuvent
être envisagées comme ayant une origine prioritairement
psychopathologique
459
et secondairement sous-culturelle.
1.4.6. Synthèse des résultats
La comparaison des sujets instables professionnellement avec les
stables nous a permis de mieux comprendre le phénomène de l'intégration
sociale des toxicomanes en cure de méthadone. Nous résumerons ici
l'essentiel des résultats présentés dans cette analyse.
La déviance scolaire, et plus particulièrement l'école buissonnière,
de même que l'interruption prématurée de l'école, représentent des
antécédents survenant nettement plus fréquemment chez les instables que
chez les stables. Les prémisses de l'instabilité professionnelle apparaissent
donc déjà à travers les rapports instaurés avec l'institution scolaire.
Si la consommation précoce de drogues et la délinquance juvénile ne
permettent pas en elles-mêmes de différencier nettement les stables des
instables, l'inclusion de ces deux variables dans l'indice de déviance
générale précoce à côté de la déviance scolaire a rendu cet indice très
discriminant. C'est pourquoi, on peut en déduire que les sujets en situation
de désinsertion sociale ont connu des antécédents de déviance précoce
importants qui dépassent le cadre des rapports perturbés avec l'institution
scolaire.
Le domaine socio-relationnel
460
n'a pas montré de différences
significatives entre les deux groupes, ce qui va dans le sens d'une absence
d'isolement social aiguë chez les instables. En revanche, les instables
and history reveal about each other, Social Science and Medicine, 1992, 35, 2, pp.
1-2.
459
Si la psychopathologie affecte lourdement l'intégration professionnelle,
elle s'est par contre avérée sans liens significatifs avec cet autre domaine de
l'intégration sociale qu'est l'intégration relationnelle.
460
Ce domaine inclue l'état civil, le type de partenaire, la durée de la
relation et le mode d'habitation.
274
s'avèrent défavorisés dans les domaines socioculturels et économiques
(diplôme, catégorie socioprofessionnelle, revenu).
En ce qui concerne les antécédents de difficultés psychologiques,
c'est encore une fois l'époque de l'adolescence qui s'avère déterminante
puisque les troubles survenus durant cette période, contrairement à ceux
apparus durant l'enfance, se sont révélés bien plus fréquents chez les sujets
instables.
Les troubles des conduites avant l'âge de 15 ans, telles que les
définit le DSM-III-R, concernent un ensemble de comportements
problématiques. La prévalence de cette entité nosologique, proche de la
notion de déviance précoce, est nettement supérieure chez les instables. En
tant que prémisse de la personnalité antisociale, nous retrouvons ici un
ensemble de caractéristiques reflétant spécifiquement des difficultés
d'adaptation à l'environnement social, d'où l'association avec l'instabilité
professionnelle qui renvoie à des difficultés du même ordre.
A l'exception des conduites autodestructrices, les antécédents
psychiatriques (adolescence et âge adulte) sont plus importants chez les
instables. De plus, on note une tendance similaire pour les troubles
dépressifs récents et la prescription de psychotropes.
L'évaluation de la psychopathologie par la méthode de
autoquestionnaire a permis de mettre en évidence chez les instables
professionnellement l'importance à la fois des troubles du registre
psychotique (échelle Sc) et de ceux liés à la personnalité borderline.
Les difficultés d'intégration dans la société conventionnelle propres à
certains héroïnomanes ont donc une origine avant tout psychopathologique
liée aux troubles psychiques de types psychotiques et borderline, sans
toutefois oublier la possibilité d'un facteur sous-culturel dans la mesure où la
personnalité borderline nous est également apparue comme le reflet d'un
style de vie, propre à certaines sous-cultures, dont celle du toxicomane de
rue.
275
1.5. Synthèse générale des résultats quantitatifs
Nous ne reprendrons pas ici le détail des résultats quantitatifs
exposés dans les synthèses précédentes, et nous nous limiterons à faire
ressortir les éléments marquants de cette analyse.
Notre travail a consisté à comparer des groupes de patients
catégorisés dans un premier temps en fonction de la gravité de la
toxicomanie et dans un second temps en fonction du degré de stabilité
professionnelle. Nous avons ainsi pu mettre en évidence les
caractéristiques associées à chacune de ces deux dimensions en ce qui
concerne les domaines de l'intégration sociale et de la psychopathologie.
Le tableau suivant présente un résumé des liens entre variables :
Tableau 5. Signification du lien des principales variables avec la toxicomanie
et l’instabilité professionnelle
Domaines et variables
Lien avec la
toxicomanie
récente
(valeur
de p)
Lien avec
l’instabi-lité
profes-sionnelle
(valeur de p)
1. Déviance, délinquance juvénile et adulte
Indice de déviance générale précoce .009 .002
Usage précoce de drogues .05 NS
Indice de déviance scolaire NS .01
Ecole buissonnière fréquente NS .05
Désintérêt pour l’école NS NS
Problèmes de discipline NS (.06)
Interruption prématurée de l’école NS .03
Condamnation par tribunal des mineurs NS NS
Indice de délinquance adulte NS NS
Condamnation pénale NS NS
Incarcération NS NS
Retrait permis de conduire NS NS
Nombre total de variables significatives 2 4
2. Domaine socio-relationnel
Proportion de mariés (état civil) (-).05 NS
Présence d’un(e) partenaire privilégié(e) NS NS
Partenaire privilégié(e) toxicomane .03 NS
Durée de la relation NS NS
Vit seul(e) (mode d’habitation) .04 NS
Nombre total de variables significatives 3 0
3. Domaine socio-économique
Proportion d’ouvriers (CSP). .03 .02
Faible revenu NS .00007
Sans diplôme NS .03
Dettes NS NS
Indice d’instabilité professionnelle .004 -
276
Plus longue période de travail continu (-).04 -
Inactivité prof. les 6 derniers mois .002 -
Inactivité prof. supérieure à 12 mois NS -
Nombre total de variables significatives 4 3
4. Antécédents psychopathologiques
Problèmes psychologiques durant l’enfance NS NS
Troubles des conduites (avant 15 ans) NS .02
Indice d’antécédents psychiatriques NS .007
Problèmes psy. durant l’adolescence NS .007
Indice de conduites autodestructrices NS NS
Tentatives de suicide NS NS
Overdoses NS NS
Episodes psychiatriques durant la cure NS NS
Consultation psychiatriques après 12 ans NS NS
Nombre total de variables significatives 0 3
5. Psychopathologie récente
Troubles dépressifs récents (6 dern. mois) .03 .04
Traitements psychotropes (12 dern. mois) .03 .04
Nombre total de variables significatives 2 2
6. Autoquestionnaire de psychopathologie
Indice de psychopathologie durable (MMPI) NS .002
Echelle Sc (schizophrénie) NS .0008
Echelle Borderline NS .01
Echelle Pa (paranoïa) NS NS
Echelle Pt (psychasthénie) NS NS
Echelle Pd (psychopathie) NS NS
Etat dépressif (QD2) NS NS
Nombre total de variables significatives 0 3
Nombre total de variables significatives pour le domaine
de la psychopathologie 2 8
Notes : Le retrait indique que la variable fait partie de l’indice qui la précède. NS = non
significatif.
Les valeurs de p concernent les résultats de l’ANOVA pour les comparaisons de moyennes
et les résultats du Khi2 pour les comparaisons de fréquences.
Le signe (-) placé avant la valeur de p indique que la relation est inversement
proportionnelle. Exemple : La relation entre le mariage et la toxicomanie est négative, car il y
a significativement moins de sujets mariés chez les gros consommateurs.
En ce qui concerne le domaine de l'intégration sociale, la
problématique de la toxicomanie et de l'instabilité professionnelle présentent
à la fois des similitudes et des différences.
Les similitudes montrent que la précocité des antécédents de
déviance (délinquance, déviance scolaire, consommation de drogues
légales et illégales) représente un facteur de risque tant pour les difficultés
d'insertion professionnelle que pour la toxicomanie à l'âge adulte, même si la
déviance scolaire envisagée de manière indépendante (de même que l'arrêt
prématuré de l'école) est plus liée à l'instabilité professionnelle qu'à la
277
toxicomanie. L'utilité d'une prévention précoce de ces comportements
problématiques prend donc ici toute son importance.
Par ailleurs, une précarité socio-économique se retrouve dans les
deux problématiques même si ce ne sont pas tout à fait les mêmes variables
qui sont concernées. Les instables professionnellement se caractérisent par
des salaires plus bas et par moins de diplômés que les stables. Pour leur
part, les moyens et gros consommateurs ont nettement plus de problèmes
d'insertion professionnelle et comptent plus de catégories
socioprofessionnelles basses (ouvriers, personnel non qualifié) que les
faibles consommateurs. Dans ce sens le lien entre gravité de la toxicomanie
et difficulté d'intégration professionnelle est bien établi.
Il en va par contre différemment de la plupart des variables propres à
l'intégration relationnelle. En effet, il est apparu que le fait d'avoir ou non
une partenaire privilégiée, de même que la durée de cette relation ne
présentaient pas de différences significatives autant entre les stables et les
instables professionnellement, qu'entre les trois groupes de consommateurs
de psychotropes. L'instabilité professionnelle de même qu'une toxicomanie
grave ne se traduisent donc pas chez ces patients par des retombées
négatives qui entraîneraient un isolement social généralisé
461
. Il en découle
que l'intégration relationnelle, en ce qui concerne le fait d'avoir une
partenaire et la durée de la relation avec celle-ci, n'est affectée ni par la
gravité de la toxicomanie, ni par l'instabilité professionnelle.
Après avoir montré, pour le domaine de l'intégration sociale, les
similitudes entre la problématique de la toxicomanie et de l'instabilité
professionnelle, venons-en aux différences, lesquelles touchent
principalement la sphère socio-relationnelle. Si, comme nous venons de le
461
Le taux de personnes qui cohabitent chez les stables et les instables
est par ailleurs semblable, ce qui va également dans le sens du non isolement des
défavorisés économiques.
Par contre, comme nous le verrons plus loin, ce n'est pas le cas des
différents groupes de consommateurs, les gros consommateurs habitant plus
souvent seuls (comparés à la population générale, les toxicomanes vivent
également plus souvent seuls). On pourrait donc voir chez eux une tendance à
l'isolement, mais cette tendance est toute relative puisque les liens de couple ne
sont pas affectés. De plus, en matière d'isolement social, c'est beaucoup plus la
présence ou non du lien qui importe que le fait de vivre physiquement seul. C'est
278
voir, la toxicomanie comme l'intégration professionnelle n'affectent pas du
tout certains aspects de l'intégration relationnelle, d'autres aspects de celle-
ci s'avèrent en revanche affectés, mais seulement par la toxicomanie.
Nous avons effectivement vu à quel point le fait de cohabiter, de
même que le fait d'avoir une partenaire non toxicomane jouent un rôle
régulateur sur les prises de drogues. Or ces variables n'ont aucun lien avec
l'instabilité professionnelle, en effet les instables n'habitent pas plus souvent
seuls que les stables et il en va de même pour le fait d'avoir une partenaire
toxicomane.
Venons en maintenant au domaine de la psychopathologie. Pour ce
domaine, la problématique de la toxicomanie et de l'instabilité
professionnelle ont montré des différences considérables au niveau de la
force des liens avec les troubles psychiques.
En effet, peu de variables de ce domaine se sont avérées être liées à
la toxicomanie récente, puisque seuls les troubles dépressifs récents et la
présence d'un traitement psychopharmacologique ont révélé une
augmentation en fonction du degré de toxicomanie. Ceci tend à infirmer
notre hypothèse qui faisait de la toxicomanie une automédication de troubles
psychiques.
Au contraire, l'instabilité professionnelle a montré des liens non
seulement avec ces deux dernières variables psychopathologiques, mais
également avec de nombreuses autres variables liées tant aux antécédents
psychiatriques qu'à la psychopathologie évaluée par autoquestionnaire. Pour
ce dernier domaine, les troubles du registre psychotique (échelle Sc du
MMPI) se sont avérés être très fortement liés à l'instabilité professionnelle.
Ce fut également le cas, mais dans une moindre mesure de l'échelle
borderline. Ce dernier trouble étant par ailleurs proche d'un style
comportemental répandu dans le milieu des toxicomanes de rue, nous
avons été amenés à voir aussi un facteur sous-culturel dans les problèmes
d'insertion professionnelle que rencontrent les toxicomanes.
En raison de l'inadaptation sociale que cause la psychopathologie,
nous nous attendions à trouver un lien entre celle-ci et l'intégration
pourquoi nous considérerons in fine que l'intégration relationnelle est peu affectée
par la toxicomanie.
279
professionnelle. Il est cependant surprenant de constater que c'est
l'instabilité professionnelle, et non la toxicomanie, qui présente le plus de
liens avec la psychopathologie. Etant donné que la toxicomanie est
considérée comme une forme de psychopathologie, on aurait pu s'attendre à
des liens forts entre ces deux domaines, les variables issues de domaines
proches ayant logiquement tendances à corréler entre elles. On peut donc
considérer que comparé à la toxicomanie, l'instabilité professionnelle a plus
à voir avec la psychopathologie. En d'autres termes, la psychopathologie
joue un rôle bien plus grand dans l'instabilité professionnelle que dans la
toxicomanie. Nous pouvons représenter la force des liens qui unissent les
trois domaines étudiés de la manière suivante :
Intégration sociale
(professionnelle) Psychopathologie
Toxicomanie
Figure 4 : Force des liens entre les trois concepts centraux.
Légende : lien fort ;
 lien de force moyenne ;
--- lien faible
L'instabilité professionnelle dans notre population peut donc être
envisagée comme ayant une origine au niveau d'une pathologie de la
personnalité du registre psychotique, puisque non seulement la
psychopathologie actuelle mais aussi les antécédents psychiatriques lui sont
280
corrélés. Une telle origine ne peut par contre pas être établie en ce qui
concerne la toxicomanie.
2. Présentation et analyse de cas cliniques
Nous allons présenter quatre situations cliniques, deux hommes et
deux femmes, réparties grâce à l'analyse quantitative en deux groupes en
fonction du degré de toxicomanie et de la présence ou non d'une
psychopathologie.
Chaque cas est décrit en reprenant les principales rubriques de
l'analyse quantitative et en y ajoutant le résumé de deux types d'entretiens.
Le premier consiste en un entretien structuré pour l'évaluation des troubles
de la personnalité centré principalement sur le trouble borderline. Les
questions sont réparties en cinq domaines : le moi ; les relations
interpersonnelles ; les affects ; l'appréhension de la réalité et le contrôle des
impulsions.
Le second entretien est non structuré et vise l'explicitation des raisons
qui amènent le sujet à consommer des drogues. Le référentiel théorique est
d'inspiration psychanalytique et il implique une participation de l'évaluateur à
l'élaboration du sens que revêt la toxicomanie pour le patient.
2.1. Analyse approfondie de deux consommateurs moyens stables
professionnellement et sans psychopathologie importante
Cas 1 : Gérard
Données personnelles, relationnelles et socio-économiques
Gérard
462
est un jeune homme célibataire de 23 ans, collaborant et
sociable. Il est d'apparence soignée et porte quelques bijoux en or.
Ses parents ont divorcé durant sa première enfance, ce qui lui a valu
d'être placé chez sa grand-mère maternelle, laquelle a assumé son
462
Les prénoms des cas cliniques sont fictifs.
281
éducation. Avec sa mère, des contacts réguliers ont été maintenus ce qui ne
fut pas le cas avec son père.
Il vit actuellement avec sa mère et travaille depuis trois mois comme
employé qualifié à plein temps. Avant d'occuper cet emplois, il a tout d'abord
travaillé de manière fixe pendant deux ans et a interrompu ce poste "pour
voir autre chose". Il a ensuite fait quelques missions temporaires, puis a
connu une période de chômage. Le montant de ses dettes s'élève à 20 000
FS.
Dans la mesure où Gérard possède actuellement un emploi et qu'il a
travaillé de manière continue durant plus d'une année et demi, il fait partie
des patients considérés comme stables professionnellement.
Antécédents scolaires et professionnels
Gérard a accompli son parcours scolaire jusqu'au dixième degré sans
difficultés ni problèmes de comportement. Il a fait ensuite un apprentissage
d'employé de commerce qu'il a terminé avec obtention du diplôme.
Antécédents judiciaires
Gérard a eu affaire avec le tribunal de la jeunesse, mais n'a pas eu de
condamnation à l'âge adulte, à l'exception d'un retrait du permis de conduire
pour consommation de drogues.
Toxicomanie
Gérard a fait ses premières expériences avec le cannabis à 14 ans et
avec l'héroïne à 17 ans. A 19 ans, il commence les injections et un an plus
tard consomme quotidiennement cet opiacé. Entre 16 et 18 ans il a connu
des épisodes d'abus d'alcool.
Six mois seulement après le début de son héroïnomanie quotidienne,
soit à l'âge de 20 ans, il commence une cure de méthadone qu'il poursuivra
jusqu'à maintenant. Gérard n'a jamais connu de dépendance aux
benzodiazépines ni à l'alcool.
La consommation actuelle de psychotropes concerne essentiellement
l'héroïne, en moyenne deux injections par mois et le cannabis, plusieurs fois
par semaine.
282
Psychopathologie
Il n'y a pas d'antécédents psychiatriques connus chez les parents.
L'anamnèse psychiatrique ne révèle pas de trouble particulier durant
l'enfance et l'adolescence. Gérard n'a jamais fait de tentative de suicide ni
d'overdose.
Le questionnaire de dépression montre une absence de troubles de
l'humeur (4 items positifs sur 52). Quant au questionnaire de personnalité
463
,
il en va de même, les résultats sont tous dans les normes (les notes aux
échelles cliniques sont comprises entre 40 et 60 et la moyenne est de 49,4).
Entretien structuré pour l'évaluation des troubles de la personnalité
Gérard se décrit comme quelqu'un de nerveux, impatient, timide, doté
d'une grande facilité d'apprentissage qui le pousse à "en faire un minimum".
Il formule des objectifs de vie à long terme de nature conventionnelle
: "mariage, travail régulier, une vie tranquille".
Les personnes importantes dans sa vie sont d'abord les membres
de sa famille et ensuite ses amis. Il justifie leur importance par le fait qu'il les
voit fréquemment, et qu'ils sont souvent là quand il a besoin d'eux. Il ne
pense pas avoir de difficultés dans ses relations, mis à part le fait qu'il veuille
trop souvent avoir raison.
Il a eu une relation stable avec une fille pendant quatre ans. Cette
relation s'est interrompue sans difficultés notoires en raison d'une
détérioration de l'entente. De manière générale, Gérard n'a jamais connu de
séparation difficile, il les vit avec des sentiments de tristesse passagers ou
de liberté suivant le type de relation qui prévalait. Avec ses amis il opte
facilement pour la séparation dès que des problèmes se présentent.
Au niveau de ses affects, Gérard dit être habituellement assez
irritable, surtout "avec des personnes qui se prennent pour ce qu'elles ne
sont pas". Son irritabilité ne lui causerait toutefois pas de problème
particulier. Il ressent souvent des sentiments d'ennui, notamment lorsqu'il
463
Rappelons pour mémoire qu'en ce qui concerne le MMPI, 50
correspond à la note moyenne et qu'un écart type vaut 10. Le seuil pathologique est
283
pleut et qu'il est sans activité. Il pense néanmoins bien supporter la solitude,
et même l'apprécier dans certaines situations. Toutefois il appréhenderait de
partir quelques mois seul dans un pays étranger.
Une certaine impulsivité est présente tant au niveau d'envies
soudaines de consommer des drogues qu'au niveau de rapports sexuels
occasionnels et de dépenses d'argent liées à l'achat de drogue.
Son appréhension de la réalité est adéquate, il n'a jamais connu
d'expériences perceptives inhabituelles ni d'épisodes de déréalisation.
Parmi les critères diagnostiques du trouble limite (borderline) de la
personnalité seuls deux s'avèrent positifs (impulsivité et instabilité affective),
ce qui ne permet pas de poser ce diagnostic.
Entretien libre sur la consommation de drogues
L'entretien débute sur le thème du contexte des prises d'héroïne.
Gérard répond directement sur les causes de ses prises de drogues :
"Qu'est-ce qui me pousse à la prendre ? Bon ces derniers temps, c'est clair
en étant au chômage
464
c'est plus dur (...) en travaillant ça va bien j'y pense
pas (...) c'est juste en fait l'histoire d'être occupé". Gérard décrit donc le fait
d'avoir une occupation comme un dérivatif à la pulsion toxicomaniaque.
Je suggère l'idée de sentiments d'ennui ressentis durant les moments
d'inactivité. Ce qu'il accepte : "dès que je m'ennuie, je sais pas trop quoi faire
et tout, je tourne un peu en rond, là je suis plus tenté, ça me vient plus à la
tête disons...". Il met ensuite l'accent sur les activités agréables (sports,
vacances, s'amuser) qui diminuent la tentation de consommer.
A la question des sentiments dépressifs, de la perte d'intérêts pour les
activités durant les moments de vulnérabilité, Gérard pense que le terme de
sentiments dépressifs est un peu fort, mais il reconnaît que depuis qu'il
consomme des drogues il a plus de peine à apprécier les activités en
fixé à deux écarts-types au dessus de la moyenne, soit une note supérieure ou
égale à 70.
464
Il y a un intervalle de six mois entre le recueil des informations socio-
économiques et psychiatriques et la passation de l'entretien libre sur les
consommations de drogues. Aussi s'est-t-il avéré que la situation professionnelle de
Gérard avait changé entre temps, de l'emploi fixe, il est passé au chômage.
284
général. Il se décrit avant les prises de drogues comme faisant plus de
sport, participant à plus d'activités et ayant plus d'entrain.
Gérard consomme habituellement l'héroïne le soir durant la semaine
lorsqu'il ne travaille pas et plutôt le week-end quand il est en période
d'emploi. Il s'agit toujours des moments de vulnérabilité liés à
l'inoccupation : "si j'ai rien à faire de spécial, j'y pense pas mal, ouais. Ça me
travaille pas mal dans la tête disons".
Il explique que bien que la méthadone couvre le besoin physique, il
n'en demeure pas moins un besoin psychique de consommer : "y a la
méthadone qui me comble physiquement mais y a quand même le
psychique qui reste..."
Gérard mentionne ensuite la similitude des effets de l'héroïne et de
la méthadone. Il pense que si la méthadone l'aide à aller travailler, étant
donné son dosage élevé (110 mg) il en ressent tout de même les effets et
imagine que ses collègues pourraient remarquer son état particulier.
La discussion passe ensuite aux déclencheurs externes du besoin
de prendre de l'héroïne. Gérard dit qu'en tous lieux il peut être confronté à
quelqu'un qui lui en propose. L'unique solution pour éviter les sollicitations
serait, pense-t-il, de rester cloîtré chez soi : "il arrive toujours que je croise
quelqu'un qui en prend, qui en vend ou qui a quelque chose à voir là
dedans, alors ça ramène des souvenirs et automatiquement ça travaille la
tête quoi..."
Evitant de répondre sur la nature des sentiments qui l'habitent durant
ces moments de tentations, Gérard poursuit sur les effets de la
méthadone. Ce produit est vécu comme ayant des effets calmants,
provoquant un certain émoussement affectif, diminuant l'envie de rencontrer
des gens et poussant à choisir des activités calmes telles que la lecture ou
le cinéma. Puis le parallèle est à nouveau fait avec le temps d'avant les
prises de drogues : "avec la méthadone, je vois depuis deux trois ans que
j'en prends, j'ai beaucoup de peine à retrouver les joies de vivre que j'avais
avant de prendre de la drogue".
Gérard réfute l'idée que cette forme de repli sur soi puisse être la
résultante d'un désir plus profond d'autosuffisance. Il explique qu'il aurait
préféré avoir un dosage de méthadone moins élevé, mais qu'il n'a pas le
285
choix étant donné qu'avec moins de méthadone ses prises d'héroïne
augmentent.
Lorsqu'il consomme, Gérard recherche de préférence l'intimité et évite
certains lieux publics où il serait susceptible de rencontrer des collègues de
bureau.
Il peut consommer en compagnie d'un ami mais peut aussi rechercher
la solitude dans ces moments. Il pense supporter beaucoup mieux la
solitude maintenant qu'il y a quelques années en arrière. A cette époque il
ne supportait pas de rester ne serait-ce qu'une heure seul chez lui, tandis
que maintenant il est capable de passer une soirée seul.
Je souligne qu'actuellement Gérard supporte mieux la solitude, mais
qu'il fait encore recours à l'héroïne durant les moments d'ennuis. Cette
remarque ne lui parle pas et il préfère revenir sur sa réponse antérieure,
précisant que ce n'est pas tant l'ennui qui est à l'origine de son problème,
mais plutôt le manque de motivation pour certaines activités qui nécessitent
de l'entrain physique.
Comme il revient sur le fait qu'avant les consommations de drogues il
supportait très mal les moments de solitude, je lui demande s'il n'aurait pas
toujours cette même difficulté, mais qu'il la surmonte au moyen de l'héroïne
ou de la méthadone. A nouveau, il ne peut répondre...
Gérard fait ensuite un commentaire sur les avantages et
inconvénients de la cure de méthadone, à la suite de quoi je lui demande si
finalement il considère ou non prendre des opiacés pour des raisons liées à
des problèmes psychologiques. Il répond que non et explique que sa
toxicomanie s'est développée progressivement à travers un enchaînement
de circonstances. Il s'inquiète toutefois de son besoin grandissant de
consommer et craint un vieillissement prématuré, il mentionne également la
diminution de son désir de draguer les filles.
Pour conclure, je suggère qu'à travers la consommation d'opiacés,
Gérard trouve une source de satisfaction artificielle. A cela il rétorque qu'il
n'a pas le choix, qu'il préférerait un dosage de méthadone moins élevé et
même pouvoir se passer de méthadone tout simplement. Je mentionne que
lorsqu'il consomme de l'héroïne il a pourtant le choix, ce qui l'amène à parler
des regrets qu'il peut avoir après avoir consommé. Comme pour justifier son
286
acte, il revient sur l'idée d'ennui ressenti durant les moments de vulnérabilité,
de même que sur le phénomène de pression extérieure. Ainsi avoue-t-il sa
difficulté à refuser lorsqu'on lui propose de la drogue et à ce propos il se
trouve très influençable.
Résumé et commentaires
Malgré sa consommation compulsive d'héroïne, Gérard présente un
niveau de fonctionnement psychosocial proche de la norme. Il n'a pas de
difficultés majeures d'adaptation sociale, mis à part une légère instabilité
professionnelle. On perçoit chez lui une adhésion plus forte à la société
conventionnelle qu'au monde de la déviance.
Ses antécédents scolaires et judiciaires montrent qu'il n'a jamais
connu de grosses difficultés face aux diverses institutions officielles et que
son éducation lui a permis de poser les jalons de sa future insertion
socioprofessionnelle, avec notamment l'obtention d'un diplôme d'employé de
commerce.
Bien qu'il consomme régulièrement de l'héroïne et du cannabis, il ne
peut être considéré comme un polytoxicomane car les substances utilisées
restent en nombre limité et ne sont pas interchangeables. Ainsi, l'alcool et
les médicaments ne font pas partie des produits qu'il consomme.
Il n'a jamais souffert de troubles psychiques importants même si sa
personnalité se caractérise par d'importants traits narcissiques qui se
manifestent par un manque de réciprocité relationnelle, un repli sur soi et
une aspiration à l'autosuffisance.
Durant l'entretien libre, Gérard met l'accent sur les effets de
l'absorption d'opiacé qui se traduisent par un ralentissement général et une
tendance au repli sur soi. Ces effets concernent tant la prise de méthadone
que d'héroïne.
Quant à la compréhension des causes de sa toxicomanie, celle-ci
concerne plus son environnement externe que sa vie intérieure.
Les éléments déclencheurs de consommations propres à son
environnement extérieur sont la confrontation avec le produit et la
fréquentation de personnes susceptibles de lui proposer de l'héroïne.
287
L'accès à sa vie intérieure se fait toutefois avec beaucoup de
résistances, ainsi avant de pouvoir verbaliser les sentiments vécus durant
les moments qui précèdent les prises de drogues, Gérard préfère mettre
l'accent sur l'absence d'un élément extérieur. Le fait de ne pas être occupé
est pour lui à l'origine de son besoin de toxiques. L'idée de ressentir de
l'ennui durant ces moments de vulnérabilité lui est accessible même s'il
tentera de la remettre en cause durant l'entretien. La question de la solitude
est abordée mais sous un angle positif, c'est-à-dire non en tant que motif de
prises de drogues, mais en tant qu'il la supporte beaucoup mieux
actuellement et qu'il la recherche dans certaines circonstances. Ainsi, tout ce
qui renvoie au manque et à la faille narcissique tend à être éludé dans son
discours.
