ArticlePDF Available

Les films d’animation numérique et la répétition du cinéma

Authors:

Abstract

This paper explores the ways in which the theories and production of digital media can entail certain assumptions about the history of cinema. Particularly important is an exploration of two very different ways of conceptualizing and actualizing the repetition of cinema in digital animation. On the one hand, in Lev Manovich’s Language of New Media and in Sakaguchi Hironobu’s 2001 digitally animated film Final Fantasy : The Spirits Within, one finds a form of ‘fatal repetition,’ which insists on mediatic closure and systemization and reinforces a teleological approach to history. On the other hand, in recent theories of early cinema and in Rintarô’s 2001 animated film Metropolis, one sees a form of ‘serial repetition,’ in which repetition of cinema results in the production of incommensurable temporalities that defy resolution or completion while promising redemption. Between these two tendencies new possibilities arise for thinking between cinema and digital animation.
Transtext(e)s Transcultures 跨
跨跨跨跨跨
2 (2007)
Varia
................................................................................................................................................................................................................................................................................................
Thomas Lamarre
Les films d’animation numérique et la
répétition du cinéma
................................................................................................................................................................................................................................................................................................
Avertissement
Le contenu de ce site relève de la législation française sur la propriété intellectuelle et est la propriété exclusive de
l'éditeur.
Les œuvres figurant sur ce site peuvent être consultées et reproduites sur un support papier ou numérique sous
réserve qu'elles soient strictement réservées à un usage soit personnel, soit scientifique ou pédagogique excluant
toute exploitation commerciale. La reproduction devra obligatoirement mentionner l'éditeur, le nom de la revue,
l'auteur et la référence du document.
Toute autre reproduction est interdite sauf accord préalable de l'éditeur, en dehors des cas prévus par la législation
en vigueur en France.
Revues.org est un portail de revues en sciences humaines et sociales développé par le Cléo, Centre pour l'édition
électronique ouverte (CNRS, EHESS, UP, UAPV).
................................................................................................................................................................................................................................................................................................
Référence électronique
Thomas Lamarre, «Les films d’animation numérique et la répétition du cinéma», Transtext(e)s Transcultures
跨跨跨跨跨跨 [En ligne], 2|2007, mis en ligne le 11 juin 2009, consulté le 28 février 2015. URL: http://
transtexts.revues.org/85; DOI: 10.4000/transtexts.85
Éditeur : Transtext(e)s Transcultures 跨跨跨跨跨跨
http://transtexts.revues.org
http://www.revues.org
Document accessible en ligne sur : http://transtexts.revues.org/85
Ce document PDF a été généré par la revue.
© Tous droits réservés
Images 影像 Images
Les films d’animation numérique
et la répétition du cinéma
T
HOMAS
L
AMARRE
This paper explores the ways in which the theories and production of digital media can entail
certain assumptions about the history of cinema. Particularly important is an exploration of two
very different ways of conceptualizing and actualizing the repetition of cinema in digital
animation. On the one hand, in Lev Manovich’s Language of New Media and in Sakaguchi
Hironobu’s 2001 digitally animated film Final Fantasy: The Spirits Within, one finds a form of
‘fatal repetition,’ which insists on mediatic closure and systemization and reinforces a
teleological approach to history. On the other hand, in recent theories of early cinema and in
Rintarô’s 2001 animated film Metropolis, one sees a form of ‘serial repetition,’ in which repetition
of cinema results in the production of incommensurable temporalities that defy resolution or
completion while promising redemption. Between these two tendencies new possibilities arise
for thinking between cinema and digital animation.
Introduction
L
’étude des nouveaux médias semble appeler une théorie de la répétition historique. Les
débats entourant les nouveaux médias ont commencé, avec un regain d’insistance ces
dernières années, à faire référence à l’émergence du cinéma afin d’évoquer une époque le
cinéma lui-même en était un. Ceci est particulièrement vrai des études sur le cinéma
numérique, les films d’animation numérique et les jeux vidéo. Parfois, les critiques ne font
que souligner l’incroyable nouveauté apportée par les nouveaux médias, et offrent des
descriptions et des interprétations plus ou moins détaillées de ces prétendues nouveautés
tout en s’opposant aux « vieux» médias tels que l’imprimé ou le film. Mais d’ordinaire, il n’est
cependant pas suffisant de célébrer la nouveauté de ces nouveaux médias : insister sur la
nouveauté par opposition aux vieux médias revient à se confronter à un problème historique.
Après tout, les vieux médias ont autrefois été nouveaux. Et parfois, les vieux médias sont
réactualisés les disques vinyls peuvent faire un retour, avec une conception différente de
leur matérialité, être manipulés de façon particulière, arrêtés, scratchés, sautés ; comme
Christian Marclay qui, au milieu des années 1980, sablait, craquait, brisait et réparait des
disques afin de trouver de nouveaux sons. Ainsi, même lorsqu’on ne cherche qu’à énumérer
ou caractériser ce qui est nouveau à propos des nouveaux médias, on est confronté au
problème de la répétition historique sans parler du problème de l’ancien réactualisé et du
nouveau obsolète.
Les films d’animation numérique et la répétition du cinéma
跨文化
Transcultures
59
Philip Rosen a certainement raison de voir dans le discours sur la nouveauté des nouveaux
médias un écho du problème de la modernité. Il tente de prouver que l’opposition habituelle
entre le numérique et ses contreparties (que ce soit l’analogique ou l’indexical), a tendance à
devenir une lutte du nouveau contre l’ancien. Pour ce faire, il évoque le débat soulevé par
Reinhart Koselleck sur la problématique de l’historicité moderne, qui relève précisément de la
répétition.
1
La notion de nouveauté, explique Koselleck (via Nietzsche), suppose un paradoxe
temporel particulier — un paradoxe dont le sous-titre pourrait être « est-ce que la rupture est
une forme de relation? » Une fois que la rupture devient la valeur dominante pour
comprendre l’histoire (le nouveau abolit l’ancien), ce qui est nouveau aujourd’hui est ancien
le lendemain. Les modernes se lancent dans une recherche frénétique de la dernière
nouveauté, de la nouveauté la plus neuve. Le résultat est une culture du renouveau
perpétuel, à l’intérieur de laquelle, paradoxalement, rien ne change. L’innovation constante
inhibe la transformation au lieu de la permettre.
2
Néanmoins, refuser la rupture de la même
façon — refuser, par exemple, qu’il y a quelque chose de nouveau à propos des nouveaux
médias, c’est aussi paralyser les forces de transformation, c’est les rejeter catégoriquement. Le
problème est de penser la rupture en tant que relation — ou plus spécifiquement, la manière
selon laquelle la rupture fait apparaître une série de relations comme par magie.
Le postmodernisme a déjà réinventé, déplacé et intensifié ce paradoxe (ainsi l’idée de
Lyotard selon laquelle le postmodernisme est, en réalité, un moment de naissance innovante
au