Cas 2 : Anne
Données personnelles, relationnelles et socio-économiques
Anne est une jeune femme célibataire de 25 ans, faisant légèrement
plus âgée que son âge. Son visage plutôt maigre aux traits marqués semble
refléter ses longues années de toxicomanie. Elle collabore volontiers aux
entretiens et montre un intérêt pour l'introspection.
Bien que considérablement impliquée dans le monde de la drogue,
notamment à travers son ami qui consomme plus qu'elle, Anne garde une
ambition professionnelle notable puisqu'elle est en formation.
Elle vit en ce moment à l'hôtel et le montant de ses dettes s'élève à
8000 FS. La relation avec son ami est fortement investie et dure depuis
plusieurs années.
Du point de vue de l'analyse quantitative, elle est considérée comme
stable professionnellement, car elle a travaillé durant trois ans pour le même
employeur et est actuellement en formation.
Antécédents scolaires et professionnels
Bien qu'ayant doublé une classe entre 12 et 16 ans, Anne n'a pour
ainsi dire pas connu de difficultés scolaires dans son parcours. Elle a
288
toujours eu un bon intérêt pour l'école et n'a jamais eu de problèmes de
comportement. Elle a terminé un apprentissage technique.
Antécédents judiciaires
A 17 ans Anne a été jugée pour complicité de vente de cannabis. Elle
a également été jugée par un tribunal d'adulte pour consommation de
stupéfiants, et d'autres délits lucratifs mineurs.
Toxicomanie
Anne a consommé pour la première fois le tabac à 15 ans, le
cannabis à 16 ans et l'héroïne à 17 ans. Rapidement elle en consomme
quotidiennement et à 18 ans elle passe aux injections. Entre 17 et 19 ans
elle prend cinq fois du LSD. Elle ne connaîtra jamais de période d'alcoolisme
ni de dépendance aux médicaments.
A 18 ans, après 20 mois d'héroïnomanie quotidienne, Anne débute sa
première cure de méthadone. Elle effectue également des sevrages sans
méthadone, dont un durant une incarcération.
Anne en est actuellement à sa troisième cure de méthadone, débutée
il y a 12 mois (à 24 ans).
Ces derniers temps, Anne consomme quotidiennement du cannabis
et s'injecte de l'héroïne plusieurs fois par mois.
Psychopathologie
Il n'y a pas d'antécédents psychopathologiques connus chez les
parents.
L'anamnèse psychiatrique de Anne met essentiellement en évidence
des passages dépressifs avec idées suicidaires. Elle n'a jamais commis de
tentative de suicide ni d'overdose.
Le score au questionnaire de dépression montre l'absence de ce
trouble : 10 items positifs sur 52 (la moyenne pour la population générale
289
étant de 9,57). L'examen du profil des échelles factorielles
465
révèle par
contre une tendance à l'anxiété et aux manifestations somatiques (50% des
items de cette échelle sont positifs, alors que la moyenne de l'échantillon est
à 25%).
Le questionnaire de personnalité indique une absence de
psychopathologie durable. On note toutefois une élévation de l'échelle
psychopathie (Pd = 64,3), sans qu'elle atteigne le seuil pathologique (70). La
moyenne des notes aux échelles cliniques est de 52,5.
Entretien structuré pour l'évaluation des troubles de la personnalité
Anne se décrit comme quelqu'un de nerveux, plus scolaire
qu'intelligente, travailleuse, indépendante et n'aimant pas avoir de comptes
à rendre.
Ses crises de colère et son irritabilité l'amène à se sentir
passablement différente d'un moment à l'autre, mais pas au point de ne plus
savoir à quoi s'en tenir sur elle-même.
Anne formule difficilement des objectifs à long terme dans la
mesure où elle dépend de son ami qui a des projets différents des siens.
Alors qu'elle souhaiterait rester dans la ville où elle vit en ce moment, son
ami a des projets de partir à l'étranger et s'il se décidait à partir, elle le
suivrait. Néanmoins, elle affirme son besoin de sécurité et de stabilité
professionnelle.
Concernant son système de valeurs, Anne dit avoir une morale fixe,
mais la conçoit comme différente sur certains points de celle de la plupart
des gens.
Les personnes qui comptent dans sa vie sont son ami, sa sœur,
qu'elle voit peu, sa mère qu'elle voit encore moins et trois personnes qu'elle
considère comme de véritables amis. Ces personnes ont de l'importance
pour elle car l'entente est bonne et l'aide et la confiance sont réciproques.
Comme problème relationnel Anne mentionne la timidité qui l'inhibe dans les
rencontres, mais essentiellement au tout début.
465
Rappelons que l'analyse factorielle de ce test a mis en évidence
quatre facteurs : perte d'élan vital, anxiété et manifestations somatiques, humeur
dépressive et ralentissement intellectuel.
290
Anne caractérise son humeur par une irritabilité et une nervosité
quasi constante qui peuvent lui amener des problèmes dans la sphère
privée. En public, toutefois, elle parvient à se contrôler. La solitude affecte
peu son humeur dans la mesure où elle pense la supporter sans difficulté et
même la rechercher lorsqu'elle est énervée.
En dehors des consommations d'héroïne, Anne n'a pas de difficultés
majeures à contrôler ses impulsions. Ses idées suicidaires sont
passagères et elle n'est jamais passée à l'acte.
Son appréhension de la réalité est adéquate, elle n'a jamais connu
d'expériences perceptives inhabituelles ou d'épisodes de déréalisation.
Le trouble limite (borderline) de la personnalité est absent puisque
seul le critère de l'instabilité affective est validé.
Entretien libre sur la consommation de drogues
Anne associe d'emblée les consommations d'héroïne avec le fait
qu'elle trouve son dosage de méthadone (70 mg) insuffisant. Elle aborde
ensuite un facteur extérieur de consommation, il s'agit de son ami qui, bien
qu'étant également en cure de méthadone, consomme plus qu'elle. Aussi,
lorsqu'il en achète, il lui est difficile de ne pas l'accompagner dans sa
consommation.
Anne explique qu'elle vit dans un hôtel avec son ami et qu'à l'étage du
dessus loge un dealer. Elle est donc confrontée quotidiennement à l'héroïne
et seul son travail lui offre quelques répits face à ces sollicitations
constantes.
A la question du rôle joué par les prises d'héroïne, Anne répond
clairement qu'elle cherche à apaiser un malaise intérieur. Il s'agit de
moments où elle se sent "angoissée, nerveuse, stressée". L'automédication
ne crée toutefois qu'un soulagement temporaire qui ne dure que le temps de
l'effet du produit. A la suite de quoi, elle se sent à nouveau mal notamment
en raison de la culpabilité d'avoir repris de la drogue. Elle souligne ainsi
l'échec de sa démarche.
L'effet du produit dépend de la dose absorbée. Anne précise qu'en
raison du coût de la substance, elle n'en prend pas toujours une dose
suffisante pour atteindre cet état proche de la perte de conscience où "on
291
pique du nez". Mais c'est bien cet état qui est recherché dans la mesure où
toutes les angoisses s'y trouvent dissoutes.
Anne cerne difficilement son malaise psychique : "D'où il vient, je sais
pas (...) déjà je sais pas où est chez moi la limite entre ma nervosité et puis
l'angoisse, parce que j'ai toujours les deux je pense...". Elle ne pourra
toutefois pas en dire plus sur la nature de ses angoisses. A cet égard, le
long silence qui suit ma demande sur le type de pensées qui lui viennent à
l'esprit durant les moments d'angoisse est évocateur d'une certaine difficulté
de mentalisation.
A ce point de l'entretien Anne prend conscience de sa position
conflictuelle face aux prises de drogues et au style de vie qui les
accompagne. D'un côté elle se reproche de ne pas avoir assumé certaines
obligations sociales et de ne pas avoir accédé à un bien-être matériel
supérieur (logement, travail), alors que d'un autre côté elle reconnaît avoir
voulu rejeter une manière de vivre ("métro, boulot, dodo") en se tournant
vers la drogue. Elle associe ensuite sur les aspects négatifs des productions
humaines, ce qui vient justifier son mouvement de rejet de certains aspects
de la société.
Si Anne supporte mal la routine dans le travail, elle se dit capable
d'accomplir correctement sa tâche et de supporter ces frustrations. Elle
garde un intérêt certain pour réaliser de nouveaux apprentissages, ce qui lui
permet justement de sortir du travail répétitif.
Je cherche ensuite à lui faire préciser la nature de son malaise
intérieur qui l'amènent à consommer des drogues, quant à une éventuelle
composante dépressive et de baisse d'estime de soi. Anne relativise
quelque peu le rôle de ces affects déclencheurs et explique qu'elle a débuté
la prise de drogue par curiosité. Elle estime n'avoir été alors pas
suffisamment informée des dangers liés à la consommation de drogues. Par
la suite son usage de drogues a pris une autre signification, en effet ce n'est
qu'une fois qu'elle a connu la dépendance et qu'elle s'en est libérée une
première fois, qu'elle a commencé à rechuter pour des raisons d'ordre
psychiques, dit-elle, faisant allusion à ses états d'angoisse.
Elle poursuit en racontant qu'après avoir terminé une première cure
de méthadone, elle a connu une période d'abstinence d'un an et demi, puis
292
a rechuté durant une période d'examen alors qu'elle avait repris des études.
Pendant ces examens Anne se sentait tendue, anxieuse, non pas tant en
raison du risque d'échouer, ses notes étaient suffisantes, mais à l'idée de ne
pas faire assez bien. En consommant pendant cette période, elle cherchait
donc à faire disparaître cette anxiété qu'elle ressent habituellement dans une
situation d'évaluation et qui peut la conduire à l'échec. Elle consommait alors
de faibles doses qui enlevaient ses angoisses tout en laissant intègres ses
capacités intellectuelles. Anne reconnaît qu'elle cherche grâce à l'héroïne à
maîtriser des sentiments de faiblesse dans de pareilles situations, mais ne
perçoit pas un besoin de perfection dans son attitude.
Je reviens ensuite aux états d'angoisse qui sous-tendent ses
consommations pour évaluer dans quelle mesure cette association est
systématique : "Ben quand j'en prends, le moment où j'en prends, c'est que
je me sens mal dans ma peau, autrement j'irais pas en prendre, je
chercherais pas à être dans un état autre que celui où je suis, ça c'est un
fait". La lutte contre des affects douloureux constitue donc la fonction
majeure de sa toxicomanie.
A titre de contre-suggestion, je mentionne que certains disent
consommer uniquement pour le plaisir. Elle écarte avec une certaine
virulence cette idée et souligne à nouveau qu'elle ne consomme pas si elle
se sent bien, même si elle pense que le simple fait de voir le produit peut
l'amener à consommer... Elle ajoute comme pour renforcer sa position, que
si elle se sent vraiment bien elle parviendra à refuser des offres.
Je cherche à nouveau à la faire associer sur son angoisse diffuse, sa
nervosité, mais elle se limitera à décrire des sensations somatiques. Elle
accepte toutefois l'idée qu'elle se juge sévèrement durant ces moments,
mais met l'accent sur le jugement négatif qui survient après la
consommation. La suggestion qu'elle est non seulement un juge, mais aussi
un bourreau vis-à-vis d'elle-même emporte son adhésion. Elle tempère
toutefois cette image en ajoutant que contrairement à d'autres, sa
toxicomanie n'a aucune visée autodestructrice.
Résumé et commentaires
293
La situation d'Anne est tout à fait exemplaire d'une double
appartenance au monde de la déviance et au monde conventionnel.
En effet, en ce qui concerne ses liens avec le monde de la déviance,
on peut relever son implication dans le milieu de la drogue et dans une
certaine mesure dans celui de la délinquance. Elle côtoie des dealers
fréquemment et a connu diverses condamnations à l'adolescence et à l'âge
adulte.
En contrepartie, on peut relever dans sa trajectoire de nombreux
éléments qui témoignent en faveur d'un attachement réel aux normes et
valeurs de la société conventionnelle. Son parcours scolaire et professionnel
l'atteste ; elle n'a connu ni problèmes de comportement, ni désintérêt pour
l'école et a terminé une formation en gardant le goût des études. Son désir
de réussite et sa stabilité professionnelle représentent des signes d'adhésion
aux valeurs d'accomplissement personnel dans le travail qui caractérisent
nos sociétés actuelles.
Ses problèmes de toxicomanie sont d'une gravité moyenne, comme
l'indique la catégorie dans laquelle l'analyse quantitative l'a située
(consommateurs moyens). Il s'agit surtout d'une consommation d'héroïne et
de cannabis. Elle n'a jamais eu de problèmes avec d'autres substances.
Sa psychopathologie peut être qualifiée de mineure, il s'agit d'un
trouble léger de l'humeur de type anxieux. Son instabilité affective se
manifeste notamment par de l'irritabilité et des crises de colère. Il n'y a pas
les critères suffisants pour poser un diagnostic d'anxiété généralisée ou de
personnalité borderline.
Malgré son importance toute relative, cette perturbation de l'humeur
joue un rôle certain dans ses prises de toxiques. Car si Anne pense avoir fait
ses premières expériences avec les drogues par simple curiosité, elle
considère que sa toxicomanie est vite devenue pour elle un moyen de gérer
des états d'angoisse envahissants, ce qui lui confère une fonction majeure
d'automédication.
Indépendamment de cet accent sur une problématique affective
d'allure endogène comme source des prises de drogues, Anne mentionne
également une série de facteurs extérieurs qui favorisent les
consommations. En effet, d'une part son partenaire souffre d'une
294
toxicomanie plus intense que la sienne et elle tend à l'accompagner dans
son addiction, et d'autre part elle est souvent sollicitée par des dealers qui
vivent dans son entourage.
On peut en outre relever une dimension socioculturelle dans le fait
que la consommation de drogues revêt une signification d'opposition à
certaines valeurs conventionnelles de la société.
A ce titre, il est intéressant de retrouver dans son discours spontané
sur sa toxicomanie, la même conflictualité face aux choix de styles de vie
qui était apparue à la lecture de son anamnèse. Elle dit en effet rejeter un
style de vie conventionnel et routinier tout en regrettant de ne pas en avoir
obtenu les avantages matériels et professionnels.
Les facteurs d'ordre biologique entrent également en ligne de
compte, dans la mesure où elle mentionne que son dosage insuffisant de
méthadone facilite les rechutes.
En ce qui concerne sa personnalité, on peut encore relever
l'importance d'un idéal du moi exigeant qui rend difficile l'accès aux
sentiments de satisfaction personnels et qui ne peut que retentir
négativement sur son trouble de l'humeur. Ce Surmoi rigide se manifeste
dans la mise en avant de la douleur psychique et dans un rapport au plaisir
particulier. A cet égard, Anne semble s'interdire la dimension du plaisir
inhérente à la prise de drogue. On pourrait donc presque parler d'une
certaine austérité chez Anne, ce qui peut sembler paradoxal pour une
personne toxicomane caractérisée habituellement par l'excès et la
démesure.
2.2. Analyse approfondie de deux gros consommateurs instables
professionnellement avec psychopathologie importante
Cas 3 : Nicole
Données personnelles, relationnelles et socio-économiques
Nicole est une célibataire de 26 ans, d'apparence soignée, au
physique agréable. Depuis six ans elle a une relation avec un homme de
295
son âge qui est également en cure de méthadone. Elle loge en ce moment
avec lui.
Nicole a terminé une école professionnelle. Elle a eu un emploi fixe
dans son domaine durant un an, puis a connu quelques mois de chômage.
Actuellement elle travaille en temporaire dans son domaine.
Depuis qu'elle est en cure, elle a remboursé les trois quarts de ses
dettes, lesquelles s'élèvent actuellement à 4500 FS.
Antécédents scolaires et professionnels
Nicole était une élève moyenne à l'école primaire. Les dernières
années de la scolarité, qu'elle a poursuivie jusqu'au onzième degré, se sont
avérées désastreuses : doublage d'une classe, désintérêt massif pour
l'école, gros problème de discipline et école buissonnière. Elle a malgré tout
obtenu un diplôme d'une école professionnelle.
Antécédents judiciaires
Nicole n'a jamais eu affaire avec la justice, exception faite d'une
condamnation mineure.
Toxicomanie
Nicole a commencé une consommation de tabac à 13 ans et de
cannabis à 15 ans. A 16 ans elle expérimente l'héroïne en "sniff" et ne
passera jamais aux injections. Elle connaîtra une première période de
consommation quotidienne beaucoup plus tard, à 21 ans. Durant son
adolescence, elle prendra de la cocaïne, du LSD à 40 reprises et
consommera de l'alcool en abus fréquemment, sans toutefois connaître de
période d'alcoolisme.
Après une cure courte effectuée sans produit de substitution, elle
commence à 24 ans sa première cure de méthadone qu'elle poursuivra
jusqu'à maintenant pendant presque deux ans.
Sa consommation de psychotropes actuelle consiste dans des états
d'ivresses alcooliques plusieurs fois par mois, des prises de cannabis et
d'héroïne à une fréquence semblable. Elle consomme également mais plus
rarement de la cocaïne ainsi que des médicaments (benzodiazépines).
296
Psychopathologie
Il n'y a pas d'antécédents psychiatriques connus chez les parents.
L'anamnèse psychiatrique révèle des tendances antisociales dès
avant l'âge de 15 ans (école buissonnière, mensonges fréquents, vol) ainsi
que des épisodes dépressifs avec idées suicidaires à l'âge adulte. Elle n'a
fait ni overdoses ni tentatives de suicide.
Le questionnaire de dépression met en évidence un état dépressif (28
items positifs sur 52, supérieur à deux écarts types au-dessus de la
moyenne, note T = 72,5).
Une échelle du questionnaire de personnalité dépasse le seuil limite,
il s'agit de l'échelle borderline (78,7). Les échelles schizophrénie (62,2) et
paranoïa (60,3) présentent également une élévation mais d'amplitude
moindre. La note moyenne aux cinq échelles cliniques est de 62,7.
Entretien structuré pour l'évaluation des troubles de la personnalité
Nicole se décrit comme une personne peu stable mais décidée. Elle
exprime le regret de n'avoir pas fait des études plus poussées. Après
quelques digressions, je la ramène à la question de l'autodescription et elle
poursuit en relevant sa labilité émotionnelle, se sentant influencée par son
contexte relationnel : "joviale, sociable, je peux passer vite à la déprime,
sans problèmes. Je crois que le contexte m'influence, qui je côtoie".
Quant à savoir si elle a toujours connu cette instabilité affective,
Nicole évoque son adolescence, période où elle se sentait peu sûre d'elle,
ce qui n'est plus le cas aujourd'hui. Elle ajoute que les expériences liées à
sa dépendance lui ont été bénéfiques à certains égards : "Je me sens bien
plus forte par rapport à d'autres qui n'ont pas traversé certaines choses".
Ainsi, elle se sent passablement différente suivant les moments en
raison de changements d'humeur importants. Elle évoque en outre la
période d'avant la cure, où elle devait sans cesse cacher ses
consommations d'héroïne à ses parents de même qu'à certains de ses amis,
ce qui lui donnait le sentiment de ne pas être elle-même.
Ses objectifs à long terme sont de trouver un emploi intéressant, de
travailler comme indépendante et de voyager : "Partir six huit mois en Chine,
découvrir cette culture qui m'intéresse, voir autre chose que des européens".
297
Le système de valeurs de Nicole est difficile à cerner, car bien
qu'elle pense être au clair sur ses choix moraux, elle avoue douter souvent
du bien fondé de ses actes. En ce qui concerne son rapport aux lois, elle est
loin de s'y sentir soumise : elle n'a aucun remords à faire du trafic de
drogues ou voler dans les magasins. Elle justifie ses actes en accusant les
banques de faire pire et en déclarant que "de toute façon la société est
tellement pourrie"...
Les personnes importantes dans sa vie sont ses amis, elle ne fait
pas allusion à des individus précis et ne mentionne pas sa famille. Ses amis
sont importants pour elle car avec eux elle peut échanger des idées, se sent
soutenue et en sécurité.
A propos des expériences de séparation, elle n'évoque pas de
difficulté spécifique. Actuellement elle est en train de se séparer de son ami
et à ce propos elle évoque les sentiments de culpabilité que cela provoque
en elle.
Habituellement ses relations avec autrui ont tendance à être
orageuses, ce qu'elle attribue en partie à la "dope". On perçoit néanmoins
chez elle une certaine fragilité relationnelle : "Je me préoccupe beaucoup
trop des gens, de toute façon les gens ils pensent pas à toi...".
Concernant son humeur, Nicole pense s'énerver et s'emporter
facilement, sans pour autant faire d'authentiques crises de colère. Elle
parvient toutefois à contrôler ses sautes d'humeurs puisque cela ne lui arrive
pas au travail. Elle ressent souvent des sentiments de vide et d'ennui, même
en présence d'autres personnes et son humeur est plutôt labile.
En dehors de la toxicomanie, Nicole présente une impulsivité en ce
qui concerne des dépenses excessives d'argent.
Son appréhension de la réalité peut s'avérer vacillante dans
certaines circonstances. Elle a eu en effet l'impression d'entendre des voix
au moment de l'endormissement (sans être sous l'effet de drogues), de
même que de sentir la présence d'une personne alors que celle-ci n'était pas
présente sur les lieux. Elle croit au surnaturel et a des superstitions telles
que le sentiment que les morts continuent d'exister, qu'ils sont au courant de
ce que nous faisons et qu'ils nous jugent en conséquence.
298
Le diagnostic de personnalité limite (borderline) n'est pas validé
même si trois critères sont présents (impulsivité, instabilité affective et
sentiments de vide), on relève également plusieurs critères du trouble
schizotypique.
Entretien libre sur la consommation de drogues
L'entretien débute avec une question concernant le contexte de la
dernière prise d'héroïne. Nicole entre difficilement dans le dialogue, ce qui
m'oblige de reformuler et de détailler la question (personnes présentes, état
d'esprit). Elle finit par répondre qu'elle consomme toujours dans les mêmes
circonstances avec la même personne.
Quant à l'état d'esprit dans lequel elle se trouvait, Nicole décrit
d'abord de manière générale son instabilité actuelle : "un jour ça va, un jour
ça va pas, donc changeant quoi, fatiguant, beaucoup d'efforts pour rien". En
l'amenant à décrire son vécu au moment de la prise de drogue, elle relate le
conflit qui l'habitait entre la tentation de consommer et l'effort pour ne pas
céder.
Je cherche ensuite à savoir comment elle comprend son besoin
persistant d'héroïne. Elle avoue ne pas bien comprendre son comportement,
puis ajoute que pour elle, prendre de l'héroïne ne représente plus un danger
depuis qu'elle est en cure. La méthadone lui permet en effet de consommer
de l'héroïne avec moins d'effets négatifs au niveau des symptômes de
manque, ce qui ne l'aide pas à arrêter, même si elle souhaite terminer
rapidement sa cure.
Elle parle ensuite de son besoin de fuir une réalité professionnelle
qu'elle ressent comme oppressante : "il y a des fois où vous avez envie de
déconnecter, puis voilà, parce que c'est planant, parce que voilà. Souvent
c'est quand je suis fatiguée, ça me redonne de l'énergie (...) C'est
oppressant tout ce qui se passe... Le boulot que je fais, c'est inintéressant...
ouais ça fait du bien un moment ailleurs quoi...". Elle prend habituellement
sa dose d'héroïne durant la pause de midi, ce qui ne l'empêche pas de
travailler et l'aide à supporter son activité.
Lorsqu'elle a pris de l'héroïne, elle ne pense plus à consommer
pendant quelques jours, puis l'obsession revient et ne la lâche plus jusqu'à
299
ce qu'elle en reprenne. Il s'ensuit des sentiments de culpabilité d'avoir cédé
ainsi qu'un malaise face aux soignants qui apprennent ses consommations
par les analyses d'urine.
En ce qui concerne le rôle de la personne avec qui elle consomme
régulièrement, Nicole fait état de l'amitié qu'elle éprouve à son égard et des
intérêts communs qui les unissent. Elle mentionne le conflit qui l'habite, à
savoir entre son désir de voir cette personne qu'elle apprécie, mais avec qui
elle consomme systématiquement, et sa volonté de ne plus prendre
d'héroïne. Ceci l'amène parfois à renoncer à lui rendre visite.
Nicole se refuse à penser que l'héroïne viendrait compenser quelque
chose qu'elle n'obtient pas dans la relation avec cette personne et considère
ces consommations en commun comme un moment de récréation au
même titre qu'une sortie au cinéma : "J'estime que j'ai lutté, enfin lutté, je
veux dire on bosse ! On s'emm... (...) on se lève et tout, j'estime qu'il faut
une petite récompense". Nicole souligne ensuite les efforts qu'elle a faits
depuis le début de sa cure, puisqu'elle pense être parvenue à couper les
ponts avec la quasi-totalité des usagers de drogues qu'elle côtoyait au
paravent.
Je lui communique mon sentiment que les prises d'héroïne
constituent pour elle une fuite des frustrations de la vie de tous les jours.
Elle associe sur son incapacité à décider de ne plus en reprendre : "J'arrive
pas à dire "plus jamais", dans ma tête c'est pas concevable de me dire que
plus jamais j'en prendrais". Pour l'instant, elle s'accorde la possibilité d'en
prendre occasionnellement.
Vient ensuite dans son discours une raison de consommer qui
jusqu'alors n'avait pas été mentionnée et qui met en jeu le corps. Il s'agit de
maux de dos très fréquents, qu'elle peut totalement soulager en prenant de
l'héroïne, même si cela doit se traduire par une plus grande souffrance le
lendemain, une fois la sensation d'anesthésie disparue.
Suite à une question sur le contexte relationnel des prises d'héroïne,
Nicole oppose ses consommations actuelles axées sur une recherche de
convivialité à celles d'avant la cure caractérisées par le besoin et la
nécessité de se procurer le produit.
300
Nicole revient ensuite sur son refus de renoncer à voir la personne
avec qui elle consomme en raison de la bonne entente qui les unit. Puis elle
préfère faire comme si le problème n'existait pas réellement : "moi je vois
pas où est le problème... de temps en temps, comme ça, je trouve pas que
ça soit un grand problème. Mais il faut que ça passe".
Lorsque je demande à Nicole si elle cherche à éviter des sentiments
désagréables à travers la prise d'héroïne, elle n'entre pas en matière quant
à une implication quelconque de sa vie intérieure. Elle répond en trouvant la
cause de son comportement à l'extérieur d'elle-même, en invoquant la
monotonie de la société et des gens qui la constituent.
Vient ensuite une série de plaintes concernant sa cure : l'impression
d'être considérée comme une malade et les venues fréquentes au centre.
Nicole se rend compte néanmoins que tant qu'elle consommera elle devra
supporter les contraintes de la cure.
Je propose ensuite l'idée qu'elle cherche à changer ce monde qu'elle
trouve monotone en modifiant son vécu intérieur grâce au produit, et qu'ainsi
règne une certaine confusion entre ce qui est en elle et ce qui appartient au
monde extérieur. Elle accepte cette idée en soulignant la confusion
permanente qui la caractérise, puis elle relativise l'idée de vouloir changer le
monde extérieur en prenant de l'héroïne et préfère parler d'une prise de
distance face aux événements. Puis comme pour conclure elle mentionne sa
difficulté à comprendre ce qui lui arrive : "Puis je me pose même pas de
questions, c'est ça le pire, je veux dire..."
Résumé et commentaires
On trouve les prémisses de l'instabilité socioprofessionnelle de Nicole
dès le début de son adolescence. Une constellation de comportements
déviants la caractérisait alors, avec notamment des consommations de
toxiques précoces et des problèmes de comportement à l'école. Elle n'a
toutefois pas connu de gros problèmes avec la justice et a terminé ses
études avec un diplôme professionnel. Sans pour autant être très impliquée
dans le monde de la drogue, elle continue à adopter certains comportements
prohibés tels que le vol dans les magasins et la vente de drogue.
301
Sa toxicomanie est importante puisqu'elle met en jeu des abus
multiples de plusieurs substances : prioritairement héroïne, alcool, cannabis
et secondairement cocaïne, médicament.
En ce qui concerne sa psychopathologie, on relève un trouble des
conduites déjà présent avant l'âge de 15 ans. Par ailleurs, certains
comportements à tendance antisociale ont persisté jusqu'à aujourd'hui.
Nicole souffre actuellement d'un trouble léger de l'humeur se caractérisant
par une labilité affective et des sentiments de vide fréquents. Des
expériences perceptives inhabituelles survenues sans être sous l'effet de
drogues, de même qu'une pensée magique révèlent un trouble de l'épreuve
de réalité.
L'entretien libre sur les prises de drogues présente des particularités
au niveau de la forme du discours. La difficulté à entrer dans la discussion et
certaines incompréhensions évoquent une crainte d'entrer en relation avec
un interlocuteur perçu inconsciemment comme un objet persécuteur.
Relevons également que tout au long de l'entretien, Nicole éprouve
une difficulté à donner un sens à sa toxicomanie. Elle montre une certaine
perplexité face à ses actes, voire une certaine impuissance.
Lorsqu'elle parvient à trouver une raison pour ses consommations,
c'est pour évoquer le tracas de la vie quotidienne. Affronter celle-ci semble
constituer une lutte permanente pour Nicole. L'importance disproportionnée
donnée aux petites frustrations de la vie de tous les jours (se lever le matin,
travailler, etc.) de même que la perception de son activité professionnelle
comme "oppressante" sans motif apparent, évoquent une fois encore la
coloration persécutoire de sa vision du monde.
C'est néanmoins sur la base de ce vécu du quotidien qu'elle
revendique son droit à une "récompense", et qu'elle n'envisage pas
actuellement de renoncer à ces "moments de récréation".
Au cours de l'entretien survient presque par hasard, un motif d'ordre
somatique pour expliquer les consommations : des maux de dos
permanents. Ces somatisations douloureuses vont dans le sens d'une faille
de la mentalisation.
Une telle faille apparaît de manière massive dans son impossibilité à
accéder aux éléments de sa vie intérieure qui pourraient jouer un rôle dans
302
sa toxicomanie. Lorsqu'il est fait appel dans l'entretien à ce regard intérieur,
Nicole accuse la société et les gens de monotonie. La massivité de la
projection évoque la défaillance de l'appareil psychique dans sa fonction de
délimitation des réalités interne et externe.
La problématique de Nicole repose sur un fonctionnement psychique
de type psychotique qui se traduit par un trouble tant du rapport au corps
(somatisations) que du rapport au social (tendances antisociales).
Cas 4 : Pierre
Données personnelles, relationnelles et socio-économiques
Pierre est âgé de 24 ans, mince, de taille moyenne, il porte des
cheveux longs qui lui donnent un air juvénile. Il s'exprime volontiers et
participe activement aux entretiens.
Il est célibataire, vit seul et n'a pas de partenaire fixe. Il effectue un
apprentissage dans le cadre d'une réadaptation professionnelle et n'a
actuellement plus de dettes.
Pierre est considéré comme instable professionnellement dans la
mesure où il n'a jamais travaillé plus de 18 mois au même endroit.
Antécédents scolaires et professionnels
Pierre a eu une scolarité difficile qu'il a interrompue prématurément à
la fin du huitième degré, en raisons de gros problèmes de comportement et
de désintérêt pour l'école.
Il a entrepris ensuite deux formations qu'il a interrompues, puis a
occupé divers emplois notamment dans la manutention et la cuisine.
Antécédents judiciaires
Etant encore mineur, Pierre a été condamné par le tribunal de la
jeunesse à séjourner quelques jours en maison d'éducation. A l'âge adulte il
a été incarcéré à deux reprises pour trafic de stupéfiants.
Toxicomanie
303
Pierre a débuté une consommation de tabac à l'âge de 12 ans. Il a fait
ses premières expériences avec le cannabis à 14 ans et avec l'héroïne à 15
ans. A 17 ans il passe aux injections et devient dépendant quelques mois
plus tard. Dès 16 ans il consomme de l'alcool en abus sans que cela ne
devienne une dépendance.
A 19 ans il fait une première cure de méthadone de quelques mois. Il
commence sa cure actuelle à 21 ans, durant celle-ci il connaîtra une période
d'alcoolisme de six mois consommant jusqu'à quatre litres de bière
quotidiennement.
La consommation actuelle de psychotropes concerne essentiellement
les abus d'alcool, les prises d'héroïne (entre deux et trois injections par mois)
et la consommation quotidienne de cannabis.
Psychopathologie
Il n'y a pas d'antécédents psychiatriques connus chez les parents.
L'anamnèse psychiatrique atteste d'un trouble des conduites dès
avant l'âge de 15 ans par la présence de différents comportements déviants
(école buissonnière, fugues, vol).
Pierre a par ailleurs fait une overdose avec hospitalisation mais n'a
jamais commis de véritable tentative de suicide. Il n'a pas connu
d'hospitalisation psychiatrique et ne reçoit pas de médication psychotrope.
Durant les courts passages dépressifs qu'il peut traverser, il n'a pas d'idées
suicidaires.
Le questionnaire de dépression montre une absence d'humeur
dépressive (6 items positifs sur 52, la moyenne pour la population générale
étant de 9,57).
Seule l'échelle limite (borderline) du MMPI dépasse le seuil
pathologique (70,2), même si les échelles psychasthénie (69,5) et
schizophrénie (67,2) n'en sont pas loin.
Entretien structuré pour l'évaluation des troubles de la personnalité
Pierre se décrit comme quelqu'un d'ouvert, de tolérant, au caractère
agréable. Il estime que son manque de volonté disparaît progressivement.
304
Bien que se sentant capable de maintenir des objectifs de vie fixes,
il pense n'avoir pas encore trouvé sa voie. Il souhaite pour son avenir
exercer une profession intéressante, ainsi que : "être en bonne santé, être
heureux, rencontrer l'amour, voyager énormément". Il souhaite voyager
avant tout pour le plaisir et pour satisfaire sa curiosité.
Si Pierre pense ne pas avoir de difficultés à distinguer le bien du mal,
il se sent réfractaire à adopter la morale liée au respect des lois : "La morale
au niveau de l'état, des choses qu'on doit faire et qu'on doit pas faire, je m'en
soucie peu. Je déciderai plutôt moi de ce qui est bon et pas bon". Il se
sentira par exemple peu concerné par un interdit tel que voler dans un
magasin.
Les personnes importantes dans sa vie sont les membres de sa
famille et deux ou trois amis. Il considère ces personnes comme importantes
en raison de l'amour qu'il leur porte, du crédit qu'il donne à leurs avis et du
plaisir qu'il a de partager des activités avec elles.
Pierre n'a actuellement pas de partenaire et n'a jamais eu de relation
suivie avec une fille. Il dit n'être jamais tombé amoureux et donc n'avoir pas
connu de rupture difficile.
Habituellement ses relations sont peu conflictuelles sauf avec sa
mère, avec laquelle les disputes sont fréquentes.
Avec des personnes inconnues, Pierre peut se sentir nerveux par
crainte de ne pas être à la hauteur. Mais globalement il est à l'aise dans les
relations.
Au niveau de son humeur, Pierre s'énerve rarement et se met
quasiment jamais en colère. Par contre, il ressent assez souvent des
sentiments de vide et d'ennui, même s'il pense que cela va en diminuant.
Comme remède à l'ennui, il regarde la télévision ou fait du sport. Il associe
sur ce sentiment de vide avec l'absence de partenaire et la solitude qui peut
en découler, bien qu'il apprécie d'être seul dans certaines circonstances.
Parmi les caractéristiques liées à l'impulsivité, on trouve chez Pierre
les relations sexuelles occasionnelles, les dépenses d'argent excessives,
des épisodes de gloutonnerie avec des aliments sucrés et le vol. Il n'a pas
d'impulsions suicidaires ni de conduites de risque évidentes.
305
Son appréhension de la réalité est adéquate, il n'a jamais vécu
d'épisode hallucinatoire ou de déréalisation.
Plusieurs critères diagnostiques du trouble limite (borderline) de la
personnalité sont donc présents (impulsivité, instabilité affective
466
,
perturbation de l'identité et sentiments de vide), mais il en aurait fallu un de
plus pour poser le diagnostic.
Entretien libre sur la consommation de drogues
Pierre débute l'entretien en exprimant un désir de changement
ambivalent. D'un côté il souhaite abandonner les prises de drogues et le
style de vie qui l'accompagne, alors que d'un autre côté il ne se sent pas la
force d'y renoncer définitivement.
Ensuite Pierre relate les circonstances de sa dernière prise d'héroïne :
"vendredi passé je m'emmerdais, je suis redescendu en ville pour voir des
gens, et puis comme ça faisait des années qu'en allant là-bas... Ça a été en
fait comme une sorte de réflexe, parce que je savais pas quoi faire..." Avec
ces premières paroles Pierre nous livre d'emblée l'essentiel de sa
problématique. La suite de l'entretien ne fera que reprendre chacun des
thèmes contenus dans cette citation. Pierre évoque ensuite les activités
substitutives qu'il tente d'entreprendre lorsque l'envie de consommer le
prend.
Je lui fais préciser la nature des sentiments vécus dans la situation
relatée. Il accepte les qualificatifs de sentiments de vide et d'ennui et ajoute
celui de solitude.
Pierre complète la scène évoquée en expliquant qu'il s'est rendu sur
un lieu de vente de drogues pour rencontrer des gens et qu'une fois sur
place il a cédé à un "automatisme irréfléchi". De retour chez lui et après
avoir consommé le produit, il s'est senti encore plus mal, se reprochant
d'avoir cédé. Il oppose ce genre de situations avec celles où il parvient à ne
pas consommer et souligne combien alors il se sent mieux pour le restant de
la soirée.
466
On serait tenter de valider également le critère de l'instabilité
relationnelle, toutefois celle-ci doit être accompagnée d'un excès exprimé avec
intensité dans les relations ce qui n'est pas le cas chez Pierre.
306
C'est donc essentiellement lorsqu'il vit des états affectifs liés à la
solitude que Pierre consomme. Il explique qu'auparavant lorsqu'il se trouvait
sans activité durant un week-end, il passait son temps à regarder la
télévision, ce qu'il se refuse de faire maintenant : "Ce qui fait que je me
retrouve seul, je sais pas vraiment quoi faire, alors automatiquement ben je
vais faire ce que j'ai fait le plus souvent ces dernières années, c'est à dire...
ben me shooter quoi."
Afin de mettre en évidence les bénéfices liés à ce fonctionnement
"en vase clos" avec l'héroïne, je demande à Pierre s'il n'y a pas un côté de
lui-même qui recherche en quelque sorte une forme d’autosuffisance dans
la prise de drogues. Pierre n'adhère pas à cette proposition, car l'état dans
lequel il se trouve après avoir consommé le produit n'est pas du tout
satisfaisant. Non seulement cet état ne lui procure aucun bien-être car il
ressent à peine les effets du produit (en raison de son dosage de
méthadone), mais encore il se sent plus mal après la prise car il regrette son
acte, notamment à l'idée d'avoir gaspillé son argent. Les bénéfices qu'il
décrit semblent se limiter au fait que la recherche et l'achat du produit lui
fournissent une activité qui occupe son temps durant un moment.
Je souligne que durant ces moments de solitude il ne sait pas
vraiment ce dont il a besoin, ce qui lui manque. Effectivement, dans ces
moments il se dit perdu, ne sachant pas ce qu'il lui faut. En renouvelant la
question, il parvient toutefois à préciser l'objet de son désir : "Une copine
ou une relation... ouais, un copain ou une copine, quelqu'un avec qui causer,
avec qui faire quelque chose, je veux dire arriver à se motiver l'un l'autre."
Quant à savoir comment il se fait qu'il court-circuite ce désir en lui
substituant le besoin du produit, Pierre explique qu'à travers la recherche de
drogues il rencontre des gens avec lesquels se passe tout un échange
social avant l'achat.
Pierre décrit ensuite des états d'égarement qui surviennent lorsqu'il
n'a plus aucune idée de ce qu'il cherche : "être complètement paumé, de
plus savoir ce que je veux faire... me dire je vais au cinéma ?, je vais
manger ?, puis je fais rien quoi, puis je suis là, au milieu de la ville et puis
perdu quoi. Bon ça m'arrive rarement de... d'être comme ça dans cet état, de
plus savoir ce que je veux faire, puis d'arriver à rien faire, alors en général je
307
remonte chez moi, soit je mets de la musique ou soit j'allume la télé (...)
parce que ça me fait une compagnie".
Je lui fais remarquer que dans ces moments il semble ne plus avoir à
l'esprit les personnes qui lui manquent. Il trouve cette remarque juste et
ajoute qu'il a peu de connaissances et qu'elles sont souvent occupées dans
ces moments. Il reprend ensuite ma proposition antérieure pour dire que
dans ces moments il remplace les copains par la poudre. Il fait suivre cet
effort de mentalisation par l'aveu qu'il ne s'est jamais vraiment posé toutes
ces questions...
Il enchaîne en mentionnant qu'il n'apprécie plus l'état de passivité qui
suit les prises de drogues et qu'il lui faut trouver "un autre palliatif". Le sport
lui offre une solution mais il se rend compte que ce n'est pas suffisant.
Je lui demande si le fait de nouer une relation profonde avec
quelqu'un ne représente pas pour lui un danger. Pierre avoue que cela ne lui
est jamais réellement arrivé et que ce qu'il appréhende surtout c'est de faire
le premier pas, mais aussi de s'affronter à une pareille inconnue. Il en vient
ensuite à parler de son ambivalence quant à établir une telle relation, d'une
part il tient à son indépendance et d'autre part il souhaite nouer une relation
satisfaisante. Il perçoit néanmoins que ce souhait est teinté d'une crainte.
Peur de l'inconnu et "peur de ne pas être à la hauteur à la rigueur, de ne pas
avoir assez à offrir à l'autre personne".
Je souligne qu'en prenant de l'héroïne il y a peut-être une tentative
d'éviter la déception inhérente à l'éventuel refus de l'autre à répondre à la
demande et qu'en gardant cette union avec le produit Pierre n'a pas encore
renoncé à vivre l'illusion de se passer de l'autre pour accéder à la
satisfaction. Après quelques résistances, Pierre accepte cette remarque en
relevant toutes les craintes qu'il peut avoir face à l'idée d'établir une véritable
relation.
L'entretien se termine sur une touche positive, il mentionne que les
cours qu'il a entrepris se passent bien : "J'ai comme but d'y arriver et puis de
rencontrer la personne qu'il me faudra quoi, alors je sais pas quand est-ce
que ça arrivera, et puis voilà quoi..."
Résumé et commentaires
308
Pierre semble se situer à un carrefour dans sa trajectoire, on perçoit
chez lui une certaine insatisfaction à adopter le style de vie lié au milieu de
la drogue, bien que son passé l'y rattache fortement. C'est pourquoi il s'est
décidé à entreprendre une réadaptation professionnelle afin de trouver sa
place dans la société conventionnelle.
Son parcours biographique révèle dès le début de l'adolescence une
déviance importante avec usage précoce de toxiques (tabac dès 12 ans),
interruption prématurée du cursus scolaire, fugues et délinquance. Par la
suite, il n'a pas pu terminer les formations débutées et a continué d'avoir des
problèmes avec la justice.
Ses consommations de psychotropes sont importantes, il s'injecte de
l'héroïne plusieurs fois par mois, fume quotidiennement du cannabis et
abuse parfois de l'alcool.
Concernant les éléments de psychopathologie, on relève un trouble
des conduites déjà présent avant l'âge de 15 ans. Certains comportements
antisociaux se sont maintenus jusqu'à l'âge adulte avec notamment le vol à
l'étalage. On relève encore une impulsivité importante, un trouble léger de
l'humeur, une identité instable et des difficultés relationnelles qui évoquent
un trouble limite de la personnalité de faible intensité.
La compréhension des prises de drogues est assez claire pour Pierre,
il consomme pour fuir des sentiments de solitude qui surviennent dans
des contextes d'inactivité et d'ennui. La dimension relationnelle de la
recherche du produit joue un rôle presque plus important pour Pierre que la
consommation en elle-même.
Le fonctionnement psychique de Pierre se caractérise par une
fragilité narcissique et une inconsistance des objets internes. Cette
précarité des objets internes qui les rend si peu disponibles est à l'origine
des moments d'égarement qu'il peut vivre où il se trouve confronté à des
pulsions sans objets. De manière moins spectaculaire, un tel mécanisme est
également présent dans le choix d'un toxique au détriment d'une personne
pour satisfaire la pulsion. L'objet est perçu comme une menace pour le moi
en raison de la dépendance qu'il peut induire, c'est pourquoi le refuge dans
la drogue est recherché avec à la clé l'illusion de retrouver un objet
totalement gratifiant.
309
2.3. Synthèse des observations cliniques
Les quatre situations cliniques qui viennent d'être analysées, bien que
très différentes les unes des autres, sont représentatives de la population
des héroïnomanes en cure de méthadone. Il s'agit de deux groupes
contrastés de deux patients chacun, les sujets du premier groupe se
caractérisant vis-à-vis de ceux du second groupe par une gravité moindre au
niveau de la toxicomanie, de la psychopathologie et de l'instabilité
professionnelle. Malgré cette catégorisation, les situations rencontrées sont
très diverses tant au niveau de l'insertion socioprofessionnelle, de
l'appartenance au milieu de la drogue que de la psychopathologie, ce qui fait
de la toxicomanie un phénomène complexe et non unitaire.
Cette synthèse des observations cliniques récapitulera dans un
premier temps les raisons des prises de toxiques telles que les patients les
ont exprimées dans les entretiens libres. Dans un second temps, nous nous
attacherons à faire le point sur la place de la psychopathologie et de la
souffrance psychique dans les conduites de prises de drogues. Nous nous
pencherons dans un troisième temps sur la question de l'intégration
sociale des sujets investigués, à savoir leurs positions face à la société
conventionnelle et à la communauté des usagers de drogues, telle que
celles-ci transparaissent de leurs dires.
Effectuons, pour commencer, un rapide survol des différentes
raisons invoquées par les patients pour expliquer leur addiction :
- Gérard : accent sur l'inactivité
467
, l'ennui, le manque de motivation à
entreprendre, la diminution de l'appétit relationnel (repli narcissique) et les
déclencheurs extérieurs, tels que les personnes qui proposent le produit ;
- Anne : dosage de méthadone insuffisant (explication
psychopharmacologique), influence du partenaire qui consomme, apaiser
un malaise intérieur (automédication), supporter une situation de stress
(examens), calmer l'angoisse liée à une exigence interne de réussite
(pression de l'Idéal du moi) ;
- Nicole : fuir les tracas quotidiens vécus comme oppressants
(vécu persécutoire du monde extérieur, angoisse à tonalité paranoïde),
310
besoin de récompenses (consommation récréative), combattre la fatigue,
influence d'une personne avec laquelle elle consomme, calmer des douleurs
dorsales ;
- Pierre : combattre des sentiments de vide, d'ennui, de solitude
(angoisse anaclitique), prétexte pour rencontrer des gens, substitution du
toxique aux relations (évitement de la menace narcissique d'une véritable
relation d'objet).
Ce rappel des principaux éléments de la compréhension subjective
des prises de drogues nous montre que les raisons mentionnées sont
multiples. Les sujets peuvent évoquer un nombre restreint ou élevé de
raisons touchant à des domaines très variés (psychopharmacologique,
somatique, psychique, relationnel et social).
Venons en maintenant aux raisons mentionnées par les patients qui
peuvent être rattachées à une souffrance psychique voire à une
psychopathologie
468
. Cet aspect est complexe car nous combinons ici deux
approches ; l'approche quantitative qui nous a permis de classer nos quatre
sujets en deux groupes avec ou sans psychopathologie et l'approche
qualitative basée sur le discours du sujet et son interprétation. Du point de
vue clinique, les éléments psychopathologiques se sont avérés très variés,
puisque nous avons été confrontés à une structure psychotique, des traits
narcissiques et borderline et des troubles de l'humeur.
Ainsi, deux patients reconnaissent clairement une souffrance
psychique à l'origine de leurs prises de toxiques. Il s'agit de Pierre qui lutte
contre des sentiments d'abandon et de Anne qui cherche à apaiser une
anxiété diffuse. Or ces deux sujets ont été évalués respectivement avec et
sans psychopathologie, ce qui montre que la fonction d'automédication
d'une souffrance psychique que peut avoir la toxicomanie est relativement
467
La raison principale est mise en gras.
468
Nous utilisons les termes de souffrance psychique et de
psychopathologie pour nous référer respectivement aux aspects subjectifs et
objectifs des troubles psychiques.
311
indépendante de la présence d'une psychopathologie avérée (ce qui
corrobore l'analyse quantitative
469
).
Cette fonction d'automédication, que l'on attribue généralement à la
toxicomanie de ceux qui souffrent de troubles psychiques, est par ailleurs le
plus clairement explicitée chez un sujet (Anne) considéré sans
psychopathologie selon l'analyse quantitative
470
.
C'est pourquoi nous considérons que la fonction d'automédication
dépasse le cadre de la psychopathologie stricto sensu et concerne
également des souffrances psychiques de moindre gravité.
Abordons maintenant la question du lien de la psychopathologie avec
la toxicomanie lorsque le patient ne l'explicite pas dans son discours.
L'approche psychodynamique du symptôme toxicomaniaque est
particulièrement à même d'apporter des éléments de réponse à une telle
question, puisqu'elle s'intéresse justement aux motivations inconscientes
qui sous-tendent la conduite addictive.
C'est alors la place du symptôme dans une structure de personnalité
donnée qu'on envisage. De ce point de vue, la toxicomanie peut être
considérée comme un moyen de réguler l'économie psychique ; la prise de
toxiques venant soutenir une organisation défensive qui ne parvient pas à
contenir l'angoisse, quelle que soit la nature de celle-ci
471
.
Le cas de Nicole est à cet égard exemplaire puisqu'une
psychopathologie (de type psychotique avec troubles dépressifs) a pu être
objectivée par différents moyens (test de personnalité, entretiens cliniques)
469
En effet, la variable troubles dépressifs récents (même légers) est une
des rares variables psychopathologiques à correler avec la toxicomanie.
470
Certes le test de personnalité peut n'avoir pas identifié correctement la
psychopathologie de cette patiente et il s'agirait alors d'un faux négatif, mais au vu
de l'ensemble du tableau clinique la catégorisation donnée par le test nous paraît
juste. De plus, l'anxiété dont Anne souffre n'est pas d'une intensité suffisante pour
satisfaire les critères DSM-III-R du trouble anxieux.
471
On serait tenté de faire une équivalence entre l'archaïsme de
l'angoisse en jeu et la gravité de la psychopathologie objective (évaluée par
autoquestionnaire). Or il y a là un saut épistémologique qui ne permet pas de
réaliser cette correspondance, car l'on sait par exemple qu'une structure de
personnalité psychotique dont le type d'angoisse est très archaïque peut tout à fait
être dépourvue de psychopathologie manifeste.
312
sans que l'on ne retrouve réellement dans son discours d'éléments
évocateurs de tentatives d'automédication d'une souffrance psychique
472
.
Il y a dès lors deux explications possibles : soit les deux phénomènes
sont indépendants, la toxicomanie résultant d'autres facteurs
(psychosociaux, sous-culturels) que celui de la psychopathologie ; soit le lien
entre les deux phénomènes existe mais se trouve en dehors du champ de
conscience du sujet. Si les résultats de notre analyse quantitative exposés
antérieurement plaident pour la première explication, le sens clinique du
praticien penche souvent en faveur de la seconde.
A côté de l'approche psychodynamique qui envisage une signification
inconsciente au symptôme telle que nous l'avons explicité plus haut,
l'approche psychiatrique défend la thèse de la vulnérabilité au stress pour
rendre compte du lien entre psychopathologie et toxicomanie. La fragilité
psychique du patient psychiatrique et ses mécanismes de coping déficients
le prédisposent à recourir aux artifices chimiques pour faire face au stress
473
,
même s'il n'a pas une conscience claire de cette tentative d'automédication.
Si la vulnérabilité au stress chez Nicole est sans conteste élevée
comme le montre sa sensibilité aux désagréments de la vie quotidienne, il
reste cependant difficile d'apprécier dans quelle mesure ses troubles
psychiques contribuent à sa toxicomanie.
Après avoir passé en revue divers aspects de la psychopathologie qui
se rattachent aux prises de toxiques, venons en au dernier volet de notre
synthèse : l'intégration sociale.
Le tableau suivant résume les caractéristiques de l'intégration sociale
des quatre patients présentés, y figure la force des liens pour nos deux axes
d'analyse :
472
Si son utilisation de l'héroïne pour soulager des mots de dos concerne
la sphère somatique, une analyse plus approfondie, que les limites de notre travail
ne nous permettent pas de faire ici, pourrait mettre en relation ce symptôme avec
sa psychopathologie. Il a en effet été décrit des symptômes de plaintes somatiques
(bodily complaints) chez des sujets à risque d'évolution schizophrénique.
473
Ceci explique la prévalence élevée des dépendances à une substance
parmi les schizophrènes. On peut donc imaginer un effet de seuil ; jusqu'à un
certain degré de psychopathologie (qui inclue notre population), il y aurait peu de
lien entre toxicomanie et troubles psychiques et au delà de ce seuil (dans une
313
Tableau 6. Caractéristiques de l'intégration sociale des quatre cas cliniques
Aspects de l’intégration sociale
Gérard
(CM)
Anne
(CM)
Nicole
(GC)
Pierre
(GC)
Liens avec la société conventionnelle + + +/- -
Liens avec la sous-culture drogue - + +/- +
Intégration économique + + +/- -
Intégration relationnelle +/- + +/- -
CM: Consommateurs moyens ; GC: Gros consommateurs.
+: liens forts ; -: liens faibles ; +/-: liens de force moyenne
En ce qui concerne l'axe des liens avec la société conventionnelle
versus la communauté déviante, le discours des sujets révèle que chez
trois
474
d'entre eux existe une ambivalence manifeste face à l'idée
d'appartenir à la société conventionnelle, ce qui laisse présumer d'une
identité déviante encore bien présente. Sur le tableau 6 ces trois sujets se
caractérisent par des liens forts ou moyens avec la sous-culture drogue.
Chez eux les mouvements d'intégration sociale par le biais d'une
recherche d'emploi, d'un projet de formation ou de réadaptation
professionnelle, se doublent d'une tendance inverse, plus ou moins
marquée, à la désinsertion sociale à travers la condamnation et le refus des
valeurs même (sécurité, rentabilité, honnêteté) qui sous-tendent le travail.
La conscience d'une conflictualité d'appartenances est
particulièrement aiguë chez Anne, ce qui n'est pas le cas chez Pierre et
Nicole. Quant à Gérard, il se différencie des trois autres patients dans la
mesure où l'appartenance au groupe des usagers est peu présente dans
son discours, il se montre surtout préoccupé par ses liens avec la société
conventionnelle (retrouver un emploi, cacher son habitude toxicomaniaque).
Il insiste en effet sur ce qui permet le contrôle (social) de sa toxicomanie, en
mentionnant le fait d'avoir une activité et la crainte d'être découvert comme
étant sous l'influence d'une drogue. Ses liens avec la société
conventionnelle sont donc bien présents.
population de schizophrènes par exemple), le stress de la psychopathologie
induirait un recours aux toxiques significativement plus fréquent.
474
Anne, Nicole et Pierre.
314
Lorsqu'on envisage la fréquence d'apparition du thème relatif au
monde du travail dans les entretiens libres, on constate que celui-ci est très
inégalement représenté dans le discours des quatre patients
475
. Omniprésent
chez l'un (Gérard) qui insiste sur l'aide au contrôle de la toxicomanie que
procure une activité professionnelle, il est absent du discours chez un autre
(Pierre) qui se centre sur son vécu d'isolement. Chez les deux autres
patientes, le travail est vécu soit comme une source de frustrations que
l'héroïne aide à supporter (Nicole), soit comme une possibilité à la fois
d'aliénation et de réalisation personnelle (Anne). Il en découle que seuls les
deux sujets du premier groupe (Gérard et Anne, consommateurs moyens)
ont une vision positive du travail, ce qui est congruent avec le fait qu'ils aient
été évalués comme stables professionnellement.
Relevons que les deux sujets du premier groupe (Pierre et Nicole,
gros consommateurs) se différencient des deux autres non seulement par
leurs antécédents de déviance scolaire et leur toxicomanie actuelle
importante mais aussi par leur façon très ouverte de revendiquer l'exercice
d'activités antisociales (vol, commerce de stupéfiants) et de se sentir au-
dessus des lois. Ceci renvoie à la faiblesse des liens avec le monde
conventionnel, ce qui limite le rôle du contrôle social.
Quant à l'incitation à consommer des psychotropes que représentent
les liens avec le milieu de la drogue, la plupart des patients y font allusion.
Ils considèrent en effet le fait de côtoyer des consommateurs, de même que
d'avoir un(e) partenaire toxicomane, comme une source majeure d'influence.
Toutefois, ce qui fait l'efficacité de ce mécanisme d'influence interpersonnel
n'apparaît pas dans leur discours, à savoir la force du lien social et du
sentiment d'appartenance au groupe des usagers constitutif de l'identité
déviante, qui contraint le sujet à adopter le comportement de ses pairs, faute
de quoi il se sentira déloyal et risquera de se faire rejeter par son groupe
476
.
Relevons encore que sur ce mécanisme d'influence interpersonnel il y a une
475
En contrepartie, dans les entretiens structurés, à la question des
objectifs de vie, tous ont mentionné le fait d'avoir un emploi.
476
Ce mécanisme est pourtant bien connu des buveurs d'alcool, puisque
dans certains milieux le fait de refuser un verre représente une insulte envers celui
qui l'offre et entraîne la désapprobation générale du groupe.
315
forte concordance entre l'analyse qualitative et quantitative, puisque celle-ci
a montré que les gros consommateurs avaient plus souvent des personnes
toxicomanes dans leur entourage.
Venons en maintenant à notre axe d'analyse centré sur les
dimensions économique et relationnelle de l'intégration sociale.
L'intégration économique, en ce qui concerne principalement la vie
professionnelle, peut être considérée comme satisfaisante chez Anne qui
possède un bagage culturel notable, qu'elle est de plus en train d'améliorer.
Bien que Gérard ait été catégorisé comme stable professionnellement, ses
périodes intermittentes de chômage le place dans une situation limite. Il n'est
toutefois pas à risque de désinsertion professionnelle car il possède, tout
comme Anne, de l'expérience et un diplôme.
Il en va différemment de Pierre, sans formation, qui a connu une forte
instabilité professionnelle. De même, Nicole, bien que possédant un diplôme
et ayant remboursé la majeure partie de ses dettes, n'arrive pas à rester
longtemps dans la même place, pour des raisons qui ne doivent pas être
étrangères à sa psychopathologie.
Quant à l'intégration relationnelle, si on peut la considérer comme
problématique chez trois des quatre patients
477
, c'est surtout chez Pierre
qu'elle est manifestement déficiente. Il est par ailleurs le seul à se plaindre
de son isolement et relie ses sentiments de solitude à son besoin de recourir
aux drogues. Sa difficulté à établir des relations significatives, notamment
avec le sexe opposé, est effectivement au cœur de sa problématique.
L'isolement a un caractère moins subi chez Gérard qui dit rechercher
la solitude, même s'il y a quelques années elle lui était insupportable. Ses
traits narcissiques donnent un caractère utilitaire et peu réciproque à ses
relations qui ne peuvent que se traduire par des liens fragiles.
Quant à Nicole, la tonalité persécutoire de son rapport au monde
l'amène à vivre son environnement relationnel comme constitué d'individus
égoïstes dont il est préférable de ne rien attendre. Elle cherche de plus à
prendre ses distances avec le milieu de la drogue en interrompant les
relations avec les usagers de substances illicites. Sa famille est par ailleurs
477
Gérard, Nicole et Pierre.
316
absente des personnes considérées comme importantes dans sa vie, ce qui
renvoie à une faille majeure des images identificatoires. Malgré cette fragilité
des relations d'objet, Nicole n'est pas isolée socialement ; la drogue servant
chez elle de médiateur relationnel qui vient colmater son rapport à l'autre
déficient.
Parmi les patients évalués les difficultés relationnelles ne sont pas
toujours mises en lien de manière explicite avec la toxicomanie. Néanmoins,
lorsqu'elles ne le sont pas, c'est souvent parce que la drogue vient masquer
et dans une certaine mesure pallie ce type de problème. Le produit
fonctionne alors comme un médiateur relationnel, en redonnant au rapport
à l'autre un caractère non menaçant tant par le biais de l'effet chimique du
produit que par l'instauration d'un sentiment d'appartenance à la
communauté des usagers de drogues. Appartenance qui place l'individu
dans une position ambivalente et hésitante face à l'idée de s'intégrer dans la
société et d'y trouver sa place, puisque celle-ci est porteuse de valeurs qui
s'opposent à celles de la sous-culture drogue.
En résumé, les thèmes relatifs à l'intégration sociale sont bien
présents dans le discours des patients. En ce qui concerne les dimensions
économique et relationnelle, certains ont en effet mentionné parmi les
raisons du recours aux drogues, le rôle de l'inactivité professionnelle et de
l'isolement social. De plus, le thème de l'exposition aux usagers de drogues
comme incitation à la consommation est apparu fréquemment, soulignant
par-là l'importance des liens et du sentiment d'appartenance au milieu de la
drogue.
317
CONCLUSION
1. Résumé du développement et rappel de la problématique
Arrivé au terme de ce travail, nous allons rappeler brièvement notre
problématique afin de la confronter aux apports des différents chapitres.
Le but de notre travail a consisté à mettre en évidence le rôle de la
psychopathologie et de l'intégration sociale dans les conduites
toxicomaniaques. Celles-ci ont été abordées sous deux angles théoriques
mis en perspective ; une approche psychiatrique qui fait d'elles un trouble
psychique et une approche socio-anthropologique qui voit dans la
toxicomanie une pratique socioculturelle déviante.
La question centrale visait donc entre autre à déterminer lequel de
ces deux modèles théoriques était le plus à même de rendre compte des
abus de drogues. Il ne s'agissait pas bien entendu de nier la
multidimensionnalité du phénomène ou de vouloir en réduire la complexité,
mais plutôt de cerner les limites du modèle médical en le confrontant à des
champs de savoir d'un usage moins courants dans le domaine de la prise en
soins des usagers de drogues.
L'idée principale consistait à envisager la dimension sous-culturelle de
la toxicomanie comme plus fondamentale que la dimension
psychopathologique. C'est pourquoi nous avons principalement développé
notre problématique autour de la notion d'intégration sociale, envisagée
sous deux aspects.
Un premier aspect concerne un processus unique où l'intégration et
l'exclusion sociale en constituent les deux pôles. Ce processus de
désinsertion sociale, tel que certains
478
l'ont conceptualisé, comporte trois
dimensions : relationnelle, économique et symbolique.
Le second aspect touche aux modalités de répartition des liens entre
la communauté déviante des usagers de drogues et la société
478
V. de Gauléjac et I. Taboada Leonetti, op. cit.
318
conventionnelle. Ces appartenances sociales divergentes mettent en jeu
des processus de socialisation opposés qui sont à l'origine de la bipolarité
identitaire déviante et conforme de l'usager de drogues. Le degré de
conflictualité de ces appartenances antagonistes dépend de la capacité du
sujet à s'adapter à des systèmes normatifs contradictoires.
Nous avons fait l'hypothèse qu'une identité sociale déviante
marquée reflète une forte insertion dans la sous-culture drogue ce qui
amènera une consommation de toxiques accrue, de même qu'un risque
élevé de désinsertion sociale.
Armé de ces réflexions, passons maintenant en revue les principaux
apports de la littérature exposée dans les quatre premiers chapitres qui
constituent la première partie de notre travail.
La sous-culture drogue à laquelle nous attachons une importance
majeure dans le développement des conduites toxicomaniaques peut être
envisagée au niveau de sa genèse comme une construction sociale. Notre
historique de la naissance de la toxicomanie a montré comment s'est
progressivement dessinée l'image du toxicomane actuel. Beaucoup plus que
les comportements de prises de drogues eux-mêmes, ce sont avant tous les
discours, les attitudes et les prises de positions diverses qui ont façonné et
construit ce qui est devenu le problème "drogue".
Les usagers de drogues ont en effet subi dès le XIXe siècle une
disqualification notable tant au travers de la mise en place de l'hygiène
publique qui cherchait à contrôler et modifier certains modes de vie jugés
inadéquats, qu'au travers de la théorie de la dégénérescence qui a
stigmatisé les abus de toxiques comme mettant en péril la race humaine. De
plus au même titre que les noirs et les prolétaires, les usagers de drogues
étaient considérés comme des individus inférieurs et dégénérés aux mœurs
dissolues. La construction alarmiste d'un tel portrait a aboutit, pour la France
en 1916, à figer l'image du toxicomane dans celle du délinquant en décrétant
sa pratique hors la lois.
Avec la reprise du phénomène drogue à la fin des années 1960,
l'image du toxicomane s'imprègne du mouvement contestataire hippy qui
rejette les valeurs matérialistes du monde occidental et prône le retour à la
nature. Ce mouvement d'opinion chez les jeunes offrira une idéologie "prête
319
à penser" à ceux qui ne trouveront pas leur place dans la société. Une
nouvelle fois, avec la lois de 1970 en France, l'usager de drogue sera
assimilé au délinquant, avec comme possible issue l'adhésion au statut de
malade lorsque la justice décide l'injonction thérapeutique.
La psychopathologie de la toxicomanie a été traitée au chapitre deux
sous deux angles, à savoir l'angle positiviste de la psychiatrie descriptive
du DSM-IV et l'angle relativiste en nous intéressant aux conditions
socioculturelles de la production du discours psychiatrique, ainsi qu'à ses
conséquences sur la perception du phénomène drogue tant par l'opinion
générale que par les usagers de drogues eux-mêmes.
L'approche positiviste a montré la nature du dysfonctionnement
psychosocial induit par la dépendance à une substance, à savoir
l'envahissement des différents champs de la vie personnelle et sociale par
une activité unique, centrée sur la consommation incontrôlée du toxique.
Deux types de dysfonctionnements qui compromettent l'intégration sociale
du sujet ont été relevés ; l'un, réversible, lié à l'adoption de comportements
délinquants en vue de financer l'achat des produits, l'autre, durable,
consécutif à une psychopathologie associée, aboutissant généralement à
une incapacité psychiatrique.
L'approche relativiste a mis en évidence le poids des représentations
socioculturelles dans l'élaboration de la catégorie diagnostique de
dépendance à une substance et dans le vécu de cette étiquette par le
patient.
La notion même de dépendance et son corollaire de trouble du
contrôle mettent l'accent sur l'aspect involontaire de la toxicomanie, ce qui
permet de rendre plus acceptable une conduite socialement désapprouvée
et autorise sa gestion par la médecine. De plus, la rationalité psychiatrique
ne peut concevoir autrement que comme pathologique la répétition d'une
conduite fortement nuisible pour la santé et peut donc difficilement
conceptualiser un usage nuisible volontaire
479
. Ceci supposerait une prise
en considération des valeurs propres à la sous-culture drogue axées sur la
recherche du danger et du plaisir immédiat.
320
Il résulte de cette médicalisation de la toxicomanie l'image d'un
usager de drogue malade et sans volonté qui renforce le stéréotype social
du drogué passif, faible et irresponsable. Malgré ses aspects négatifs,
l'identification à un tel portrait offre à l'usager de drogue un moyen d'être
accepté par la société
480
; il sera dès lors tenté de se rallier au modèle de la
maladie pour expliquer sa conduite (auto-étiquetage socialement
fonctionnel
481
) avec tout l'impact de déresponsabilisation que cela comporte.
Le glissement vers le statut d'assisté au détriment d'une recherche
d'intégration est alors un risque réel.
Le raisonnement qui consiste à envisager le discours psychiatrique
comme participant à la création du problème "drogue" a été repris au
chapitre trois dans le contexte plus général d'une approche sociologique
interactionniste de la notion de déviance. En tant que conduite illégale qui
transgresse la norme de tempérance, la toxicomanie est doublement
stigmatisée comme déviante. En raison de ces deux aspects de
transgression et de désignation, la sociologie la classe parmi les déviances.
On met en évidence un mécanisme de désignation, lorsque l'opinion
publique appréhende l'ensemble des usagers de drogues par le biais d'un
portrait stéréotypé et caricatural. Ceci joue un rôle rassurant car le danger
que ces comportements peut représenter apparaît ainsi comme le fait
d'individus facilement identifiables.
Le mécanisme de désignation participe à la construction d'une
identité déviante chez la personne qui transgresse, dans la mesure où les
caractéristiques assignées dans le jeu des interactions successives sont
progressivement intériorisées et acceptées par le sujet. Ceci amène le
paradoxe suivant : alors que la désignation a une fonction de contrôle social
et de dissuasion des comportements déviants en plaçant l'individu en
479
Par ailleurs l'usage nuisible volontaire place le soignant dans la
position très inconfortable d'impuissance face au patient.
480
Il s'agit là entre autre d'un moyen de réduire la conflictualité entre les
aspects déviants et conformes de son identité.
481
Selon la terminologie de J. B. Davies, op. cit.
321
position de visibilité sociale extrême, c'est l'effet inverse qui peut se produire
puisque la désignation tend à renforcer les comportements déviants.
L'identité déviante se développe aussi et surtout dans le groupe
déviant qui permet l'apprentissage des techniques de consommation, du
sens à donner aux effets du produit et plus généralement des attitudes utiles
à l'adoption du rôle de toxicomane. L'apprentissage d'un mode de vie et
d'une manière de voir le monde se fait par assimilation progressive des
normes et valeurs propres à la sous-culture du groupe.
Dès lors le sujet va devoir gérer deux systèmes de valeurs
antagonistes, l'un conventionnel, l'autre déviant. Le groupe des usagers de
drogues l'aidera dans cette tâche en lui fournissant des techniques de
neutralisation du contrôle social, mais c'est surtout en s'installant dans un
processus d'isolement et de fermeture
482
, c'est-à-dire en diminuant les
contacts avec les membres de la société conventionnelle, que le sujet
réduira les occasions de conflit.
La sous-culture drogue n'est pas une entité homogène et bien
délimitée, elle varie en fonction du type de drogue et des liens avec les
milieux délinquants. On peut néanmoins la caractériser de deux manières.
D'une part son rejet des valeurs de la classe moyenne (travail, honnêteté,
sécurité) au profit de valeurs hédonistes
483
l'oppose à la société
conventionnelle et d'autre part elle s'en rapproche par la recherche de
gratifications immédiates et matérielles, attitude que notre société de
consommation encourage.
En ce qui concerne l'intensité de la consommation de drogues, nous
avons relevé qu'au sein même de la sous-culture drogue certains aspects,
tels que les valeurs hédonistes, favorisent la consommation de toxiques,
alors que d'autres (la structuration sociale du groupe et sa culture propre) la
482
E. M. Lemert, 1967, op. cit.
483
Dans la mesure où la sous-culture drogue refuse tant les valeurs de
réussite sociale que les moyens conventionnels pour l'accomplir, elle peut trouver
sa place dans la catégorie du retrait, selon la terminologie mertonienne des
différents modes d'adaptation sociale. Si par contre l'on considère ses liens avec
les milieux délinquants qui visent des buts valorisés socialement (la réussite
matérielle), mais en employant des moyens illicites, la sous-culture drogue se
situerait dans la catégorie de l'innovation.
322
régulent. En effet, lorsque la structuration sociale du groupe est forte, la
recherche d'un statut au sein du groupe en vient à prendre plus d'importance
que l'acquisition du produit lui-même.
Dès lors, si les difficultés d'intégration sociale dans la société
conventionnelle ne sont pas compensées par une insertion dans le groupe
constitué des usagers de drogues, c'est à une double exclusion que le
sujet sera confronté. Situation de désaffiliation fortement préjudiciable
puisque le tissu des représentations socioculturelles permettant l'élaboration
symbolique tant du statut de déviant que des prises de toxiques sera absent,
livrant le sujet à une substance particulièrement dévastatrice car devenue
socialement stérile.
Poursuivant l'étude des liens entre intégration sociale et toxicomanie,
mais sous un angle épistémologique différent, nous nous somme centrés au
chapitre quatre sur les déterminismes psychosociaux de la toxicomanie.
En tant que processus de développement du pôle social de l'identité
par intériorisation des normes et valeurs du groupe, nous nous sommes
intéressés au mécanisme de la socialisation, constitutif du sentiment
d'appartenance. La socialisation s'exerce la vie durant à travers différents
agents, tels que la famille, l'école, les pairs, le travail, etc. Sa fonction est de
permettre l'adaptation et l'intégration sociale de l'individu, mais ce but risque
de ne pas être atteint lorsque la socialisation est déficiente précocement ou
qu'elle le devient à l'adolescence, risque particulièrement présent chez les
usagers de drogues.
Le processus de désinsertion sociale a été envisagé comme constitué
de deux pôles : intégration et exclusion sociale, et de trois dimensions :
relationnelle, économique et symbolique
484
. L'exclusion économique et
symbolique concerne particulièrement les usagers de drogues en raison
respectivement de leurs difficultés à s'insérer dans le monde du travail et de
l'image négative qui les poursuit. Par contre l'intégration relationnelle dans la
communauté des consommateurs de drogues les protège de l'isolement.
L'affaiblissement des liens avec le groupe conventionnel et l'affiliation
à des groupes déviants constituent les deux aspects fondamentaux de
484
V. de Gauléjac et I. Taboada Leonetti, op. cit.
323
l'évolution vers la déviance. Si la théorie du contrôle social considère le
premier comme déterminant, dans la mesure où les liens sociaux sont des
vecteurs de régulation du comportement, la théorie de la déviance
culturelle (qui inclue celle de l'apprentissage social) fait du second
phénomène l'élément explicatif central, en tant que le groupe déviant fournit
les modèles indispensables à l'apprentissage et au maintien des
comportements déviants.
La redéfinition des liens et appartenances sociales propres à
l'adolescence place le sujet qui traverse cette tranche de vie en position de
risque face à la désinsertion sociale. C'est pourquoi nous lui avons accordé
une attention particulière en abordant la théorie des comportements
problématiques. Cette dernière a tenté d'éclairer l'exagération de cette
propension naturelle de l'adolescent à adopter des comportements qui
transgressent les normes. Les prises de drogues, au même titre que d'autres
comportements désapprouvés socialement (délinquance, rapports sexuels
précoces, fugues), peuvent remplir diverses fonctions
485
pour l'individu, dont
celle de marquer un changement de statut et d'affirmer sa maturité et son
indépendance.
Certaines caractéristiques de la personnalité, telles que le besoin
d'indépendance, l'aliénation, la faible estime de soi et la critique sociale sont
corrélées avec les comportements problématiques, il en va de même de
divers aspects de l'environnement perçu : faible soutien des parents et des
amis, ainsi qu'un faible contrôle de leur part. Ces éléments reflètent une
perturbation des liens avec le monde conventionnel qui favorise le non-
conformisme psychosocial.
Des études épidémiologiques
486
ont également montré que l'abus de
substances licites (alcool, tabac), les conduites de déscolarisasation
(retard scolaire fréquent, absentéisme) et les conduites délictueuses (le
vol, les fugues, le racket, la violence) représentaient des signes avant
485
Il s'agit de l'expression d'une opposition à l'autorité adulte, d'une
tentative de coping avec l'anxiété ou la frustration, d'une manière d'être accepté
dans le groupe des pairs ou d'affirmer un attribut de l'identité personnelle.
486
M. Choquet et al., 1992, op. cit.
324
coureur d'un risque d'évolution vers la toxicomanie. Risque d'autant plus
grand que ces conduites surviennent tôt.
Parmi les différents agents de socialisation qui peuvent influencer
l'évolution de l'adolescent vers la toxicomanie, le groupe des pairs tient une
place à part, son influence supplante à certains égards celle de la famille.
Les attitudes et comportements concernant les prises de drogues chez les
pairs représentent en effet le meilleur prédicteur d'une consommation
ultérieure de toxiques.
Si les études concernant la période de l'adolescence montrent un lien
entre conduites de désocialisation et abus de drogues, elles montrent aussi
une vie sociale avec les pairs plus intense chez les usagers de
psychotropes. Cet aspect relationnel de l'usage de drogue se retrouve
dans des populations de jeunes adultes, puisqu'il a été démontré
487
que les
usagers de drogues tendent à développer des liens d'amitié plus proches
comparés aux abstinents. Les caractéristiques structurales des réseaux
d'amitié en terme de tailles et de densité propres à ces deux populations
sont par ailleurs semblables.
Ainsi tout se passe comme si ce que l'usager de psychotropes perdait
en liens avec le monde conventionnel, il le gagnait en qualité de liens avec
le monde déviant. La toxicomanie peut donc être envisagée comme étant à
l'origine tant d'une perte que d'un gain en lien social.
La deuxième partie de notre travail expose une recherche empirique
réalisée auprès d'ex-héroïnomanes en cure de méthadone. La méthode
utilisée est double, elle consiste d'une part en une analyse corrélationnelle
de données quantitatives : des informations anamnèstiques tirées
principalement des dossiers médicaux, une évaluation des abus de
substances psycho-actives et les réponses à deux autoquestionnaires de
psychopathologie. Quatre-vingt-trois sujets
488
ont été répartis en trois
groupes en fonction de la gravité de leur toxicomanie au cours des six
derniers mois.
487
D. Kandel & M. Davies, op. cit.
488
Cet échantillon était composé de patients âgés entre 22 et 42 ans
(moyenne : 32 ans), il y avait 77% d'hommes et 66% de célibataires.
325
D'autre part, quatre sujets ont fait l'objet d'une évaluation approfondie
à l'aide d'entretiens structurés et libres centrés respectivement sur la
psychopathologie et les motifs des prises de drogues. Ces entretiens ont
fourni un matériel verbal analysé selon une approche clinique d'orientation
psychodynamique.
Nos analyses de l'intégration sociale ont été développées sur deux
axes conceptuels, à savoir d'une part le processus bipolaire exclusion -
intégration sociale principalement dans ses dimensions économique et
relationnelle et d'autre part le système des appartenances au monde
conventionnel et à la sous-culture drogue.
Les variables de l'analyse quantitative couvraient trois domaines : la
toxicomanie, l'intégration sociale (relationnelle et économique) et la
psychopathologie. La combinaison des trois domaines a donné lieu à une
analyse divisée en trois volets.
1. L'analyse des liens entre l'intégration sociale et la toxicomanie a
permis de mettre à l'épreuve des hypothèses basées sur les théories de la
déviance culturelle et du contrôle social. Chacune de ces théories était
centrée sur un des paramètres de notre deuxième axe d'analyse, à savoir
les liens avec le monde déviant versus conventionnel.
Les hypothèses basées sur la théorie de la déviance culturelle
prévoyaient un lien entre la gravité de la toxicomanie et l'implication dans les
groupes déviants. Cette hypothèse a été confirmée en ce qui concerne la
déviance générale précoce
489
, moins fréquente chez les faibles
consommateurs. Mais elle a été en contrepartie infirmée en ce qui concerne
les problèmes judiciaires de l'âge adulte précédant l'entrée en cure de
méthadone, ce qui permet de voir une certaine indépendance entre la
toxicomanie et les activités délictueuses.
En ce qui concerne les hypothèses fondées sur la théorie du
contrôle social, nous nous attendions à trouver une corrélation inverse
entre les variables évaluant les liens avec la société conventionnelle et la
489
L'indice de déviance précoce regroupe les antécédents de déviance
scolaire, de délinquance juvénile et d'usages précoces de drogues. Parmi ces
variables prises séparément, seule la variable consommation de drogues précoces
a montré un lien significatif avec la toxicomanie à l'âge adulte.
326
toxicomanie. Ceci a été confirmé pour les domaines relationnel et
professionnel de l'intégration sociale.
En effet les faibles consommateurs sont plus exposés aux situations
de contrôle social puisqu'ils cohabitent plus
490
et qu'ils ont plus souvent une
partenaire non toxicomane que les gros consommateurs. Si ceux-ci habitent
plus souvent seuls, on ne peut toutefois les considérer comme isolés
socialement car la proportion d'entre eux ayant une partenaire privilégiée, de
même que la durée de la relation sont tout à fait comparables à ce que l'on
trouve chez les faibles consommateurs. On ne peut donc parler
véritablement d'une faille de l'intégration relationnelle au sens large chez
les gros consommateurs, mais plutôt d'un déficit en relations de type
conventionnelles au profit des liens avec le monde déviant.
Concernant les liens avec le monde professionnel
491
, un degré moyen
à élevé de prise de drogues se traduit par une plus grande instabilité
professionnelle (catégories socioprofessionnelles basses, plus de
chômage et d'arrêts de travail, emplois de plus courte durée). Un tel
phénomène peut s'expliquer de manière causaliste par les effets du toxique
qui limitent les capacités de travail, mais aussi inversement par la perte d'un
environnement régulateur du comportement (fonction de soutien et de
contrôle social des contacts humains) qui survient avec l'inactivité
professionnelle et qui favorise le recours aux drogues. On peut également
expliquer cette importance de la toxicomanie chez les instables en recourant
à un facteur commun, celui d'une disposition interne liée à l'identité
déviante et donc sous-tendue par des valeurs qui rendent le conformisme
au monde du travail difficile, tout en facilitant l'adoption des comportements
toxicomaniaques.
490
Il s'est avéré que le taux de patients faibles consommateurs vivant
seuls (24,2%) est proche du taux de la population générale masculine du même
âge (21,2%), alors que les gros consommateurs vivent nettement plus souvent
seuls (55,6%). La tendance de ces derniers à habiter plus souvent seuls, peut être
comprise comme une volonté d'évitement du contrôle social. Evitement qui renforce
à son tour la consommation de toxiques.
491
Rappelons qu'au moment de l'entretien 24% des patients étaient
inactifs professionnellement.
327
2. L'analyse des liens entre la psychopathologie et la toxicomanie a
porté sur les antécédents psychiatriques durant l'enfance, l'adolescence et
l'âge adulte, de même que sur la psychopathologie actuelle évaluée par
autoquestionnaire. Globalement les liens se sont avérés faibles puisque
limités à deux variables. En effet, seuls les troubles dépressifs récents et la
présence d'un traitement psychopharmacologique ont corrélé avec la
toxicomanie.
L'hypothèse de la fonction d'automédication de la toxicomanie a donc
une portée explicative limitée, mais peut néanmoins concerner une catégorie
restreinte de patients souffrant de troubles de l'humeur.
3. Le dernier volet de l'analyse quantitative a concerné les relations
entre la psychopathologie et l'intégration sociale principalement au
niveau professionnel.
La psychopathologie, tant au niveau des antécédents psychiatriques
(notamment les troubles des conduites), que des troubles actuels, a montré
des liens très significatifs avec l'instabilité professionnelle
492
. Ce constat
permet de considérer les troubles psychiques (notamment les troubles de la
personnalité du registre psychotique et borderline) comme un facteur de
désinsertion professionnelle encore plus puissant que la toxicomanie.
Ces résultats ont validé notre hypothèse basée sur l'idée que la
psychopathologie représente un handicap face à l'adaptation sociale en
général, et à fortiori face aux exigences du monde professionnel en
particulier. De plus nous avons également envisagé les troubles psychiques
comme une motivation à adhérer à une communauté déviante à des fins de
substitution des liens manquants avec la société conventionnelle. La
recherche d'un sentiment d'appartenance au groupe déviant peut être conçu
comme une démarche autothérapeutique.
En résumé, l'analyse quantitative des données prélevées sur notre
échantillon d'héroïnomanes en cure de méthadone révèle que :
- l'intégration professionnelle est fortement affectée par la
psychopathologie et secondairement par la toxicomanie ;
492
La psychopathologie n'a par contre pas montré de liens significatifs
avec l'intégration relationnelle, en ce qui concerne le mode d'habitation, la présence
d'une partenaire et la durée de la relation.
328
- l'intégration relationnelle au niveau de la vie de couple est peu
affectée par la toxicomanie, et ne l'est pas du tout tant par la
psychopathologie que par l'instabilité professionnelle ;
- les gros consommateurs ont un style relationnel différent des faibles
consommateurs : ils sont moins souvent mariés, habitent plus souvent seuls
et sont plus enclins à avoir une partenaire toxicomane ;
- les faibles consommateurs ont un style relationnel nettement plus
proche de la norme que de celui des gros consommateurs ;
- la toxicomanie s'accompagne d'un déficit en relations de type
conventionnel au profit des liens avec le monde déviant, ce qui contrecarre
les tendances à l'isolement ;
- la toxicomanie est beaucoup plus liée à une problématique
psychosociale (instabilité professionnelle, insertion dans le milieu de la
drogue) que psychopathologique ;
- sur l'ensemble des relations entre domaines envisagées, le lien
entre la psychopathologie durable (échelle Sc et borderline du MMPI) et
l'instabilité professionnelle était le plus significatif.
Dans la seconde partie du chapitre consacré aux résultats de notre
recherche, la présentation de quatre situations cliniques a permis de réaliser
une analyse approfondie de la psychopathologie, des raisons des prises de
drogues, ainsi que du vécu de la position sociale déviante occupée. Deux
sujets avaient été évalués selon l'analyse quantitative comme gros
consommateurs, instables professionnellement et affectés d'une
psychopathologie, alors que les deux autres sujets étaient des
consommateurs moyens, stables professionnellement et dépourvus de
psychopathologie.
Les raisons de la consommation de drogues étaient multiples
puisqu'elles pouvaient concerner toute une variété de domaines :
psychopharmacologique (dosage de méthadone insuffisant), somatique
(calmer des douleurs), psychique (lutte contre des sentiments de vide,
contre l'anxiété), relationnel (influence des pairs) et social (effet du
chômage). Notre analyse a porté sur divers aspects relevant de la
psychopathologie et de l'intégration sociale.
329
Concernant la psychopathologie, deux patients considéraient le
recours aux drogues comme un moyen d'apaiser une souffrance psychique
(lutte contre des sentiments de solitude chez l'un et besoin d'apaiser une
anxiété diffuse chez l'autre). Cette fonction d'automédication s'est par
ailleurs avérée indépendante d'une psychopathologie objectivée, puisqu'un
des deux patients concernés en était dépourvu. Ceci signifie que la
consommation de toxiques pour apaiser un mal être psychique peut
concerner à la fois ceux qui souffrent d'un trouble psychiatrique avéré et
ceux qui en sont dépourvus.
L'existence de liens entre psychopathologie et toxicomanie n'implique
toutefois pas qu'ils apparaissent dans le discours du patient. En effet, d'une
part la drogue peut être consommée pour des motifs inconscients, le
toxique joue alors un rôle de régulateur de l'économie psychique du sujet en
soutenant une organisation défensive qui ne parvient pas à contenir
l'angoisse quelle qu'en soit la nature. D'autre part, la vulnérabilité au stress
des patients psychiatriques liée au déficit de leurs mécanismes de coping,
fait d'eux des sujets sensiblement plus enclins à recourir aux solutions
chimiques pour gérer leurs difficultés, même s'ils n'ont pas conscience de
leur état de fragilité
493
.
Les observations cliniques ont également apporté un éclairage sur
divers aspects de l'intégration sociale se rapportant autant au
positionnement face à la société globale et ses valeurs qu'au vécu des liens
avec la communauté des usagers de drogues.
En ce qui concerne l'axe des liens avec la société conventionnelle
et la communauté déviante, chez trois patients sur quatre, l'idée
d'appartenir à la société conventionnelle et d'en partager les valeurs était
teintée d'ambivalence. Par ailleurs, les positions de rejet de l'ordre social
étaient particulièrement prononcées chez les deux sujets instables
professionnellement qui affichaient leur refus de se soumettre à certaines
lois et revendiquaient l'exercice d'activités antisociales (vol, commerce de
stupéfiants). Il en découle que l'identité déviante était particulièrement
493
Si la vulnérabilité au stress propre à la psychopathologie n'a pas été
un facteur important de prise de drogues dans notre échantillon, on sait qu'il en va
330
affirmée chez ces deux sujets gros consommateurs, ce qui va dans le sens
de notre hypothèse de base qui reliait identité sociale déviante et maintien
des prises de drogues durant la cure de méthadone.
La fréquentation des usagers de drogues perçue comme une forte
incitation à consommer est revenue systématiquement dans le discours des
patients. Ce mécanisme repose bien souvent sur le sentiment
d'appartenance au groupe qui pousse le sujet à adopter le comportement
de ses pairs. L'acceptation au sein du groupe constitue par ailleurs un
renforcement positif du geste de la prise de drogue.
Quant à notre axe d'analyse centré sur les dimensions économique et
relationnelle
494
de l'intégration sociale, certains motifs de prises de drogues
ont pu être rattachés à chacune d'elles, à savoir le rôle du travail comme
régulateur des consommations
495
et l'isolement social comme incitateur à
rechercher le contact avec le monde de la drogue.
La dimension de l'intégration relationnelle était primordiale pour la
compréhension du phénomène, car il s'est avéré que face à des difficultés
relationnelles, l'usage de drogues fonctionnait comme un médiateur
relationnel. En effet, la consommation de drogues redonne accès à une
communauté aux isolés et joue le rôle de protection psychique dans le
rapport à l'autre chez ceux souffrant de troubles de la personnalité
(notamment de types borderline et psychotique).
Pour clore cette première partie de notre conclusion par un résumé
reprenons notre questionnement initial
496
afin d'en préciser les éléments
confirmés et infirmés.
autrement parmi des populations plus gravement atteintes psychiquement telles
que celle des schizophrènes.
494
L'accès à la dimension symbolique de l'intégration sociale n'a pas été
possible avec la méthodologie utilisée.
495
Exception faite d'un emploi vécu comme inintéressant et donc
frustrant, ce qui peut favoriser les consommations.
496
Notre question principale a été précisée dans un second temps par
une hypothèse générale qui resituait les abus de toxiques dans le contexte de la
cure de méthadone, nous formulons ici une synthèse de ces deux temps de notre
questionnement.
331
Notre réflexion de départ envisageait l'héroïnomanie, de même que la
persistance des abus de toxiques durant la cure de méthadone, comme la
manifestation de deux phénomènes distincts mais interdépendants.
Le phénomène jugé d'importance prioritaire consistait dans les
modalités d'intégration sociale de la personne, à savoir l'importance des
liens avec la société globale d'une part, et d'autre part avec le milieu de la
drogue.
Secondairement la toxicomanie était envisagée comme l'expression
d'une psychopathologie et plus spécifiquement comme une tentative
d'automédication de troubles psychiques.
La hiérarchisation de l'importance de ces deux phénomènes a été
globalement confirmée par notre analyse quantitative qui a montré que la
toxicomanie était plus fortement liée aux difficultés d'intégration économique,
notamment professionnelle, qu'à la psychopathologie.
Concernant la question de l'intégration sociale, nous avons travaillé
tout au long de notre étude avec deux acceptions du terme. A savoir, d'une
part la notion d'intégration sociale atypique, reflet d'une identité déviante
propre au statut de toxicomane, qui renvoie aux concepts de sous-culture et
de style de vie, dont l'usage de toxiques n'est qu'un élément parmi d'autres
et d'autre part la notion d'intégration sociale défaillante liée à un processus
de désinsertion sociale globale allant de paire avec l'idée d'isolement voire
d'exclusion sociale, dans sa triple dimension économique, relationnelle et
symbolique. Le malaise, le stress et la dévalorisation liés à l'exclusion
sociale expliquent la probabilité accrue de recours aux drogues chez ceux
qui vivent de telles situations.
Ces deux aspects de l'intégration sociale nous sont donc apparus
comme pertinents et complémentaires pour comprendre les consommations
de drogues illégales. Nous pouvons schématiser le rôle de chacun d'eux de
la manière suivante :
332
Intégration sociale atypique :
Appartenance à la sous-culture
drogue
Renforcement de l’identité
sociale déviante
o
Adhésion aux
valeurs “pro
drogues”
o
Usage de drogues :
- comme rituel
d’appartenance
- comme style de
vie
Intégration sociale défaillante :
Exclusion sociale
o
Troubles psychiques
(humeur et
comportements
antisociaux)
Diminution du
contrôle et soutien
social
o
Usage de drogues :
- en auto-
médication
- comme passage à
l’acte auto-
agressif
- par dérégulation
Affaiblissement de l’identité
sociale conforme
Figure 2. Présentation schématique des deux aspects de l'intégration sociale
et ses liens avec l'usage de drogues.
L'intégration sociale atypique, soit l'affiliation au groupe des
usagers de drogues et le partage d'un ensemble de valeurs et d'attitudes qui
lui sont propres, s'est avérée liée à la toxicomanie. Non seulement l'analyse
quantitative a montré que la probabilité d'avoir une partenaire toxicomane
augmentait avec l'intensité de l'addiction, mais aussi au niveau du discours
des cas cliniques investigués les contacts avec les usagers étaient perçus
comme des déclencheurs d'appétence aux drogues. La gravité de la
toxicomanie s'est de plus avérée aller de pair avec des attitudes favorables à
l'exercice d'activités illégales telles que le vol et le trafic de stupéfiants. Le
partage de valeurs antisociales était par ailleurs ouvertement exprimé par
les gros consommateurs.
Quant à l'intégration sociale défaillante, celle-ci n'a été relevée
qu'en ce qui concerne la dimension économique et principalement
professionnelle (plus d'instabilité chez les gros consommateurs). Au
contraire, la dimension relationnelle de l'intégration sociale s'est révélée peu
liée à la toxicomanie. Ceci s'explique par la fonction de médiateur relationnel
que peut jouer la drogue, fonction qui permet de neutraliser les tendances à
l'isolement. Cette fonction est apparue clairement dans l'approche clinique,
333
puisque chez certains existait un état d'isolement social que venait
compenser la pratique toxicomaniaque.
Le deuxième volet de notre questionnement, à savoir la
psychopathologie en tant que facteur prédisposant aux prises de drogues,
peut aisément être relié à la question de l'intégration sociale comme le
montre le schéma ci-dessus.
Il est en effet bien connu que le chômage et la perte des liens sociaux
en général sont néfastes pour l'équilibre psychique. Le stress psychosocial
que représente une intégration sociale défaillante peut induire des troubles
psychiques (perturbation de l'humeur, comportements antisociaux), lesquels
favoriseront le recours aux drogues dans une visée à la fois
d'automédication et de passage à l'acte (expression directe d'un malaise
interne dans le comportement).
Inversement une psychopathologie préexistante nuit à l'intégration
professionnelle et peut conduire dans les formes extrêmes à l'invalidité.
Nous avons effectivement montré que les troubles de la personnalité et les
antécédents psychiatriques (et dans une moindre mesure les troubles de
l'humeur récents) constituaient des facteurs puissants de désinsertion
professionnelle. Il en découle un cercle vicieux où exclusion sociale et
psychopathologie se renforcent mutuellement.
Si nous avons montré que la psychopathologie durable (troubles de la
personnalité) était peu liée à la toxicomanie, en revanche les troubles de
l'humeur, même légers, l'étaient. Ceci tend à relativiser le poids de la
psychopathologie au sens strict comme facteur direct de prises de drogues
au profit d'un facteur plus général lié au vécu d'émotions négatives. On peut
donc considérer que la psychopathologie durable joue un rôle indirect dans
les prises de drogues par le biais d'une intégration sociale professionnelle
défaillante.
Par ailleurs l'intégration sociale défaillante peut faciliter la recherche
d'un nouveau groupe d'appartenance sociale tel que celui des usagers de
drogues, c'est pourquoi sur la figure 3 nous avons relié les deux parties du
schéma précédemment présenté en y incluant la psychopathologie durable.
334
La figure 3 présente ainsi un schéma compréhensif de la toxicomanie
qui met en jeu à la fois les différents aspects de la psychopathologie et les
diverses modalités de l'intégration sociale.
Troubles de la personnalité
(psychopathologie durable)
p
Troubles de l'humeur
(d'origine x)
p
Exclusion sociale
o
Troubles psychiques
(humeur et
comportements
antisociaux)
Diminution du
contrôle et soutien
social
o
Usage de drogues :
- en auto-
médication
- comme passage à
l’acte auto-
agressif
- par dérégulation
Affaiblissement de l’identité
sociale conforme
p
Appartenance à la sous-culture
drogue
Renforcement de l’identité
sociale déviante
o
Adhésion aux
valeurs “pro
drogues”
o
Usage de drogues :
- comme rituel
d’appartenance
- comme style de
vie
Figure 3. Présentation schématique du rôle de la psychopathologie et de
l'intégration sociale dans l'usage de drogues.
Dans cette synthèse nous introduisons une notion dont nous avons
peu parlé jusqu'alors : le passage à l'acte comme modalité d'expression
d'un malaise interne. Arrivé au terme de notre réflexion, il nous a semblé
utile de rappeler ces fonctions apparemment antinomiques propres à la
psychopathologie de la toxicomanie, à savoir d'une part l'automédication et
d'autre part l'auto-agression. Ceci souligne la complexité de la conduite de
prises de drogues qui vise, dans les situations où une psychopathologie est
en jeu, à la fois à apaiser et à exprimer une souffrance psychique.
L'aspect paradoxal de cette conduite humaine se retrouve également
dans sa dimension sociale puisque comme nous l'avons conceptualisé tout
au long de notre travail, d'une part elle participe d'un mouvement d'isolement
et d'exclusion de l'individu vis-à-vis de la société conventionnelle en
l'amenant à adopter un comportement que la morale réprouve et d'autre part
335
elle intègre l'individu dans une communauté organisée autours de normes et
de valeurs spécifiques congruentes avec des conduites à risques telles que
les abus de toxiques.
2. Considérations sur la prise en charge des usagers de drogues
Nous avons vu que les antécédents de déviance précoce
(comportements problématiques à l'école, interruption prématurée du cursus
scolaire, délinquance juvénile, usage précoce de toxiques licites et illicites)
étaient liés à la gravité de la toxicomanie à l'âge adulte ainsi qu'à l'instabilité
professionnelle.
Les dispositifs de prise en charge psychosociale durant la période de
l'adolescence sont donc particulièrement importants, dans la mesure où ils
ont un rôle central de prévention. Un accès facilité et non stigmatisant à des
services psychosociaux implantés dans les institutions scolaires devrait
représenter une priorité pour les services de santé.
Nous avons également démontré que la toxicomanie était plus liée
aux difficultés d'intégration sociale conventionnelle qu'à la psychopathologie.
Il en découle qu'en agissant au niveau du premier élément, les effets sur la
réduction des prises de drogues devraient être logiquement plus importants
qu'en intervenant sur le second élément. Si les dispositifs de soins actuels
dans le domaine de la prise en charge des toxicodépendants reposent sur
un modèle de médecine bio-psychosociale mis en œuvre par des équipes
pluridisciplinaires, il n'en demeure pas moins que certaines stratégies d'aide
demeurent sous-développées, notamment en ce qui concerne l'aide aux
associations d'usagers de drogues ou de produits de substitution. Ces
associations représentent en effet une manière alternative d'établir un lien
entre le monde de la drogue et la société globale. Selon la théorie du
contrôle social, on sait que l'éloignement d'avec la société conventionnelle et
l'amenuisement des liens avec celle-ci tend à accroître les comportements
déviants, or de telles associations représentent une opportunité précieuse
de rapprochement entre les usagers de drogues illicites et les instances
sociales et politiques. La position d'interlocuteur à part entière qui peut leur
être ainsi donnée et le rôle actif qu'ils peuvent prendre dans un tel contexte
336
contribuent à faire sortir le toxicodépendant de son statut trop souvent limité
à celui de malade ou de délinquant.
A côté des associations d'usagers, il existe d'autres types de groupes
d'entraide, tels que ceux inspirés des alcooliques anonymes, à savoir les
narcotiques anonymes. Leurs objectifs diffèrent toutefois de ceux des
associations d'usagers, puisqu'il s'agit de s'entraider pour rester abstinents
et non pas de défendre une identité d'usagers de drogues et de revendiquer
le droit au plaisir chimique.
Nous n'aborderons pas ici les diverses méthodes de traitement des
troubles addictifs. L'éventail actuel des offres thérapeutiques, qu'elles
émanent des secteurs médicaux ou socio-éducatifs, est particulièrement
étendu. En Suisse, cet éventail va des centres résidentiels axés sur
l'apprentissage de l'abstinence aux centres ambulatoires de prescription
d'héroïne injectable, en passant par les programmes méthadone (sevrage
rapide ou cure de maintenance). Cette diversité des approches est
essentielle pour que chaque individu puisse trouver la méthode qui répondra
le mieux à ses besoins.
Nous conclurons avec quelques mots sur une attitude nouvelle qui
s'est développée dans les milieux médicaux surtout depuis l'apparition du
Sida et qui s'inscrit tout à fait dans les réflexions développées dans notre
travail. Il s'agit des stratégies thérapeutiques de réduction des risques qui
ont pris de plus en plus d'importance dans la prise en charge des personnes
toxicodépendantes et qui suscite pourtant encore aujourd'hui de nombreux
débats et controverses notamment quant à la facilitation de l'accès aux
seringues stériles.
Cette démarche de santé publique fait appel à une vision
anthropologique non jugeante des prises de drogues. Celles-ci sont
considérées non plus comme une maladie, mais comme un style de vie et
les objectifs axés sur la maîtrise des prises de toxiques deviennent
secondaires vis-à-vis d'objectifs pragmatiques et réalisables dans le court
terme. Par ailleurs les usagers de drogues sont responsabilisés et
considérés comme des partenaires dans la mise en place de stratégie de
soins et de prévention. Une telle approche repose enfin sur le respect des
337
Droits de l'Homme qui considèrent le droits aux soins et le devoir de soigner
comme imprescriptibles (cf. annexe 11).
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348
ANNEXES
ANNEXE 1. Questionnaire interne de demande de cure (Fondation
Phénix, Genève, 1992)
349
350
351
352
353
354
355
356
357
358
359
360
361
362
363
364
365
ANNEXE 2. Questionnaire initial à remplir par le patient
366
367
368
369
370
371
372
373
374
375
376
377
378
379
ANNEXE 3. Questionnaire initial à remplir par le médecin traitant
380
381
382
383
384
385
386
387
388
389
390
391
ANNEXE 4. Grille d'évaluation des consommations de psychotropes
392
ANNEXE 5. Description des variables et indices de l'analyse
quantitative
1. Noms et définitions des variables utilisées
A. Données personnelles
1. SEXE Sexe :
1.M. 2.F.
2. ANNAISS Année de naiss.:
3. ETCIV Etat civil :
1. célibataire 2. marié 3. séparé
4. divorcé 5. veuf.
B. Vie relationnelle
4. TOXPART Toxicomanie actuelle ou antérieure chez le
(la) partenaire privilégié(e) du patient :
1. pas de partenaire 2. part. non tox.
3. oui, non traitée 4. oui, en traitement
5. traitement terminé 6. ne sait pas
5. DURREL Durée de la relation : (mois)
C. Situation socio-économique
6. DIPLOMES Diplômes obtenus :
1. aucun 2. Certificat
3. Certificat Fédéral de Capacité
4. Diplôme 5. Ecole Culture Générale
6. Maturité 7. Licence univ. 8.autres
7. CSP Catégorie socio-professionnelle :
1. profession libérale 2. cadre supérieur
3. enseignant 4. technicien, cadre moyen
5. petit indépendant, artisan, commerçant
6. employé de bureau qualifié
7. employé de bureau non qualifié
393
8. employé de service qualifié
9. employé de service non qualifié
10. ouvrier qualifié
11. ouvrier non qualifié
8. SITPROF Situation socio-professionnelle actuelle
(cumul possible) :
1. travail fixe plein temps
2. travail fixe temps part.
3. travail temporaire
4. sans travail 5. chômage
6. apprentissage 7. études
8. s'occupe du ménage à son domicile
9. en institution (foyer, prison, hop.)
10. réadaptation professionnelle
11. rente AI (assurance invalidité)
9. SITAVCUR Situation socio-professionnelle avant la
cure :
1. travail fixe plein temps
2. travail fixe temps part.
3. travail temporaire 4. sans travail
5. chômage 6. apprentissage 7. études
8. s'occupe du ménage à son domicile
9. en institution (foyer, prison, hop.)
10. réadaptation professionnelle
11. rente AI (assurance invalidité)
10. DURINACT Durée de l'inactivité :
(mois, 0 = travaille ou en étude)
11. TRAVCONT Plus longue période de travail continu :
(mois)
12. REVENU Revenu mensuel net (ou chômage) en FS :
0. < 1000.-
1. de 1001 à 2000.- 2. de 2001 à 3000.-
3. de 3001 à 4000.- 4. de 4001 à 5000.-
5. de 5001 à 6000.- 6. de 6001 à 7000.-
394
7. de 7001 à 8000.- 8. de 8001 à 9000.-
9. > 9001.-
13. SEMSSACT Durant les 6 derniers mois, nombre
de semaines sans activité :
14. RAISON Raison(s) de l'inactivité :
0. aucun arrêt de travail
1. sans travail, ni chômage
2. chômage 3. assurance accident
4. assurance mal. 5. assurance invalidité
(ou demande en cours) 6. maternité
7. garde d'enfants 8. en institution
9. autres
15. DETTES Montant des dettes actuelles :
(milliers de FS)
16. MODVIEPersonne avec laquelle le patient a vécu
durant les 30 dern. jours :
1. père ou mère 2. en couple
3. en couple plus enfants
4. autres personnes de la famille 5. amis
6. membres de la même institutions 7. seul
8. autre
D. Antécédents judiciaires (avant la demande de cure)
17. JUGEENF Intervention du juge des enfants ou du
tribunal de la jeunesse :
1. non 2. oui
18. INCARC Nombre d'incarcérations durant la vie
19. CONDAMN Condamnations par un tribunal d'adulte
(cumul possible) :
0. aucune
1. condamnation pour consommation
3. condamnation pour trafic
5. cambriolage 10. vol d'usage
20. agression 30. circulation
395
40. militaire 50. autre
99. pas spécifié
20. RETPERM Retrait de permis de conduire :
0. jamais eu le permis 1. jamais de retrait
2. excès de vitesse 3. alcool
4. Drogue 8. retrait antérieur à 5 ans
9. retrait non spécifié
E. Anamnèse psychique
21. PSYENF Problèmes psychologiques durant l'enfance
(avant 12 ans) :
0. pas de problèmes 1. énurésie nocturne
3. cauchemars 5. onychophagie
10. fugues (avant 15 ans et >=2)
30. autres :
22. PSYADOL Problèmes psychologiques durant
l'adolescence (12 à 20 ans) :
0. pas de problèmes 1. dépression
3. cauchemars 5. onychophagie
10. fugues 30. tentative de suicide
50. autres :
23. CONSULT A consulté pour des problèmes psychiques
autres que la toxicomanie :
0. non 1. avant 12 ans 3. 12-16 ans
5. 17-20 ans 10. 21 et +
50. oui, âge non spécifié
24. NBTS Nombre de tentatives de suicide :
25. DEPRDEB6 Passages dépressifs durant les 6 derniers
mois précédant le début de la cure :
1. non 2. à 1-2 reprises
3. à + de 2 reprises
4. de façon +/- constante
26. DEPRACT6 Passages dépressifs durant les 6 derniers
mois :
396
1. Non
2. durée de l'épisode < 2 sem.
3. durée de l'épisode > 2 sem.
27. ISDEB6 Idées suicidaires les 6 derniers mois
précédant le début de la cure :
1. non 2. à 1-2 reprises
3. à + de 2 reprises
28. ISACT6 Idées suicidaires les 6 derniers mois :
1. non 2. à 1-2 reprises
3. à + de 2 reprises
29. EPISPSY Episodes psychiatriques depuis le début
de la cure :
0. aucun 1. dépression
3. décompensation psychotique
5. Overdose 10. tentative de suicide
30. violence 50. autre
30. MEDIC12 Psychotropes prescrits durant l'année
écoulée :
0. non 1. antidépresseurs
3. somnifères, tranquillisants(benzodiazépine)
5. neuroleptiques
31. PERSANT Personnalité antisociale :
0. pas de troubles 1. troubles des conduites
avant 15 ans 2. personnalité antisociale
F. Antécédents scolaires et professionnels avant la demande de cure
32. INTERECOLE Intérêt pour l'école les dernières
années :
1. très bon 2. bon 3. passable
4. mauvais 5. très mauvais
33. DISCIPL Problèmes de discipline :
1. pas du tout 2. très peu
3. un peu 4. pas mal
5. beaucoup
397
34. ECBUIS Ecole buissonnière :
1. jamais 2. rarement
3. souvent 4. très souvent
35. NIVSCOL Niveau scolaire atteint :
7°, 8°, 9°, 10°, 11°, 12°, 13°(Matu, Bac),
14°, 15°, 16°, 17° (ou +)
36. NBEMPL Nb. d'emplois depuis la fin de la
scolarité:
37. EMPL12 A conservé un emploi plus de 12 mois :
1.oui 2.non 3. sans objet
G. Antécédents médicaux
38. VIH Test VIH :
1. négatif 2. positif
3. n'a pas fait le test
39. ODH Nombre d'overdoses avec hospitalisation :
40. ODSH Nombre d'overdoses sans hospitalisation :
H. Toxicomanie antérieure au début de la cure méthadone
41. AGETABAC Age début consommation régulière de tabac :
42. AGECAN Age 1ère expérience avec le cannabis :
43. AGEOPIAC Age 1ère prise d'opiacés :
44. AGEINJ Age 1ère injection :
45. AGEHERQT Age 1ère période d'héroïnomanie quotidienne:
46. LSD Nombre d'expériences avec le L.S.D. :
47. CONSDEB Consommation de substances psychotropes au cours
des 6 derniers mois précédant la cure :
0. Aucune
Cannabis : 1. - d'1x/sem. 2. 1x/sem. ou+
Médicaments psychotropes non prescrits :
3. - d'1x/sem. 6. 1x/sem. ou +
Cocaïne : 10. - d'1x/mois 20. 1x/mois ou+
48. IVRESALC Etat d'ivresse alcoolique :
1. Jamais 2. 1-5 fois 3. 5-20 fois
4. 20-100 fois 5. + de 100 fois
398
49. DURPERALC Durée totale des périodes d'alcoolisme
quotidiennes : (mois)
50. DURTOXMED Durée totale des périodes de toxicomanie
médicamenteuse : (mois)
51. DURHER Durée totale des périodes d'héroïnomanies
quotidiennes : (mois)
52. FORMCONS Forme habituelle de la consommation
d'héroïne :
1. Injection 2. Sniff
3. Sniff et injection 4. Fumée
5. Avalée
I. Cures de désintoxication
53. NBCURANT Nombre de cures de méthadone :
54. AGEDBUT1RE Age au début de la 1ère cure :
55. DURCURANT Durée totale des cures méthadone
antrieures:
56. TTTSSM Types de traitement effectués sans
méthadone:
0. Aucun 1. Cure ambulatoire
3. Sevrage hospitalier
5. Sevrage en prison 10. Communauté thér.
30. Autre :
J. Cure de méthadone actuelle
57. ANDEBCUR Année du début de la cure :
58. MGMETH Dosage de méthadone : (mg)
59. DURCURACT Durée de la cure actuelle : (mois)
K. Consommation de psychotropes au cours des 6 derniers mois
60. IVR6B Etats d'ivresse alcoolique :
0. jamais 1. 1-2 fois 2. 3-5 fois
3. 1-3x/mois 4. 1-3x/sem 5. 4-6x/sem 6. +1x/j
399
61. CAN6B Cannabis :
0. jamais 1. 1-2 fois 2. 3-5 fois
3. 1-3x/mois 4. 1-3x/sem 5. 4-6x/sem 6. +1x/j
62. MED6B Médicaments psychotropes non prescrits :
0. jamais 1. 1-2 fois 2. 3-5 fois
3. 1-3x/mois 4. 1-3x/sem 5. 4-6x/sem 6. +1x/j
63. CONSACT6 Consommation de substances psychotropes et
traitement antabus :
0. Aucune
Cocaïne: 1.- d'1x/mois 2. 1x/mois ou +
Halluci.: 3. - d'1x/mois 6. 1x/mois ou+
Amphét.: 10. - d'1x/mois 20. 1x/mois ou+
30. antabus au cours des 6 dern. mois
60. antabus antérieurs
64. SC6SUBST Score d'appétence aux 6 substances psychotropes
(de 0 à 36) :
65. URPOS6 Nombre d'urines positives aux opiacés
durant les 6 derniers mois :
66. URPOS1 Nombre d'urines positives aux opiacés
durant le dernier mois :
L. Consommation de psychotropes sur toute la durée de la cure
67. TOTURPO Nombre total des urines positives aux
opiacés :
68. NBMOISANAL Nombre de mois pris en considération
pour les analyses d'urine :
69. AUTRETOX Autres prises de toxiques durant la cure :
0. aucune
alcool : 1. abus 2. dépendance
benzodiazépine : 1. abus 2. dépendance
10. Héroïne 30. cocaïne 50. cannabis en
consommation quotidienne sur plus de 3 mois:
400
2. Variables et indices créés à partir des variables de départ
A. Toxicomanie au cours des six derniers mois
DEFINE
497
ALCO6 Ivresses alcooliques et traitement antabus:
if IVR6B<=1 then alco6=0
if IVR6B>1 and <5 then alco6=1
if IVR6B>=5 then alco6=2
if CONSACT6=30 or =70 or =90 then alco6=2
DEFINE SCAUTR6 Score de consommation pour les drogues rarement
consommées (cocaïne, hallucinogène, amphétamines):
scautr6=0
scautr6= sc6subst - IVR6b-CAN6b-MED6b
if scautr6<1 then scautr6=0
DEFINE AUTR6 Score binaire de consommation pour les drogues
rarement consommées (cocaïne, hallucinogène, amphétamines) :
if scautr6=0 then autr6=0
if scautr6>0 then autr6=1
DEFINE BZ6 Médicaments non prescrits (benzodiazépine) :
if MED6B=0 then bz6=0
if MED6B>0 and <5 then bz6=1
if MED6B>=5 then bz6=2
DEFINE CAN6 Consommation de cannabis :
if CAN6B=0 or =1 then can6=0
if CAN6B>1 and <6 then can6=1
if CAN6B=6 then can6=2
DEFINE GRURPO6 Consommation d'héroïne :
497
Nous reprenons tels quels les programmes et commandes EPI INFO
utilisés pour créer les nouvelles variables.
401
RECODE urpos6 to grurpo6 0=0 1-5=1 6-31=2
DEFINE SC7DR6 Indice de toxicomanie récente :
sc7dr6= ALCO6+BZ6+CAN6+AUTR6+GRURPO6
DEFINE GRSC7DR6 Création de 3 groupes de consommateurs (Faibles
Consommateurs; Consommateurs Moyens et Gros Consommateurs) :
RECODE sc7dr6 to grsc7dr6 0-2=0 3,4=1 5-8=2
B. Consommation de drogues sur toute la durée de la cure
DEFINE RAPHERO Nombre moyen de prises d'héroïne par mois:
Raphero= TOTURPO : NBMOISANAL
C. Domaine socio-professionnel
DEFINE INSTPROF Instabilité professionnelle :
instprof = 0
if travcont = . then instprof = .
if age < 30 and travcont <> . and (sitprof = 3 or \
(travcont < 19 and nivscol < 17) or durinact > 12) then instprof = 1
if (age >= 30 and < 34) and travcont <> . and \
(travcont < 25 or durinact > 12 or sitprof = 3) then instprof = 1
if age >= 34 and travcont <> . and (sitprof = 3 or durinact > 12 or travcont <
31 or \
(travcont < 37 and sitprof = 2) then instprof = 1
D. Domaine de la psychopathologie
DEFINE AUTDESTR Indice de conduites auto-destructrices :
autdestr=odsh + (2 * nbts) + (2 * odh)
RECODE autdestr 0-3=0 4-hi=1
DEFINE PSYAD Indice d'antécédents psychiatriques :
let psyad=0
if epispsy =. or autdestr =. or consult =. or psyadol =. then psyad =.
if (epispsy <>. and autdestr <>.) and ((consult =3 or =4 or =5 or =8 and
<>50) or autdestr =1 or epispsy <>0 or psyadol <>0) then psyad =1
402
DEFINE DEPRCUR Dépression durant la cure :
if epispsy=1 or =6 or =11 then deprcur=1
if epispsy=0 or =10 or =3 or =30 or =5 or =50 then deprcur=0
E. Antécédents scolaires et déviance précoce
DEFINE DEVSCOL Indice de déviance scolaire :
devscol = 0
if interecole =. or discipl =. or ecbuis =. then devscol =.
if interecole =3 and <>. then devscol = devscol + 1
if interecole <>. and (=4 or =5) then devscol = devscol + 2
if discipl =3 and <>. then devscol = devscol + 1
if discipl <>. and (=4 or =5) then devscol = devscol + 2
if ecbuis <>. and =2 then devscol = devscol + 1
if ecbuis <>. and (=3 or =4) then devscol = devscol + 2
RECODE devscol 0-5=0 6-hi=1
DEFINE PRECDR Indice de consommation précoce de drogues :
precdr = 0
if agecan =. then precdr =.
if agecan <>. and <17 then precdr = precdr + 1
if ageopiac <>. and <18 then precdr = precdr + 1
if ageherqt <>. and <19 then precdr = precdr + 1
if ageinj <>. and <18 and not =0 then precdr = precdr + 1
RECODE precdr 0=0 1-hi=1
DEFINE DEVGENPR Indice de déviance générale précoce :
devgenpr = devscol + precdr
if devscol =. or precdr =. or jugeenf =. or nivscol =. then devgenpr =.
if nivscol <9 then devgenpr = devgenpr + 1
if jugeenf =2 then devgenpr = devgenpr + 1
RECODE devgenpr 1-2=0 3-hi=1
403
ANNEXE 6. Liste des 202 items tirés du MMPI (questionnaire de
personnalité)
8
498
. Ma vie courante est pleine de choses qui m'intéressent.
15. Il m'arrive parfois de penser à des choses trop laides pour pouvoir en
parler.
16. Je suis sûr de n'avoir jamais de chance.
20. Ma vie sexuelle est satisfaisante.
21. Il y a eu des moments où j'ai eu une très grande envie de quitter ma
maison.
24. Personne ne semble me comprendre.
27. Par instants, je suis possédé par des esprits.
30. J'ai parfois envie de jurer.
31. J'ai des cauchemars presque toutes les nuits.
32. Il m'est difficile de fixer mon esprit sur un travail ou sur une
occupation.
33. J'ai eu des expériences très particulières et étranges.
35. Si les gens ne m'en avaient pas voulu j'aurais certainement eu plus
de succès.
37. Je n'ai jamais eu d'ennui à cause de mon comportement sexuel.
38. A une période donnée de mon enfance, il m'est arrivé de commettre
de petits vols.
39. J'ai l'impression que parfois je vais tout briser.
40. La plupart du temps, j'aimerais mieux rester assis et rêvasser plutôt
que de faire quoi que ce soit.
41. J'ai eu des périodes (jours, semaines ou mois) pendant lesquelles je
ne pouvais rien faire de bon, parce que ne pouvais pas m'y mettre.
45. Je ne dis pas toujours la vérité.
48. Quand je suis en société, je suis contrarié parce que j'entends des
choses étranges.
49. Ce serait beaucoup mieux si presque toutes les lois étaient
supprimées.
498
Les numéros sont ceux des items de la version longue du MMPI (566
items).
404
50. Mon âme quitte quelquefois mon corps.
52. Je préfère ignorer des amis d'école ou des gens que je connais, mais
que je n'ai pas vus depuis longtemps, à moins qu'ils ne m'adressent
les premiers la parole.
54. Je suis aimé par la plupart des gens qui me connaissent.
56. Dans ma jeunesse, j'ai été renvoyé une ou plusieurs fois de l'école
pour indiscipline.
57. Je suis très sociable.
59. J'ai souvent dû recevoir des ordres de quelqu'un qui n'en savait pas
autant que moi.
61. Je n'ai pas vécu une vie parfaitement droite.
66. Je discerne des objets, des animaux, des gens autour de moi que les
autres ne voient pas.
67. Je voudrais être aussi heureux que les autres paraissent l'être.
73. Je suis un personnage important.
74. J'ai souvent souhaité être une fille (ou bien, si vous êtes une femme :
je n'ai jamais regretté d'être une fille).
75. Je me mets quelquefois en colère.
76. Je suis très souvent mélancolique.
82. Je suis très facilement vaincu dans une discussion.
84. En ce moment, je trouve difficile de ne pas perdre espoir d'arriver à
quelque chose.
86. Je manque certainement de confiance en moi.
89. Il faut beaucoup discuter pour convaincre la plupart des gens de la
vérité.
90. Il m'arrive de remettre à demain ce que j'aurais dû faire aujourd'hui.
91. Cela m'est égal d'être taquiné.
94. Je fais bien des choses que je regrette (je regrette plus de choses et
plus fréquemment que les autres, à ce qu'il me semble).
96. Je me dispute peu avec les membres de ma famille.
99. J'aime aller à des réceptions ou à des réunions où il y a beaucoup
d'amusements bruyants.
104. Je me semble pas me soucier de ce qui m'arrive.
405
105. Quelquefois, lorsque je ne me sens pas bien, je suis de mauvaise
humeur.
106. La plupart du temps, j'ai le sentiment d'avoir fait quelque chose de
mal ou de travers.
107. Je me sens presque toujours heureux.
110. Quelqu'un m'en veut.
112. Je trouve souvent nécessaire d'intervenir pour défendre de mon point
de vue.
118. A l'école, j'ai été quelquefois envoyé chez le Directeur pour
indiscipline.
120. Mes manières à table ne sont pas toujours aussi bonnes à la maison
qu'elles le sont en compagnie.
121. Je crois qu'il se complote quelque chose contre moi.
122. Il me semble que je suis à peu près aussi capable et intelligent que la
plupart des gens qui m'entourent.
123. J'ai l'impression d'être suivi.
124. Presque tout le monde emploierait des moyens peu élégants pour
obtenir un gain ou un avantage plutôt que de le perdre.
129. Souvent, je ne comprends pas pourquoi j'ai été bourru et grincheux.
134. Mes pensées vont parfois plus vite que je ne peux les exprimer.
135. Si je pouvais entrer dans un cinéma sans payer et être sûr qu'on ne
me voit pas, je le ferais certainement.
136. Je me demande fréquemment quelle peut être la raison cachée pour
laquelle une personne est aimable avec moi.
137. Je suis persuadé que j'ai, chez moi, une vie de famille aussi agréable
que la plupart des gens que je connais.
138. La critique et la raillerie me blessent cruellement.
139. Je suis parfois poussé à insulter quelqu'un ou moi-même.
142. Par moments, je me sens inutile.
145. J'éprouve parfois l'envie de me battre avec quelqu'un.
146. J'ai la "bougeotte", et je ne suis heureux que lorsque j'erre ou que je
voyage.
148. Cela m'impatiente que des gens me demandent mon avis ou
m'interrompent quand je travaille à quelque chose d'important.
406
150. J'aime mieux gagner que perdre dans un jeu.
156. Il y a eu des périodes pendant lesquelles j'ai agi sans savoir plus tard
de que j'avais fait au juste.
157. Je pense que j'ai été souvent puni sans raison.
158. Je pleure facilement.
165. J'aime connaître des personnalités, parce qu'elles me donnent
l'impression d'être un personnage important.
168. Il y a quelque chose qui "ne tourne pas rond" dans mon esprit.
170. Je ne suis pas gêné par ce que les autres pensent de moi.
171. Je suis gêné de jouer quelque chose devant un groupe d'amis même
lorsque chacun y participe.
180. Il m'est difficile d'entamer une conversation quand je rencontre de
nouvelles personnes.
181. Quand je commence à m'ennuyer, j'aime créer un divertissement.
182. J'ai peur de perdre la raison.
184. J'entends fréquemment des voix sans distinguer d'où elles viennent.
189. Souvent, je ressens un état de faiblesse générale.
194. J'ai eu des crises au cours desquelles je n'étais pas à même de
contrôler mes mouvements et mes paroles, tout en étant conscient de
ce qui se passait autour de moi.
197. Quelqu'un a essayé de me dépouiller.
205. Il m'a parfois été impossible de m'empêcher de voler ou de
"chaparder" quelque chose.
208. J'aime flirter.
210. Tout m'est égal.
211. Je peux dormir le jour, mais non la nuit.
212. Les miens me traitent davantage en enfant qu'en adulte.
215. J'ai abusé de boissons alcoolisées.
216. En faisant la comparaison avec d'autres intérieurs je me suis aperçu
qu'il y avait peu d'affection et d'intimité dans ma famille.
217. Je me surprends souvent en train de me faire du souci.
218. Cela ne m'ennuie pas particulièrement de voir les animaux souffrir.
224. Mes parents ont souvent critiqué mes fréquentations.
225. Il m'arrive de cancaner un peu.
407
234. Je me mets facilement en colère et l'oublie aussitôt.
235. J'ai été complètement indépendant et libre de toute règle familiale.
236. Très souvent je broie du noir.
237. Presque tous mes parents sympathisent avec moi.
238. J'ai des périodes d'agitation telles que je suis incapable de rester
longtemps assis sur une chaise.
239. J'ai eu des déceptions amoureuses.
241. Je rêve souvent de choses que je préfère garder pour moi.
244. Ma façon d'agir est facilement incomprise par les autres.
245. Mes parents et ma famille me trouvent plus de défauts que je n'en ai.
247. J'ai des raisons pour me sentir jaloux d'un ou plusieurs membres de
ma famille.
250. Je ne blâme pas celui qui veut profiter de tout ce qu'il peut, en ce bas
monde.
251. J'ai eu des accès au cours desquels je perdais à la fois la possibilité
d'agir et la notion de ce qui se passait autour de moi.
252. Personne ne se soucie de ce qui peut bien vous arriver.
257. En général, je m'attends à réussir ce que j'entreprends.
259. J'ai du mal à me mettre en train.
264. J'ai une totale confiance en moi.
265. Il est plus sûr de n'avoir confiance en personne.
266. Une fois par semaine au moins, je me sens très exalté.
267. Quand je me trouve dans un groupe, j'ai du mal à trouver les choses
qu'il est bon de dire.
271. Je ne blâme pas une personne qui profite de quelqu'un qui se laisse
faire.
274. Ma vue ne baisse pas.
275. Quelqu'un contrôle mon esprit.
278. J'ai souvent eu l'impression que des inconnus me regardaient comme
pour me critiquer.
280. La plupart des gens se font des amis parce que ceux-ci peuvent leur
être utiles plus tard.
286. Je ne suis jamais heureux que lorsque je suis seul.
408
291. A une ou plusieurs époques de ma vie, j'ai senti que quelqu'un
essayait de m'hypnotiser.
292. Je n'adresse pas la parole à des inconnus avant qu'ils ne m'aient
parlé.
293. On a déjà essayé de m'influencer.
294. Je n'ai jamais eu d'ennuis avec la justice.
296. Par moments, je me sens plein d'entrain, sans raison spéciale.
299. Je pense que je suis plus sensible et je crois que je ressens les
choses plus profondément que les autres.
301. La vie représente pour moi un effort continuel.
305. Même quand je suis avec du monde, je me sens seul la plupart du
temps.
309. Il me semble que je me fais des amis aussi vite que n'importe qui.
312. Je déteste avoir des gens autour de moi.
316. Je crois que presque tout le monde dirait un mensonge pour sortir
d'un mauvais pas.
317. Je suis plus sensible que la plupart des gens.
319. Dans leur for intérieur, la plupart des gens n'aiment pas se gêner pour
aider les autres.
321. Je suis facilement intimidé.
322. Je me fais du souci pour des questions d'argent et d'affaires.
323. J'ai eu des expériences très particulières et étranges.
324. Je n'ai jamais été amoureux de personne.
326. J'ai quelquefois des accès de rire ou de larmes qu'il m'est impossible
de maîtriser.
328. Il m'est difficile de fixer mon esprit sur un travail ou sur une
occupation.
332. Parfois, ma voix me fait défaut ou s'altère, même si je ne suis pas
enrhumé.
334. A certains moments, je sens des odeurs particulières.
335. Je ne peux pas fixer mon attention.
337. J'éprouve presque toujours de l'anxiété, soit pour quelqu'un, soit pour
quelque chose.
338. J'ai certainement eu plus que ma part d'ennuis.
409
339. Je souhaiterais souvent être mort.
340. Parfois, je suis tellement excité qu'il m'est difficile de m'endormir.
341. Parfois, j'entends si fort que cela m'agace.
343. Je dois ordinairement m'arrêter réfléchir avant de passer à l'action,
même pour des choses insignifiantes.
344. Il m'arrive souvent de traverser la rue pour éviter de rencontrer
quelqu'un.
345. J'ai souvent l'impression que les choses ne sont pas réelles.
347. Je n'ai pas d'ennemis qui veulent réellement me nuire.
349. J'ai des pensées étranges et particulières.
353. Je ne crains pas de pénétrer dans une pièce où sont déjà réunies
d'autres personnes qui causent.
356. J'ai plus de mal à me concentrer que la plupart des gens.
357. Il m'est arrivé plusieurs fois de renoncer à quelque chose parce que je
n'avais pas confiance en moi.
359. Il m'arrive qu'une pensée sans importance se fixe dans mon esprit
pendant plusieurs jours.
360. Il m'arrive presque chaque jour quelque chose qui m'effraie.
361. Il m'arrive de prendre les choses du mauvais côté.
364. Des gens font des réflexions blessantes et grossières à mon sujet.
365. Je me sens mal à l'aise à l'intérieur des maisons.
366. Même quand je suis avec du monde, je me sens seul la plupart du
temps.
371. Je ne suis pas particulièrement préoccupé de l'effet que je produis.
374. Par moment, mon esprit paraît travailler plus lentement que
d'habitude.
377. Dans les réunions, je préfère m'installer seul ou simplement avec une
autre personne, plutôt que de me mêler à la foule.
379. Je n'ai que très rarement le "cafard".
381. On dit souvent que je suis emporté.
383. Les gens me déçoivent souvent.
394. Je demande fréquemment conseil aux gens.
397. Il m'est arrivé quelquefois d'avoir l'impression que je ne pourrais
jamais surmonter des difficultés qui s'accumulaient.
410
398. Je pense souvent: "Je souhaiterais être encore un enfant".
399. Je ne me mets pas facilement en colère.
400. Si l'on me donnait une chance, je pourrais accomplir des choses qui
seraient très utiles au monde.
406. Il m'est souvent arrivé de rencontrer des gens que l'on supposait
experts et qui, en réalité, n'en savaient pas plus que moi.
407. Je suis ordinairement calme et je ne m'emporte pas aisément.
411. C'est pour moi comme un échec quand j'apprends le succès de
quelqu'un que je connais bien.
415. Si on m'en donnait l'occasion, je serais certainement un bon meneur
de foule.
418. Il m'arrive de penser que je ne suis bon à rien.
419. Enfant, je faisais très souvent l'école buissonnière.
420. J'ai eu des expériences religieuses peu ordinaires.
437. Je trouve qu'il est bien de tourner la loi si on ne la viole pas
complètement.
443. Je suis bien capable de laisser tomber quelque chose que je voudrais
faire parce que d'autres trouvent que je ne m'y prends pas bien pour
le faire.
449. J'adore les réceptions, simplement parce que j'aime me trouver en
société.
450. J'aime l'excitation de la foule.
451. Mes ennuis semblent disparaître quand je suis en compagnie d'un
joyeux groupe d'amis.
453. Dans mon enfance, je n'aimais pas être membre d'une bande ou d'un
groupe.
454. Je serais très heureux de vivre tout seul dans une hutte en forêt ou en
montagne.
456. Une personne ne devrait pas être punie pour avoir violé une loi qu'elle
juge déraisonnable.
465. J'ai plusieurs fois changé d'avis sur ma vie professionnelle.
466. Je ne prends pas de somnifère sans ordonnance du docteur.
468. Cela m'ennuie souvent d'être aussi bourru et grincheux.
411
469. J'ai souvent trouvé des personnes jalouses de mes bonnes idées,
simplement parce qu'elles n'y avaient pas pensé les premières.
471. En classe, mes notes de conduite étaient régulièrement mauvaises.
473. Autant que possible, j'évite de me trouver dans une foule.
475. Quand je suis coincé, je ne dis que la part de vérité qui ne risque pas
de me nuire.
500. Je suis facilement tout acquis à une nouvelle idée.
501. En général, je préfère chercher les choses moi-même plutôt que de
demander à quelqu'un de me montrer la manière de procéder.
517. Je ne peux rien faire de bien.
520. En général, je défends hardiment mon opinion personnelle.
531. On peut facilement me faire changer d'avis même lorsque je me suis
déjà fait une opinion.
547. J'aime les réunions et la société.
549. Je recule devant les difficultés ou les crises.
551. Parfois j'ai la conviction que ce que je pense se lit sur ma figure.
555. Il me semble quelquefois que je vais m'effondrer.
564. Je suis bien capable de laisser tomber quelque chose que je voudrais
faire parce que d'autres trouvent que cela ne vaut pas la peine d'être
fait.
412
ANNEXE 7. Questionnaire de dépression QD2
413
ANNEXE 8. Questionnaire de dépression QD2A (version abrégée)
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ANNEXE 9. Entretien structuré abrégé pour l'évaluation des troubles
de la personnalité
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ANNEXE 10. Protocoles des entretiens libres sur les consommations
de drogues
Cas 1 : Gérard
I : Je voulais vous poser une question, si vous pouvez me dire dans quel
contexte vous prenez de l'héroïne, c'est à dire...
P : Quand j'ai commencé ?
I : Non, ces derniers temps. La dernière fois ça remonte à...
P : Dans quel contexte ?
I : C'est à dire dans quel état d'esprit vous êtes...
P : Ahh, ouais, qu'est-ce qui me pousse à la prendre au fait ? Bon, ces
dernier temps, c'est clair en étant au chômage c'est plus dur quand même
quand on travaille pas c'est quand même beaucoup plus dur, quand je
travaille ça va encore, la semaine, y a pas de problème quoi... en travaillant
ça va bien, j'y pense pas. C'est clair, quand je suis au chômage c'est un peu
plus dur parce que la journée on travaille moins, c'est juste en fait l'histoire
d'être occupé. Dès que je fais rien de particulier ça me travaille plus dans la
tête disons mais bon c'est chaque fois...
I : C'est des moments d'ennui ou bien ?
P : Ouais, voilà, on peut dire que c'est plus des moments d'ennui, ouais je
crois que c'est surtout ça. Si je suis vraiment occupé, si je travaille vraiment
à fond et tout j'y pense pas, je crois que c'est beaucoup à cause de l'ennui
aussi. Ouais parce que quand je travaille, si je suis occupé, si je pars skier
ou je fais quelque chose disons, si je suis occupé, ça me vient pas à l'esprit,
ouais, j'y pense pas, ça me dit rien, ou bien même si je pars en vacances
tant que je m'amuse, je suis bien, ça ne me vient pas à l'esprit, mais dès qu'il
y a un certain ennui ou, ouais, dès que je m'ennuie, je sais pas trop quoi
faire et tout, je tourne un peu en rond et tout, là je suis plus tenté, ça me
vient plus à la tête disons...
429
I : Mmh...
P : C'est surtout ça.
I : Est-ce qu'il y a des sentiments dépressifs en fait quand vous êtes dans
ces moments ?
P : Pff, dépressifs, disons euh...
I : C'est à dire est-ce que vous êtes dans un moment où vous avez goût à
rien, vous arrivez pas à prendre de l'intérêt pour une activité...
P : Ouais ! Ouais, on peut dire, j'irais pas jusqu'à dire dépressif, mais c'est
vrai que j'ai beaucoup de mal à disons réapprécier un peu les choses
comme avant, parce que avant la prise de drogue, je faisais plus de sport,
plus d'activité, plus d'entrain à faire des choses, c'est vrai que maintenant,
j'ai plus de peine à faire des activités ou bien à vraiment me lancer dans
quelque chose quoi.
I : Mmh... Et puis une fois que vous prenez de l'héroïne, ça peut être dans
n'importe quel moment de la journée ?
P : ouais bon, n'importe quel moment, quand même pas le matin, ça m'est
jamais arrivé trop le matin, mais bon..
I : plutôt le soir ?
P : Ouais, plutôt le soir, la journée ouais bon peut être moins, mais plutôt le
soir surtout ouais. La journée ça va encore, c'est tout une histoire
d'occupation, dès que je m'occupe un peu la journée ça va quoi, mais bon le
soir, plus souvent ouais, puis bon quand je travaille, c'est surtout le week-
end, où j'ai plus de peine, parce que bon quand je travaille pas et puis ouais,
si j'ai rien à faire de spécial, j'y pense pas mal ouais. Ça me travaille pas mal
dans la tête disons.
I : Ouais. Donc en fait vous y pensez beaucoup, c'est à dire..
P : Ouais, c'est vrai qu'à un certain stade quand c'est plus physique c'est
psychique, bon là y a la méthadone qui me comble physiquement mais y a
quand même le psychique qui reste... je trouve quand même quoi.
I : Mmh..
P : parce que la méthadone c'est bien, on est pas mal physiquement, mais
dans la tête je trouve ça travaille toujours pas mal quoi. Moi je sens que
même les jours où je prends pas de poudre ben disons le dosage de
méthadone que je prends, je suis à 110mg, je dis pas que c'est comme si
430
j'avais pris de la poudre, mais disons il y a quand même une certaine... vous
voyez ce que je veux dire, ça ressemble un peu, pas l'effet, mais... je sais
pas comment expliquer, ouais, le fait d'avoir pris de la méthadone c'est
comme si j'en avais un peu pris, c'est aussi une drogue synthétique..
I : Mmh
P : Vous prenez de la poudre, vous prenez de la méthadone, c'est un peu
pareil, seulement l'effet, seulement la méthadone c'est plus...
I : Plus diffus ?
P : Ouais, voilà, mais autrement dans la tête et puis je veux dire tout ce qui
est question pour sortir, faire des choses, c'est un peu pareil. Même en
prenant pas la poudre, au dosage ou je suis de méthadone, ça me ramollit
quand même pas mal, je veux dire dans le sens où j'ai moins envie de faire
des choses, de bouger, de sortir, d'aller faire du sport ou...
I : Mmh
P : Ça joue un certain rôle disons. Bon pour le travail ça aide. J'admets que
quand je prends de la méthadone je suis bien pour aller travailler, ça c'est
clair, pour le travail ça va bien. Mais bon, les jours de congé ou comme ça
c'est pas toujours évident non plus. Bon c'est bien physiquement, on est
bien et tout, mais c'est comme si sans prendre de l'héroïne on en prenait un
peu, je veux dire c'est comme une drogue dans le corps c'est comme si on
en avait un peu pris je veux dire, on est tout autant pété, ouais, c'est le cas
de le dire, moi quand je prends de la méthadone le matin j'arrive au boulot,
c'est un peu limite que les gens ils ne remarquent pas...
I : Mmh
P : Comme si j'avais pris quelque chose, vous voyez ce que je veux dire ?
Les yeux, la tête, ça se voit quand même pas mal quoi
I : Mmh
P : Je veux dire, l'effet est quand même un peu pareil... l'héroïne monte d'un
coup, tandis que la méthadone c'est plus...
I : Vous vous sentiez un peu dans un moment d'euphorie...
P : Ouais la méthadone ça monte plus lentement mais je veux dire l'état est
le même. Vous attendez une heure que la méthadone monte, puis une
heure après avoir pris la poudre, c'est un peu le même état... hein je veux
dire c'est un peu pareil.
431
I : Et vous parliez de manque, enfin d'effet psychologique qui vous pousse à
consommer...
P : Ben disons l'effet psychologique, c'est comme vous disiez avant, c'est
l'envie surtout je crois, surtout à Genève, je veux dire vous sortez à Genève,
vous allez n'importe où, il y a toujours quelqu'un qui est là dedans, il y a
toujours quelque chose qui vous remet la dedans, qui vous remet ces trucs
en tête je veux dire, à part si vous vous cloîtrez chez vous et vous sortez
plus, autrement, même dans les boîtes de nuit, il arrive toujours que je
croise quelqu'un qui en prend, qui en vend ou qui a quelque chose à voir là
dedans disons...
I : Mmh
P : Alors ça ramène des souvenirs et automatiquement ça travaille la tête,
quoi...
I : Dans une boite de nuit par exemple, l'état dans lequel vous vous sentez, il
y a quelque chose qui vous manque, vous avez besoin de...
P : Ben disons ça dépend. Ouais bon c'est clair qu'avec la méthadone, si je
prends la méthadone, j'ai pas envie d'aller en boîte de nuit honnêtement,
parce que je suis trop raplapla, c'est clair, la méthadone à haut dosage, ça
rend mou, je veux dire, ça donne pas envie d'aller bouger, il faut reconnaître,
ça rend vachement calme ouais disons, on a plus envie de faire des choses
calmes que des choses bruyantes ou des choses comme ça, on a plus envie
d'aller au ciné, bouquiner, il y a moins l'envie de s'éclater, de faire du sport,
de vraiment faire quelque chose qui bouge, vous voyez ce que je veux dire ?
I : Mmh. C'est comme si vous recherchiez un état de passivité où les
sensations viennent en vous, alors que vous êtes un peu passif ?
P : Ouais, c'est clair, avec la méthadone, je vois, depuis deux trois ans que
j'en prends, j'ai beaucoup de peine à retrouver les, comment dire, les joies
de vivre que j'avais avant de prendre de la drogue. C'est clair, aller faire du
foot, sortir, m'éclater, bon prendre une cuite de temps en temps, rigoler avec
les copains, je veux dire vraiment, bien s'amuser, profiter de la vie, là c'est
vrai que j'ai du mal, même avec la méthadone, j'ai beaucoup de mal...
I : parce que vous voyez moins de monde ?
432
P : Ouais, j'ai moins envie, moins envie d'aller au contact des gens, moins
envie de sortir, j'ai moins envie de faire des choses bonnardes, j'ai moins
envie.. ouais, de faire du sport...
I : Mmh
P : Ça enlève un peu, ouais, moi ça m'enlève un peu le goût de faire des
choses bien, on a plus envie de rester peinard, tranquille, par exemple si un
samedi soir j'ai pas envie de sortir, je reste chez moi ça me fait rien, mais je
veux dire, il y a trois quatre ans en arrière, avant que je sois dans la drogue,
c'était tout le contraire, je pouvais pas rester un week-end chez moi, il fallait
que je sorte tout le week-end pour m'amuser, rester un samedi soir chez
moi, j'étais mal à l'aise, tandis que maintenant ça me dérange pas,
j'apprécierais peut-être plus, il y a plus cette envie de bouger, de s'éclater,
ouais, de s'amuser en bougeant, en faisant du sport, en allant voir du
monde, en allant au contact, en allant à la foule, déjà aussi voir la foule
quand vous êtes un peu fatigué, la méthadone ça ramollit tellement, on a
pas beaucoup d'entrain.
I : En fait ça vous coupe un peu de l'extérieur ?
P : Ouais disons ça... ouais, si on veut, ça coupe un peu c'est clair.
I : Mmh, c'est un peu comme si ça vous mettait dans un état d'autosuffisance
?
P : Ouais, voilà, si on veut ouais. Bon c'est peut être dû au dosage hein,
c'est clair, je sais pas...
I : Mais est-ce que c'est pas quelque chose que vous recherchez justement,
le fait de pouvoir vous suffire à vous même ? De pouvoir être chez vous...
P : Non, non, non, la je prends ce dosage parce que c'est le dosage qu'il me
faut mais si honnêtement j'avais le choix de pouvoir me dire, parce que là je
prends 110mg, que si 50mg ça me suffisait pour être bien, moi je préférerais
prendre 50mg que 110mg et puis quitte à retrouver justement plus d'entrain
à faire des choses, à faire des activités, mais là je prends ce dosage parce
que c'est ce dosage qui me convient du point de vue physique et tout quoi..
mais si j'avais le choix, je préférerais être moins dosé hein, si j'avais
vraiment le choix, mais bon si c'est pour être moins dosé et justement après
tout le temps faire des conneries, parce que en étant moins dosé c'est
433
encore pire après, être dosé limite, c'est encore beaucoup plus dur, c'est pas
non plus une solution disons.
I : Parce que quand vous prenez de la drogue par exemple si vous êtes
dans une boite et vous prenez de l'héroïne, là vous ne souffrez pas d'ennui...
P : Ah non. Là c'est pareil, moi avec l'héroïne j'ai jamais été trop en boîte, je
sais pas, je trouve que l'héroïne c'est un truc qui donne pas envie d'aller en
boîte, en tout cas moi non, moi je vois pas les choses comme ça, je sais qu'il
y a des gens qui aiment bien aller en boite après avoir pris de l'héroïne...
I : Donc quand vous en prenez vous êtes chez vous ?
P : Voilà, ouais, déjà je déteste être au milieu de la foule si j'en ai pris, je
déteste être dans un bistro quand tout le monde vous voit ou bien même si
je croise des gens du travail ou n'importe quoi, je suis vachement... un peu
pudique on va dire.
I : Mmh
P : Disons que moi je bosse déjà dans une banque alors j'aimerais pas trop
rencontrer des gens dans une boîte de nuit qui voient dans l'état où je suis,
ça me gène vis-à-vis des gens et ça me donne même pas envie, le fait de
prendre de l'héroïne et de la méthadone ça rend tellement mou que j'ai pas
envie d'aller danser ou comme ça
I : ouais..
P : J'apprécierais plus d'aller voir un film au cinéma... une soirée tranquille.
I : Donc en fait quand vous prenez de l'héroïne vous êtes seul avec vous
même, vous vous retrouvez avec vous même ?
P : Ouais, ou alors je peux être chez un copain, discuter aussi, ou aller au
cinéma avec un copain, je dis pas forcément seul, mais c'est vrai que ça
donne envie des fois plus d'être seul ça c'est vrai, à long terme je remarque,
avant j'avais beaucoup de peine à être seul, mais maintenant, j'apprécie des
fois des moments de solitude quoi..
I : Mmh
P : C'est vrai que plus on va de l'avant puis plus j'apprécie ouais des fois
c'est vrai faut reconnaître, avant c'était tout le contraire, je pouvais pas être
seul une soirée, je pouvais pas quoi, je tenais pas en place, tandis que
maintenant j'apprécie plus, de temps en temps.
434
I : Vous l'appréciez mais vous avez toujours besoin d'un élément pour
supporter l'ennui que la solitude vous procure ?
P : Je comprends pas tellement ce que vous voulez dire...
I : C'est à dire que vous acceptez la solitude, mais avec le moyen de la
drogue, de l'héroïne..
P : non, non, ouais, disons, on accepte.. c'est un peu dur à répondre...
I : Parce que vous dites que dans ces moments là vous pouvez ressentir un
certain ennui...
P : Ouais, non, ouais, non, disons l'ennui, c'est pas le fait de ressentir un
ennui, c'est le fait d'avoir pas envie de faire des choses qui, je sais pas, des
activités comme du sport, vous devez courir, vous voyez ce que je veux dire
disons, déjà vous dépenser physiquement, c'est pas forcément l'ennui, mais
je veux dire, faire des choses plus calmes.
I : Ouais, vous dites que maintenant vous êtes plus capable d'être seul, de
rester seul..
P : Ouais, je dis ça comparé à, il y a quatre cinq ans en arrière, quand je
prenais pas de poudre, quand j'avais jamais pris de la poudre, ben je sortais
tout les week-end c'était vraiment le contraire, je pouvais pas être seul, je
supportais pas d'être seul si ce n'est qu'une heure chez moi, je devenais fou,
fallait que je bouge, je pouvais pas passer une soirée chez moi seul, c'était
vraiment l'opposé
I : Ah ouais,
P : Bon il y a peut-être l'âge qui fait, je sais pas c'est possible aussi, peut
être je me dis c'est ça, mais il y a peut être aussi le fait de... à l'époque,
j'avais peut-être 19 ans, maintenant j'en ai 24, il y a peut-être un peu de ça
aussi
I : Ouais. Mais est-ce qu'il y a pas toujours la même difficulté à être seul,
seulement maintenant vous utilisez justement l'héroïne ou la méthadone qui
vous permettent de supporter cet état ? Cette solitude ?
P : C'est dur à exprimer... ouais...
I : Parce que vous dites que vous êtes à haut dosage, ça vous met dans un
état où vous êtes plutôt fatigué, vous avez pas envie de faire beaucoup de
choses
435
P : Ouais, si on veut, c'est vrai, si un copain me proposait d'aller faire
quelque chose vraiment physique, de se dépenser vraiment physiquement
ou comme ça, avec la méthadone j'aurais beaucoup de peine, ouais, c'est
vrai, j'ai beaucoup de peine, disons c'est beaucoup dû à ça, avec un gros
dosage quand même. Bon c'est pas une drogue, c'est un médicament, à
haut dosage vous êtes comme si vous aviez pris de l'héroïne, bon vous me
direz, à la longue, on s'y fait, mais justement à la longue on est tellement
habitué à la méthadone que petit à petit à long terme... Bon moi je sais pas
ça fait trois ans que j'en prends, mais je sais pas, un gars qui en prend
pendant dix ans, je sais pas dans quel état il est dans dix ans. C'est clair
qu'à long terme ça me semble un peu euh... Moi j'ai pris la méthadone,
j'avais pas trop le choix, je travaille, alors c'est clair quand on travaille c'est
l'idéal, y a pas de problème pour ça.
I : Mmh
P : Pour travailler et tout, quand on fait une cure, la méthadone c'est ce qu'il
y a de mieux parce qu'on peut pas se permettre d'arrêter son boulot une
année parce qu'on fait une cure sans méthadone, mais...
I : Mais est-ce que vous pensez que l'utilisation d'héroïne ou bien de
méthadone qui vous procure un effet, est lié à des problèmes
psychologiques, à quelque chose qui n'est pas résolu en vous même, est ce
que vous pensez que c'est...
P : non, non c'est pas dû à des problèmes quelconque, hein, non on peut
pas dire ça, c'est un enchaînement de choses. Je veux dire, au début je
prenais un petit peu, petit à petit, plus les années avancent et puis plus...
c'est clair que si je continue sur ce rythme là, si je prends encore peut-être
six ans de la méthadone, là j'aimerais pas trop voir le résultat quoi, moi à
mon avis, je risque de devenir vraiment pépé avant l'âge on peut dire, c'est
comme aller draguer, aller voir des filles, ça aussi ça, y a l'envie mais moins
qu'avant, on sent qu'il y a une certaine lassitude un peu...
I : Mmh
P : C'est tout là l'enchaînement, au début c'était pas autant, mais c'est clair
qu'après, petit à petit à la longue, on a l'impression que ça augmente un
peu..
I : C'est comme si vous trouvez une source de satisfaction artificielle ?
436
P : Ben disons je trouve une source de satisfaction, j'ai pas tellement le
choix ! Si j'avais le choix de me dire maintenant, tac, je prends plus de
méthadone, si je serais bien, si j'avais vraiment le choix, je préférerais ne
pas prendre de méthadone puis être bien en moi !
I : Ouais, mais quand vous prenez de l'héroïne, vous avec le choix...
P : Ouais, c'est clair, on a le choix, des fois j'en prends et après je regrette
d'en avoir pris, ouais, c'est comme je vous dis, des fois c'est tellement
l'ennui, ou bien tomber sur des gens qui vous en proposent et puis, moi
j'admets, je suis assez faible pour résister, disons si quelqu'un m'influence,
je suis vachement influençable, ça c'est vrai, faut reconnaître, bon, si je vois
des gens qui m'en proposent, j'ai beaucoup de peine à... je suis très
influençable, mais bon, voilà quoi...
Cas 2 : Anne
I : Pouvez-vous me dire dans quel contexte vous consommer l'héroïne ?
P : (partie manquante) et puis bon, au bout d'un moment on arrive à un
stade où le fait qu'on ait pris de l'héroïne... actuellement moi je suis à un
stade, je suis sous-dosée, alors bon, je tiens, j'arrive à tenir, je suis...
I : Vous êtes sous dosée par rapport à la méthadone ?
P : Ouais, tout à fait, j'en prends beaucoup en plus.
I : Vous en prenez combien ?
P : 70mg
I : Ça vous l'avez signalé ?
P : Ouais, même l'infirmière l'a déjà vu.
I : Et puis ? On vous augmente pas ?
P : Ben il paraît... Bon, le docteur essaye de faire par rapport à mon poids
aussi.
I : Mmh
P : Et puis bon, il y a aussi le fait que je vis avec quelqu'un qui est encore
plus sous-dosé que moi, mais lui c'est parce qu'il le voulait bien, si vous
voulez, il a arrêté une cure, volontairement, il a pas tenu, il a pris de
l'héroïne, bon moi je n'arrive pas à ne pas en prendre si on en achète devant
mon nez, par rapport à ça je suis extrêmement faible et je le sais, désolé
437
(rires). Mon copain a recommencé sa cure, mais il a commencé sa cure
après une consommation d'héroïne de plusieurs mois, il est à, je crois, 30mg
et puis, il est malade, et puis, il en prend aussi.
I : Mmh
P : Bon moi je lui en ai parlé tout ces temps, lui il en a pas repris, j'en ai pas
repris pour le moment, j'espère que ça aller.
I : Mmh
P : Bon, il faut dire, moi je suis confrontée tout les jours à l'héroïne où je
vis...
I : Mmh
P : tous les jours, tous les jours, tous les jours.
I : Où vous vivez c'est à dire...
P : Je vis dans un hôtel
I : Ahh
P : J'ai qu'à monter deux étages, j'ai un dealer, j'ai qu'à monter un étage, j'ai
un dealer et je descends en bas, il y a des... je suis confrontée tous les
jours, à l'héroïne, aux héroïnomanes, tous les jours, à part à mon boulot.
Mon copain, lui il bosse pas, alors il est encore plus confronté à ça que moi.
I : Mais pour vous l'héroïne ça reste un désir important, enfin, c'est un besoin
? En fait, quel rôle ça joue...
P : Je peux pas vous dire, je sais pas comment vous dire ça, je peux rester
des périodes sans en prendre, même des longues périodes et puis à partir
du moment où ça va mal, je vais avoir recours à ça, je sais pas pourquoi. Et
à partir du moment où j'ai commencé à avoir recours à ça, c'est un cercle
vicieux et j'ai de la peine à m'en défaire c'est...
I : Vous l'utilisez pour soulager des sentiments de malaise psychologique ?
P : Ouais, le malaise, quand je suis angoissée, nerveuse, stressée.
I : En fait c'est des sentiments d'angoisse qui sont importants ou... que vous
supportez pas ?
P : Euh... que je supporte pas, non disons... Oui et non disons, parce que si
vous voulez c'est un peu un cercle vicieux, parce que moi, le fait de prendre
de l'héroïne d'un côté ça m'angoisse, aussi parce que je me culpabilise par
rapport à ça...
I : Mmh
438
P : Totalement... Alors c'est un cercle vicieux.
I : Donc au départ il y a une angoisse que vous essayez de calmer avec
l'héroïne, mais après, la conséquence de la prise d'héroïne vous redonne
des angoisses...
P : Tout à fait !
I : Vous retournez à la case départ ?
P : Tout à fait ! Ça dépend des quantités qu'on prend, le moment où une
personne elle est dans l'état où elle pique du nez, où elle est comme on dit
un peu dans l'inconscient, là on angoisse pas du tout, mais bon c'est pas...
I : En général quand vous en prenez, vous en prenez beaucoup au point de
piquer du nez, vous en prenez une bonne dose ?
P : Non, au prix où c'est, non ! Mais je crois que inconsciemment c'est ce qui
est recherché ouais !
I : Finalement c'est un peu comme si vous vous endormiez... enfin je sais
pas, l'impression...
P : Non c'est différent quand même...
I : Bon est-ce que c'est pas une forme de.. parce que bon dans le rêve, le
sommeil, on est dans une sorte de... cocon... on coupe les...
P : Ouais, on coupe avec la réalité, c'est un peu ça qui est recherché je
pense, c'est un mal être général, de toute façon, que ce soit de fumer du
haschisch, de boire de l'alcool, prendre des somnifères et tout, ça, c'est un
mal être, tout à fait, je le nie pas, autrement je ne pense pas que j'aurais
recours à une drogue s'il n'y avait pas un mal être...
I : Mmh, mais ce mal être, vous n'arrivez pas à le cerner, enfin...
P : Non je... à cerner pourquoi je l'ai... Non c'est plutôt...
I : D'où il vient...
P : D'où il vient, je sais pas, je pense.. je sais pas, déjà je sais pas où
s'arrête, où est chez moi la limite entre ma nervosité et puis, l'angoisse,
parce que j'ai toujours les deux je pense... et puis bon, je sais pas...
I : Parce que c'est quelque chose de physique, ou bien c'est lié à des
personnes cette angoisse ?
P : Non c'est... ça peut être physique quand je suis seule, ça peut être lié à
des situations...
I : Quand vous êtes seule, là vous avez... une angoisse...
439
P : Ça dépend, si je fais rien, que je réfléchis, oui ça peut m'arriver oui.
I : Quelles sont les pensées qui vous viennent à ces moments là ?
P : ... (long silence) ... Ben je... déjà le fait de prendre des drogues, non pas
du shit, par rapport à ça je me culpabilise pas du tout, je me culpabilise
d'avoir éventuellement... d'un côté non, parce que c'est contradictoire, d'un
côté je me reproche de ne pas m'être mis des bâtons dans les roues (sic),
enfin, inconsciemment, au niveau du travail, de l'appartement, enfin au
niveau de tout ce que les gens de mon âge ont déjà, donc matériel ou de
leur manière de vivre. D'un autre côté... j'ai aussi pris de la drogue parce que
je rejetais cette manière de vivre, mais c'est pas ça qui m'a aidé à être bien,
tout en étant pas...
I : Vous rejetiez cette manière de vivre, c'est-à-dire...
P : Métro, boulot, dodo, oui c'était un peu ça, au début, quand j'ai commencé
à prendre de la drogue, le shit c'était pareil, j'ai commencé jeune, j'avais 16
ans, enfin, jeune, mon copain a commencé à 14 ans.
I : Mais est ce que c'était une partie de vous-même que vous n'acceptiez
pas ou bien ?
P : Non je pense pas, je la rejette toujours, il y a des choses que je trouve, je
vis avec, je fais avec, il y a tout qui est installé, c'est comme ça, mais je
trouve que c'est n'importe quoi ce qu'on a fait, on a foutu en l'air plein de
choses, on a fait des tas de conneries, on est une catastrophe ambulante.
Autant on a fait des choses très bien, autant on a fait des horreurs, mais bon
ça c'est depuis toujours...
I : Ouais, quand vous dites, métro, boulot, dodo, c'est l'aspect sérieux de
l'existence une routine ou bien quelque chose de réglé, mais quand vous
vous décrivez comme scolaire vous avez aussi tout un côté très réglé,
sérieux.
P : Ouais, disons scolaire, oui, mais c'est réglé d'une certaine manière, mais
tant qu'on apprend, on a toujours un plus, on reste pas en place, tandis
qu'au travail, enfin, bon, personnellement, une fois qu'on sait faire tout ce
qu'on doit faire, même si c'est pas tous les jours qu'on fait la même chose,
c'est toujours la même chose, enfin le mien de travail en tout cas.
I : Mmh. Mais justement, l'aspect que vous...
440
P : Mais j'arrive à le... j'arrive tout à fait à me lever le matin, à faire mon
travail pendant des années... Puis bon, moi quand je suis au travail, je pense
pas trop (rires) mais ça sera après où je me sentirai mal, où je m'énerve si je
fais une vie de tarée, mais ça sera pas au moment où je le ferai, je pense
pas. Donc j'arriverai à assumer ce cercle, mais bon, au fond de moi, c'est
pas du tout ce que j'aimerais.
I : Donc en fait, ces sentiments d'angoisse que vous ressentez et qui vous
poussent à prendre de la drogue, vous pensez que c'est lié à une mauvaise
estime de vous-même, c'est à dire que dans ces moments c'est des
moments de dépression ou bien ?
P : Oui et non.
I : D'angoisse...
P : Oui et non, disons que moi, la première fois que j'ai pris, c'était par
curiosité. En plus, maintenant les jeunes ils sont avertis, moi j'étais pas
vraiment avertie, on m'avait dit : les drogues c'est pas bon, mais c'est tout.
J'avais eu un cours à l'école, mais ça avait pas été bien loin, donc c'était
plus par curiosité... et puis... et puis c'est plus tard, après avoir pris pendant
une période, la première fois que j'ai croché, c'est parce qu'on en avait
donné à mon copain une assez grosse quantité et puis donc c'est après
avoir croché une première fois, décroché une première fois, c'est à partir de
cette période que je retournais au produit, que je me sens mal. Au début je
sais plus, je pense que c'était par rapport à des conflits, après j'ai fait une
première cure, en XX, après, j'ai fait trois ans d'études et j'ai rien touché
pendant une année et demi, ni méthadone ni héro et j'ai recommencé à en
prendre en période d'examen, donc à un moment où je me sentais mal. Et
puis à partir du moment où... moi j'arrive pas à en prendre un jour et puis
dire stop...
I : En période d'examen vous aviez une crainte de l'échec ?
P : Ouais, de pas faire assez bien, pas de l'échec, non. Je savais que je
passerai, sur toutes les notes cumulées, mais ça a toujours été.
I : Donc vous en avez repris à ce moment là, par crainte de pas faire assez
bien ?
P : Ouais, un peu.
I : Pour calmer cette angoisse ?
441
P : Ouais, je pense.
I : Donc vous aviez un grand désir de réussir brillamment ?
P : Non, c'était pas... c'était plutôt parce que moi je me sentais mal, que
j'avais envie de me sentir mieux, j'ai toujours eu un peu.. moi dès que je suis
devant une feuille où il y a une note à la clé, je suis soulagée quand j'ai posé
le crayon et que j'ai fini. Par exemple, un truc tout simple qui vous ferait voir :
si je passais mon permis de conduire, je suis sûr que la théorie je réussirais
du premier coup et la pratique, je me planterais, simplement parce qu'il y
aura un gulu à côté de moi qui sera en train de me contrôler, comment je
conduis.
I : Vous craignez le risque de vous placer dans une situation où vous pouvez
faire faux, ou bien être...
P : Non, c'est pas...
I : Une situation de faiblesse ou de...
P : Oui, d'un certain côté oui, puis d'un autre côté c'est peut être aussi le fait
qu'on me contrôle, ça me stresse, et puis à ce moment là, je sais que je fais
des erreurs.
I : En fait l'héroïne c'est un peu comme si ça vous permettait de surpasser
ces sentiments de faiblesse, de manque...
P : De crainte...
I : Ça vous permet un peu de rejoindre ce besoin d'être presque parfaite, de
bien faire les choses...
P : Parfaite, non, personne n'est parfait, mais de faire le moins d'erreurs
possible, de faire le mieux possible.
I : Mais par exemple, quand vous prenez de l'héroïne, dans les examens, ça
avait quel effet ?
P : Rien, ça ne me change pas mon comportement, ça ne m'empêche pas
d'apprendre.
I : C'est juste au moment où vous la prenez que...
P : Ben ça dépend combien j'en prends.
I : ouais..
P : Je peux tout à fait en prendre, si j'en prends pas trop, et aller étudier
derrière, oui, je pense ça a usé un peu mes capacités à la longue, mais sur
le moment c'est pas ça qui me fera moins apprendre. Je sais que j'ai moins
442
bonne mémoire à long terme, mais ça je crois que c'est plus le haschisch
que l'héroïne. Parce que avant que je commence l'héroïne, je prenais du
haschisch, je commençais déjà à avoir ce problème.
I : Mmh
P : Je parle pour de l'appris par cœur, je parle pas pour des événements...
ou des...
I : Donc vous avez l'impression que systématiquement quand vous prenez
de l'héroïne c'est pour lutter contre cette nervosité, enfin la plus part du
temps ?
P : Ben, quand j'en prends, le moment ou j'en prends, c'est que je me sens
mal dans ma peau, autrement je n'irai pas en prendre, je chercherais pas à
être dans un état autre que celui où je suis, ça c'est un fait.
I : Ah oui, c'est systématique.
P : Je sais pas, j'irais pas prendre de l'héroïne si je me sens bien
I : Parce qu'il y en a qui disent : "J'en prends pour le plaisir".
P : Ah non ! non. Je peux en prendre par envie d'en voir, oui.
I : Mmh
P : Mais pas pour le plaisir, comme ça. Mais bon, si j'en vois... non, si je me
sens vraiment bien, j'arrive à en voir sans en prendre.
I : Si vous vous sentez vraiment bien, vous pouvez dire non.
P : Oui.
I : Alors, quand vous vous sentez mal dans votre peau, c'est un peu une
angoisse diffuse, une nervosité, de temps en temps, vous ne pouvez pas
vraiment définir ?
P : Non, l'estomac un peu serré...
I : Vous ne le mettez pas en rapport avec des éléments de vie ou d'autre ?
P : Non j'arrive pas à l'associer à des événements de ma jeunesse...
I : Parce que c'est un peu comme s'il y a quelqu'un en vous, un juge un peu
sévère, qui dit, tu dois être comme ça...
P : Non, je me juge, ben bon déjà... Oui, ça m'arrive...
I : Parce que vous vous jugez négativement ? Dans ces moments
d'angoisse, vous vous dites, ah, mais...
443
P : Ouais, mais bon de toute façon, c'est un cercle vicieux, parce qu'après, je
me juge négativement parce que j'estime que prendre de l'héroïne c'est pas
une chose bien non plus.
I : Mmh. Donc vous êtes à la fois...
P : Ah ça devient assez impossible.
I : Vous êtes juge et bourreau en fait ?
P : Ouais voilà, si vous voulez !
I : Mais en tout cas je prends pas de l'héroïne pour chercher à me détruire.
Dans ma tête en tout cas, c'est pas pour ça. Y a des gens, ils recherchent ça
inconsciemment...
P : Mais vous c'est plutôt pour échapper à un malaise intérieur.
Cas 3 : Nicole
I : est ce que vous pouvez vous souvenir de la dernière fois que vous avez
pris de l'héroïne ?
P : Me souvenir ?
I : Ouais.
P : Y a pas très longtemps (rires).
I : Donc vous avez pas un grand effort de mémorisation à faire...
P : Non !
I : D'accord, est ce que vous pouvez me décrire les circonstances dans
lesquelles vous avez pris l'héroïne ? Le contexte en fait ?
P : Normal... Qu'est-ce que vous voulez ?
I : Euh, avec qui vous étiez, dans quel état d'esprit vous vous trouviez ?
P : Mais toujours, c'est toujours la même personne, c'est toujours le même
endroit.
I : Ah ouais, c'est à dire avec votre ami ?
P : Non, non, absolument pas, il n'en prend pas. Non c'est pas... c'est, c'est
un ami... L'état d'esprit ? euh, mais c'est tout le temps comme ça, vous
savez, un jour ça va, un jour ça va pas, donc... changeant quoi, fatiguant.
I : mmh
P : Beaucoup d'effort pour rien.
444
I : Mmh... mais si vous essayez de vous souvenir du moment précis, où vous
avez pris...
P : Vous entendez quoi, le moment précis ?
I : Ben c'est à dire, je sais pas, ça remonte à combien de temps ?
P : C'était il y a une semaine, il y a pas longtemps...
I : Et donc ça se passait...
P : Non, même pas, le début de cette semaine, j'ai une assez mauvaise
mémoire pour ça.
I : Donc euh... est ce que vous pouvez décrire dans quel état vous vous
trouviez avant ?
P : Avant, ben j'étais partagée entre l'idée d'en prendre et de pas en
prendre, et puis pas craquer.
I : Et puis finalement vous avez craqué...
P : Mmh mmh...
I : Et puis, en fait comment vous expliquez, alors peut-être de façon plus
générale, comment vous expliquez le besoin persistant d'héroïne ? Quel
rôle ça joue dans votre...
P : Mais persistant, il y a un jour oui, un jour non, où ça me dégoûte, puis un
autre jour euh... Je sais pas, je sais pas pourquoi... Parce que je trouve que
c'est pas... une fois de temps en temps, ouais, moi c'est plus que de temps
en temps, je vois pas le, trop le danger en ce moment, parce que comme il y
a la cure, il y a un soutien, c'est un peu, vous voyez, c'est dangereux cette
cure quoi. En même temps, j'ai envie de la finir, pour voir de quoi je suis
capable toute seule, sans cette cure. Puis je sais pas, parce qu'il y a des fois
où vous avez envie de déconnecter, puis voilà, parce que c'est planant,
parce que voilà. Souvent c'est quand je suis fatiguée, ça me redonne de
l'énergie.
I : Ouais, euh...
P : Puis je me rends pas bien compte, pas du danger, mais du, de la chose
quoi, pour moi, j'ai l'impression de fumer une cigarette.
I : Mmh
P : C'est peut être ça, j'arrive pas bien à voir l'importance de la chose.
I : Ouais, mais le besoin de déconnecter, euh, c'est à dire, c'est de plus...
445
P : Ouais, parce qu'en fait, c'est oppressant tout ce qui se passe... Le boulot
que je fais, c'est inintéressant... ouais ça fait du bien, un moment ailleurs
quoi...
I : Mmh, vous vous sentez opprimée durant la journée ?
P : J'aime bien, par ce que ça se passe tout seul, je travaille tranquillement
j'entends. Mais je dis pas que le lendemain ou deux jours après j'en ai envie,
pas du tout.
I : Mais vous en prenez avant d'aller au travail ?
P : Ouais, en général je travaille.
I : Non, mais vous prenez de l'héroïne avant d'aller travailler ?
P : A midi.
I : A midi. Et la dernière fois, c'était à midi ?
P : C'était à midi. Moi ça me, je travaille encore mieux, je travaille
tranquillement. Non, mais j'entends, c'est pas... ouais ! Mais par exemple le
lendemain ou le surlendemain, j'y pense plus. Vous voyez ce que je veux
dire ? Après, pour un moment, je vais plus y penser, puis après ça va de
nouveau m'obséder, et tant que j'en aurais pas pris, je vais de nouveau y
repenser.
I : Mmh
P : Vous voyez, et puis là je suis bien, ça va un moment.
I : Ah ouais. Donc en fait ça... c'est comme une sorte d'idée fixe...
P : Ouais, une idée fixe, ouais.
I : C'est quelque chose qui...
P : Ouais, tout à fait.
I : Vous en prenez une fois, puis pendant quelque jours ça passe ?
P : Puis après, j'y pense plus. Puis après, je suis pas contente, je m'en veux,
j'entends, parce que je fais quand même un effort ici, et je veux dire, puis j'ai
pas du tout envie d'en reprendre, pas du tout, du tout, jamais cette idée,
mais... puis après il y a ici, il faut tout le temps se justifier, pfouh c'est pénible
j'entends.
I : Mmh... Est ce que vous pensez que ça a un rapport...
P : Mais, je comprends pas pourquoi.
I : La personne avec qui vous la prenez...
446
P : Ça a un rapport, moi j'aime beaucoup cette personne, elle est littéraire
comme moi, pour moi, on shoot pas hein, moi je la shoot pas.
I: Ouais.
P: Donc il y a déjà un truc qui est mieux, je la shoot pas. Donc... c'est une
personne que j'aime beaucoup, mais que je peux pas aller voir si on est pas
pété, j'entends. Je sais que si je vais la voir, on a beaucoup de choses en
commun et il continue sa vie, c'est pas le dernier des junks, vous voyez ? Je
veux dire, je vois que ça peut se passer très bien, on peut continuer sa vie
tout en... je veux dire, des gens comme ça qui en prendront toute leur vie,
vous voyez ce que je veux dire ? C'est pas... c'est quelqu'un que je trouve
très bien, et qui continue ça. Vous voyez ?
I : Mmh
P : J'ai pas le... je sais pas comment expliquer... et puis c'est toujours difficile
de la voir sans craquer.
I : Mmh. Parce que c'est elle qui vous en offre ?
P : Oui. Non, bon, qui en offre... je veux dire, ouais, c'est là.
I : Donc c'est...
P : Et puis moi j'ai envie de voir cette personne, et puis en même temps, je
me dis vas-y, je résiste souvent de pas aller la voir. Pour justement pas en
prendre.
I : Mmh
P : Puis il y a un moment où pff, c'est dur tout le temps, tout le temps... pas
tout le temps, mais tant que je l'ai pas résolu, enfin, que je suis pas tranquille
pendant un moment, je vais y penser. Puis je vois que la maintenant ça fait
une année et demi, j'arrive pas encore à m'ôter ça, bien que je veux pas du
tout reprendre la vie que j'avais avant. Pas du tout. Alors je sais pas, je peux
pas expliquer cette faiblesse, c'est...
I : Mais est ce que c'est pour compenser quelque chose que vous ne
pourriez pas avoir dans la relation avec cette personne ?
P : Non, non, c'est moi, alors c'est pour compenser rien du tout, j'entends
c'est pas du tout, j'y vais pas parce que ahah, je me suis engueulé avec tel,
vous voyez, je veux dire, c'est plus une récréation, je veux dire, je m'accorde
ça, j'estime que j'ai luté, enfin, luter, je veux dire on bosse ! On s'emm...
enfin je veux dire, la vie de tout les jours, on se lève et tout, j'estime qu'il faut
447
une petite récompense. Ouais, moi je prend ça comme ça, comme vous
allez au cinéma, ou je sais pas... (rires) C'est pour ça que je dédramatise la
chose, mais c'est pas bon pour moi, parce que après en même temps, a
coté de ça, je peux être très clair, pas y penser, puis j'ai plus aucun ami qui
est là dedans, plus... j'en ai très peu.
I : Mmh
P : Donc j'ai déjà fait un grand pas en venant ici, je veux dire, j'ai liquidé tout
le monde. Il reste plus que cette personne à liquider, moi j'aimerais bien
qu'elle arrête, comme ça on pourrait se voir tranquillement, je cherche pas
des excuses, j'entends, c'est, j'ai qu'à pas du tout aller la voir.
I : Mmh. Donc en fait, c'est un peu une fuite, alors vous fuyez les frustrations
de la vie de tout les jours ?
P : Ouais, je...
I : A travers l'héroïne.
P : J'arrive pas à dire: "plus jamais", dans ma tête c'est pas concevable de
me dire que plus jamais j'en prendrai, même en étant ici, ça je l'ai dit, en
commençant, c'est affreux, mais bon, j'arrive pas à me dire... je me dirai:
"plus jamais tous les jours", ça c'est clair. Mais m'accorder ça une fois par
mois, ou de temps en temps, je peux pas dire... peut être qu'un jour ça sera
terminé, j'aurais un dégoût, mais j'arrive pas encore à me dire plus jamais.
I : Mmh. Parce que en fait dans ce moment là, euh, vous vous sentez,
qu'est-ce que vous retrouvez ? Vous retrouvez quelque chose que vous
auriez perdu ? Ou...
P : Non, mais... Déjà j'ai hyper mal au dos, tout le temps, tout le temps, là,
au moins pendant une journée, j'ai plus mal au dos. J'ai plus mal nulle part.
J'ai des problèmes de dos, là, après, je sens plus rien. Je veux dire, je suis
anesthésié, ça me fait du bien, je dois me prendre dix panadol pour que je
sente un effet. Là, hop, ça va tout de suite. Il y a déjà ça, puis après, je sais
pas, je fais les choses, ouais, je suis poussée quoi. Ça me paraît plus facile,
mais bon, le lendemain, c'est pire. Mais je pense pas au lendemain.
I : Ah ouais, le lendemain c'est ...
P : C'est le retour, ouais c'est pas... c'est comme si vous prenez une cuite ou
comme ça, vous êtes pas très, parce que mon corps, il le rejette maintenant,
je veux dire, il est plus habitué, donc euh, mais bon.
448
I : Mais ça survient toujours dans le même contexte ou bien c'est ?
P : C'est, je dois dire...
I : C'est toujours avec quelqu'un quand vous en prenez ? Ou vous pouvez
en prendre seule...
P : Ah, je peux en prendre seule, ça sans problème. Non, ça c'est pas le
problème.
I : Ça varie ?
P : Ouais. Non, mais maintenant, c'est différent, c'est convivial, c'est
marrant, enfin moi, c'est toujours avec la même personne. C'est plus comme
avant où c'était un besoin. J'aurais très bien pu ne pas passer et puis ne pas
en prendre, mais, j'ai pas eu la force...
I : Mmh
P : Je dois dire, en plus c'est... réellement dans le truc, c'est trop facile pour
moi, j'ai une personne avec qui je m'entends hyper bien, qui est à deux pas
de mon travail, qui est là tout les jours, qui a tout le temps tout ce qu'il faut.
C'est un... souvent, j'y suis allé la voir, mais sans prendre quoi que ce soit,
mais ça me demande quand même encore... je dois encore faire du travail.
I : Mmh...
P : Alors me dire de plus voir une personne avec qui je m'entends tellement
bien, parce qu'il y a ça, c'est tuant des fois.
I : Mmh. Mais vous pensez pas à la voir ailleurs ?
P : Oui, on peut, tout à fait, il y a une possibilité, mais il y a toujours un peu
cette obsession, je fais le parallèle quand je la vois.
I : Mmh
P : Mais bon...
I : Finalement, c'est un peu comme si c'était votre préoccupation principale,
cette...
P : Non, il y a les deux, c'est par vrai, parce qu'il y a les deux choses, mais
ça va ensemble, je veux dire, on a, je sais pas, moi je vois pas où est le
problème... de tant en temps, comme ça, je trouve pas que ça soit un grand
problème.
I : Mmh
P : Mais il faut que ça passe, non, mais je suis bien consciente qu'il faut que
je raye ça complètement, ça c'est sûr.
449
I : Ouais, en dehors de la cure méthadone, c'est vrai que si vous avez le
même comportement, vous recrochez assez rapidement.
P : Ouais, justement, mais là, après, je suis pas bien, je suis pas fière de moi
quoi.
I : Mmh
P : Je suis pas fière du tout de moi. Mais comment, comment vous voulez
l'expliquer, enfin, on explique rien, comment justifier, enfin je sais pas...
I : Mmh. Vous avez pas l'impression de lutter contre...
P : Mais c'est pas journalier, faut pas croire que...
I : Ouais.
P : Je veux dire, là, je vais refaire une semaine deux semaine, puis peut être
de nouveau que là, ouais c'est pas... c'est pas toujours facile quoi...
I : Mais est ce qu'il y a des sentiments que vous cherchez à éviter...
P : Comment ?
I : Ou à masquer, des sentiments désagréables, des choses à l'intérieur de
vous même qui...
P : Mais, je saurais pas bien quoi, non. Mais je sais pas, voir ces gens, ils
sont tous monotones, ils font tous la même chose, je veux dire, il y des fois
où... c'est fatiguant.
I : Ces gens, c'est à dire ?
P : La société, tous les gens qui m'entourent.
I : Mmh... Vous voyez la société de façon monotone, et c'est...
P : Un peu, bon, là, ça devrait aller mieux, parce que j'ai enfin pu
m'organiser comme je voulais pour le début de l'année prochaine, alors
euh... ça devrait mieux se passer.
I : Et puis, pour sortir...
P : Puis je sais pas, je viens ici, j'ai pas l'impression d'être... j'ai l'impression
qu'on me prend comme une malade, je veux dire, je me sens pas malade,
moi, je me sens pas la dernière... je sais pas, je me sens claire comme tout
le monde.
I : Ici, c'est à dire euh...
P : Venir faire cette cure, j'en ai ras le bol, j'ai envie de l'arrêter, je veux plus
venir ici quoi, c'est trop, trois fois par semaine, vous vous rendez compte ?
Je bosse et tout, je dois encore venir ici pfouh... tout d'un coup, c'est l'étau.
450
I : Mmh
P : Puis c'est pas en faisant des conneries qu'ils vont me baisser la
méthadone, c'est un cercle vicieux quoi.
I : Ouais. En fait c'est vous qui êtes dans une sorte d'étau, c'est à dire entre
votre désir d'héroïne et puis...
P : Ouais, Je me mets entre, parce que je sais très bien que je suis mieux
sans, je le sais très bien, mais c'est...
I : C'est un peu comme si...
P : Je vous dis...
I : en vous changeant à l'intérieur de vous même, vous essayez de changer
votre perception du monde, pour que ça ne soit plus monotone, pour que le
monde ne soit plus monotone, vous avez besoin de changer votre intérieur ?
P : Ouais, ouais, ouais, tout à fait.
I : Mais là, c'est un peu comme si il y avait un mélange entre ce qu'il y a à
l'extérieur et puis ce qui est en vous même.
P : Y a toujours un mélange, tout le temps.
I : C'est comme une solution magique, un peu...
P : De facilité...
I : Ouais, de penser que ça puisse changer l'extérieur...
P : L'espace d'une journée, c'est tout, et après, ça reprend, puis changer,
c'est même pas du tout ça, c'est simplement... c'est un grand mot,
simplement, peut-être que je prends les choses avec distance, enfin...
I : Mmh
P : Puis je me pose même pas de question, c'est ça le pire, je veux dire...
Cas 4 : Pierre
I : Pouvez-vous me parler de vos consommations récentes de drogues ?
P : Ouais bon, j'ai fumé, mais vraiment peu, je veux dire, je veux plus que ça
fasse partie de ma vie. Déjà, par le mode de vie que ça comporte, j'ai plus
envie de revivre ça, bon, j'ai pas encore la volonté de dire que plus jamais
j'en reprendrai. Mais en fait, ce qui c'est passé, c'est que vendredi passé je
m'emmerdais, je suis redescendu en ville pour voir des gens et puis, comme
451
ça faisait des années qu'en allant là bas... ça a été en fait comme une sorte
de réflexe, parce que je savais pas quoi faire...
I : Mmh
P : Tandis que maintenant j'essaye plutôt euh...
I : Ça c'était la dernière fois que ça vous est arrivé ?
P : Ouais, et puis je me suis dit, euh, j'essaye plutôt de... si j'ai rien à faire,
bon ben j'irai plutôt à la Placette, et je resterai une heure à écouter des
disques, peut être que j'en achèterai un, peut être que j'en achèterai pas du
tout, j'essaye de faire d'autres choses...
I : Mmh, c'est à dire dans ce moment vous aviez un espèce de sentiment de
vide intérieur ?
P : Ouais, de vide.
I : D'ennui...
P : D'ennui, de pas savoir quoi faire quoi. Et puis de solitude, pas mal de
solitude...
I : Donc ça c'était un jour, vous ne travailliez pas ou bien ?
P : C'était un vendredi soir, le week-end arrivait euh..
I : Ouais...
P : Bon normalement le vendredi soir on est tous content, on sort, soit on va
dans une... en général c'est là qu'on retrouve ses amis, on fait une soirée,
on fait n'importe quoi, et j'avais rien de programmé... il y avait aucun concert,
il y avait rien, alors que est ce que j'ai fait ? Je suis redescendu
automatiquement au Mollard pour voir des gens, et puis ça a été un
automatisme irréfléchi, en fait. Puis arrivé chez moi, ben j'étais encore plus
mal qu'avant parce que j'étais tombé dans le piège, j'étais retombé dans le
panneau. Par contre, ça m'est déjà arrivé de descendre au Mollard, d'être
seul, hyper bien, d'y penser et puis de me dire, non, je le fais pas, ce qui fait
qu'après, je rentre chez moi, même si la soirée sera pas excellente, au
moins je suis content de moi, parce que j'ai eu la force de dire non, et puis
de pas retomber dans cet automatisme, parce que je m'ennuie.
I : Mmh
P : Je compte beaucoup sur le sport, d'essayer de refaire de nouvelles
connaissances quoi.
I : Mmh
452
P : Le surf, malheureusement, on arrive en fin de saison, alors, je vais
commencer le judo, on verra, et puis je laisse venir.
I : Mmh. Donc en fait dans ces moments, c'est souvent dans le même
contexte que ça survient le besoin d'héroïne ? C'est-à-dire dans le même
état affectif de solitude...
P : Ouais, dans des moments de vide.
I : C'est presque tout le temps comme ça ?
P : Ouais, quand j'en prends, c'est si je suis tout le temps... maintenant de
moins en moins, parce que je commence à avoir mes journées bien
occupées, c'est vrai qu'arrivé au week-end, si je vais pas surfer, ou si je vais
pas skier, en tout cas pour l'hiver, ben je sais pas quoi faire, quoi, puis j'ai
plus envie de rester devant la télé pendant tout mon week-end, ça
m'intéresse plus...
I : Mmh
P : Ce qui fait que je me retrouve seul, je sais pas vraiment quoi faire, alors
automatiquement ben je vais faire ce que j'ai fait le plus souvent ces
dernières années, c'est à dire... euh... ben me shooter quoi.
I : mmh, mais est ce que vous pensez pas qu'il y a une partie de vous même
qui a peut être envie de rester dans sa... dans cette union avec l'héroïne,
enfin, avec la drogue, dans le sens ou vous êtes un peu en autosuffisance ?
P : Non par ce que, enfin pas vraiment, parce que chaque fois que j'en
prends, je me retrouve, je suis pas mieux qu'avant, déjà je la sens
pratiquement pas, c'est... En fait, c'est le fait que ça va occuper mon temps
pendant quelques heures, de devoir chercher, de trouver, de remonter chez
moi, mais après, après l'avoir pris, je suis en général beaucoup plus mal
qu'avant quoi, je veux dire... je suis là...
I : Ouais...
P : A me bouffer la tête, à me dire, quel con, pourquoi tu as fait ci, t'aurais pu
faire ça, t'as 100 francs en moins, t'aurais pu acheter des CD, mais sur le
moment, euh, j'y réfléchis pas, quoi, j'ai pas envie de rester dans ce milieux,
parce que il y a rien, il se passe rien...
I : Quand vous sentez ce sentiment de vide, en fait vous savez pas vraiment
ce qui vous manque, vous savez pas ce dont vous avez besoin ?
453
P : Ouais, je suis un peu perdu, je ne saurais pas vraiment... je ne saurais
pas vraiment... pas ce qui me fait plaisir mais euh, ouais il me manque...
c'est un effet de solitude quoi, je me retrouve seul, et j'aime pas la solitude.
J'aime pas être seul en général quoi.
I : Ouais. Mais dans ce moment de solitude en fait, de quoi vous avez
besoin, il y a quelque chose qui vous manque ?
P : Une copine, ou une relation... ouais, un copain ou une copine, quelqu'un
avec qui causer, avec qui faire quelque chose, je veux dire arriver à se
motiver l'un l'autre.
I : Mais là alors, à un certain moment vous court-circuitez ce désir, parce
que vous avec besoin de quelqu'un, et puis à un moment vous, c'est comme
si vous remplacez la personne par un produit ?
P : Ouais, c'est un peu ça, puis aussi ce qui ce passe quand on cherche de
la poudre, on rencontre des gens, je veux dire, ça se fait pas tout de suite
dans les 5 minutes, il y a quand même, faut la chercher, faut discuter, c'est,
je sais pas si c'est pour le fait d'avoir des relations avec ces gens, mais...
C'est pas pour la poudre en elle même, c'est pour le fait que ça me fait faire
quelque chose en fait...
I : Ouais...
P : Ça m'arrive rarement de, ça m'arrive une ou deux fois de me retrouver
puis d'être complètement paumé, de plus savoir ce que je veux faire... me
dire je vais au cinéma ?, je vais manger ?, puis je fais rien quoi, puis je suis
là, au milieu de la ville et puis perdu quoi. Bon ça m'arrive rarement de...
d'être comme ça dans cet état, de plus savoir ce que je veux faire, puis
d'arriver à rien faire, alors en général je remonte chez moi, soit je mets de la
musique ou soit j'allume la télé, en général j'allume la télé, parce que ça me
fait comme une compagnie, ou de la musique, mais bon, ça m'arrive
rarement d'être perdu comme ça, maintenant de moins en moins disons.
I : Mais là en fait c'est comme s'il vous manque les personnes vers
lesquelles vous pourriez vous tourner ?
P : Ouais, c'est ça en fait.
I : Mmh... c'est comme si vous n'aviez pas à l'esprit, si vous gardiez pas en
tête des personnes qui pourraient, avec qui vous pourriez aller, que vous
pourriez rencontrer ?
454
P : Ben je sais que la plus part, j'en connais pas beaucoup, la plupart sont
occupés dans ces moments là... et puis ouais, c'est ça, je me retrouve seul
et puis c'est en fait, c'est remplacer la poudre pour... à la place des copains
quoi, enfin, je pense...
I : Ouais...
P : J'y ai jamais vraiment réfléchi je dois dire...
I : Mmh...
P : Mais l'effet d'être stone, d'être avachi sur un lit, ça me plaît plus. Puis en
général, quand j'en prends, c'est jamais le cas, je suis jamais... je pique plus
du nez, bon je me renferme sur moi même c'est clair, je vais dans ma
chambre, mais euh, ouais ça me plaît plus trop quoi. Vous allez me dire
pourquoi est ce que je le refait ? Mais, si je le savais, je le referai plus quoi...
I : Mmh
P : Si je trouvai un autre palliatif, alors, maintenant j'essaye que ce palliatif
ça soit le sport, bon ça peut pas être le sport toute la semaine...
I : Mais est ce que pour vous, ça représente un danger, le fait de nouer une
relation profonde avec quelqu'un ou euh...
P : Je sais pas, ça m'est jamais réellement arrivé, en tout cas avec une fille,
je suis jamais sorti longtemps avec une fille, peut-être au cycle, mais bon, on
est gamin, puis après, il y a eu les histoires de poudres...
I : Il y a peut être quelque chose qui vous angoisse dans une relation
profonde, d'établir une relation profonde...
P : Le problème, c'est de faire le premier pas, c'est d'arriver à la déclencher
la relation, dès que le premier pas est fait, ça va quoi, c'est d'arriver à faire
ce premier pas soit pour rencontrer quelqu'un quoi, ou comme ça quoi. Mais
ouais, d'un côté ça me plairait, puis de l'autre c'est vrai que j'aime quand
même mon indépendance, il y a des jours où... j'en ai pas du tout envie,
mais je sens que ça me manque, quoi que ça me ferait peut être un peu
peur, parce que je l'appréhende, je l'appréhende, parce que je l'ai jamais
vécue, puis d'un autre côté, je le souhaite vraiment.
I : Mmh
P : Puis j'ai peur de ne pas être à la hauteur à la rigueur, de pas avoir assez
à offrir à l'autre personne...
455
I : Donc à la limite, vous préférez rester avec vous même, comme ça vous
ne risquez pas la déception, enfin, si vous restez avec votre "copine" l'héro,
vous ne risquez pas d'être déçu ?
P : Ouais, je risque pas d'être déçu, ça risque pas de mal tourner, mais
enfin, je suis quand même déçu...
I : Enfin, vous avez l'illusion de ne pas être déçu, parce que vous êtes pas
dans la réalité, alors, forcément, ça peut pas marcher non plus, mais disons
que vous pouvez garder l'illusion de...
P : Que ça arrivera un jour, que... que je la rencontrerai un jour, puis euh,
mais c'est vrai que je fais pas grand chose pour, je dois dire, je sort peu, bon
je sort très peu ces temps quoi...
I : Mmh, peut-être que si vous faites pas grande chose pour, c'est justement
parce qu'il y a encore un côté de vous même qui n'arrive pas à renoncer au
fait de se passer de l'autre, et puis de pouvoir se sentir bien avec un produit
dont on dispose, qu'on peut utiliser comme on veut. Parce que c'est un peu
l'illusion de pouvoir vivre le paradis sur terre, de pouvoir utiliser une
substance qui nous offre le bonheur, c'est un peu... alors peut-être que vous
n'avez pas renoncé à ce genre de paradis ?
P : Ben disons que maintenant je le considère plus comme un paradis, c'est
euh...
I : Ouais, mais il y a quand même un côté de vous même qui...
P : Qui y retourne...
I : Qui y retourne, donc sans doute qu'au fond de vous même,
inconsciemment, il y a quelque chose qui vous pousse à y rester...
P : Ouais, c'est une crainte de faire le premier pas, ou d'une déception, de
pas être à la hauteur...
I: Ouais.
P: Mais normalement ça devrait... Je pense que plus ça va aller de l'avant,
pour l'instant tout va bien, que ce soit les cours, que je vois que j'ai donné
tout les jours, que j'apprends, que ça rentre, j'espère que... J'ai comme but
d'y arriver et puis de rencontrer la personne qu'il me faudra quoi, alors je
sais pas quand est-ce que ça arrivera, et puis voilà quoi...
456
ANNEXE 11. Concepts de base de la réduction des risques et des
méfaits (M. Leckie, 1998
499
)
499
M. Leckie, Le praticien et la réduction des risques, Revue médicale de
la Suisse romande, 1998, 118, 9, pp. 739-742. Traduit et adapté de : P. G. Erickson
et al. (ed.), Harm reduction : a new direction for drug policies and programms,
Toronto, University of Toronto Press, 1997, pp. 8-11.
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Article
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Abstract Purpose: This article is about deals with the problem of neurocognitive impact due to alcohol and shows the drawbacks on the attentional performance of athletes. The study aimed at playing basketball or volleyball to male college students as a manager sport option. Methods: The variables at the center of the measures are: cognitive status, the profile of alcohol user, selective auditory attention, and efficiency of TDM to auditory information. Results: The results show impeccable mental performance for athletes with low consumption, while wide Specter of deleterious effects have been observed in athletes who drink excess alcohol. Discussion: On the one hand, memory degradation effects have been observed in alcoholics, chiefly characterized by delays in retrieving items followed by a large number of omissions. On the other hand, a neural disconnection effect has been suspected following ethyl toxicity, justifying early confused and confused attention in the presence of the target stimuli. In essence, it emerges that the “alcohol-cognition” couple functions together in a mode of competition rather than collaboration.
Article
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This study tests the applicability of aspects of three theories of deviance--differential association, control, and strain--to the use of alcohol and drugs among a representative cross-section of 12-, 15-, and 18-year-olds. Regression analyses are conducted separately on each theory as well as on an overall model combining aspects of all three perspectives. Results show that differential association theory is a far more powerful predictor of adolescent alcohol and drug use than either the control or strain theories. The predictive power of the overall model is dependent upon the type of substance used as well as the age of the subject; however, the model is invariant between males and females.
Article
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Scales tapping the dimensions of personality disorder as represented in the DSM-III were derived using a combined rational/empirical strategy. The final version of the scales demonstrated both content validity as well as internal consistency. Correlations between the derived scales and between these scales and the original MMPI clinical scales were generally found to be in the expected direction providing preliminary evidence of criterion related validity. It is suggested that the derived scales may represent an advance toward the reliable assessment of DSM-III personality constructs.
Article
Problem behavior theory predicts that norm-violating attitudes and activities reflect a syndrome. Hierarchical latent-factor models examined the integrity of this syndrome at 4 developmental stages from early adolescence to adulthood. Latent constructs of Drug Use, Academic Orientation, Social Conformity, Criminal Behavior, and Sexual Involvement were assessed up to 4 times at 4-year intervals in a community sample. Second-order constructs of General Deviance confirmed integrity of the syndrome at these life stages, although subtle changes in certain components of the construct emerged. Criminal Behavior was more determined by General Deviance in adulthood than in young adulthood, whereas Sexual Involvement became less determined by the common factor between these times. Drug Use and low Social Conformity were consistently strong indicators of General Deviance.
Article
To assess the complex relationship between substance abuse and personality disorders, the authors determined the prevalence of personality disorders in a group of middle-class substance abusers and compared the subjects who had personality disorders with those who did not. The subjects were drawn from patients consecutively admitted to an inpatient substance abuse program in a private psychiatric hospital; they were the first 100 who agreed to participate. Substance dependence was diagnosed according to DSM-III-R, and the patients were assessed with the Structured Clinical Interview for DSM-III-R Personality Disorders, Alcohol Use Inventory, MMPI, Health and Daily Living Form, Shipley Institute of Living Scale, and measures of chemical use and life satisfaction. Of the 100 substance abusers, 57 had personality disorders. These patients differed significantly from the 43 patients without personality disorders in several ways: they had greater involvement with illegal drugs, had different patterns of alcohol use, had greater psychopathology, were less satisfied with their lives, and were more impulsive, isolated, and depressed. Because of the marked differences between the substance abusers with and without personality disorders, a uniform approach to substance abuse treatment may be inadequate.
Article
The purpose of the present research was (1) to examine the stability of MMPI subtypes within a VA drug abusing population; and (2) to provide external validation for these subtypes. The MMPI was administered to 107 male veterans who were entering methadone maintenance treatment. Normal sphere personality characteristics, sociodemographic information, and self- and interviewer ratings were collected by use of the Sixteen Personality Factor Questionnaire (16PF) and the Addiction Severity Index (ASI). Using D2 analysis, each MMPI profile was compared to the mean profile for three MMPI profile clusters obtained by Roszell, Chaney, and Blaes (1983) on a previous sample. Normal, psychoneurotic, and schizoid profiles were found in percentages similar to Roszell et al. The normal cluster was divided into two groups with and without T score elevations above 70 on the clinical scales. The normal group with profile elevations was similar to profile groups labeled as psychopathic in previous research. The four MMPI profile subtypes were compared on the 16PF and the ASI. The psychoneurotic and schizoid groups demonstrated higher levels of emotional distress and psychiatric difficulty than did the normal or psychopathic groups. The psychopathic and schizoid groups had more legal problems than the other two groups; the normal group had less evidence of marital and family problems.
Article
Early studies examining the relationship of personality disorders to opiate addiction attempted to define an "addictive personality." Later research found that personality disorders in opiate addicts were common but heterogeneous. We examined whether different comorbid personality disorders have prognostic specificity. Rates of depression and alcoholism as well as assessments of specific problems were measured in a 2.5-year follow-up of 150 treated opioid addicts. Using DSM-III criteria, we found that borderline personality disorder predicted more depressive disorders and alcoholism at follow-up; yet greater recovery from these disorders was seen. Borderline patients had more severe psychiatric problems as measured by the Addiction Severity Index. Other ASI outcomes differed by personality disorder; antisocial addicts had more legal problems, and narcissistic addicts had more medical problems. These results suggest that treatment for opiate addicts be tailored to the specific needs of the patients, which can be predicted, in part, by their comorbid personality disorder diagnosis.
Article
Evaluations of diagnosis and symptoms of depression were undertaken in 157 opiate addicts at entrance to a multimodality drug treatment program and six months later. While 17% were having an episode of major depression (defined by Research Diagnostic Criteria) and 60% had at least mildly elevated depressive symptoms at entrance to treatment, substantial improvement was noted at the six-month reevaluation, with the rates of major depression and elevated symptoms dropping to 12% and 31%, respectively. Symptomatic improvement, although related to retention in treatment, was not the result of specific antidepressant pharmacotherapy and did not differ across treatment modalities. Starting treatment during a major or minor depressive episode was predictive of poorer outcome in the areas of illicit drug use and psychological symptoms, but unrelated to the areas of occupational functioning, legal problems, and program retention.
Article
The authors report results from a psychiatric study of narcotic addicts in which the relationship between specified aspects of object relations development and treatment response to methadone maintenance was examined. Two groups were defined as high and low drug users (in addition to the prescribed methadone dose) depending upon the frequency and intensity of additional drug use; a middle group was excluded. Thirty subjects participated. The dimensions of separation/individuation, narcissistic development, and self and object representations were measured by 12 scaled variables; scores of the high and low drug users were compared by t-test. In all cases, the high use group was found to be more impaired than the low use group. However, the dimensions differed greatly in their ability to differentiate the groups. The strongest group differences were found in the area of narcissistic development, with the high user group significantly more impaired than the low user group. The strength of these findings lends empirical support to the notion that an addict population can be differentiated on diagnostic and ego psychological measures. This has important implications for methadone maintenance treatment programs, and, possibly, for drug programs in general.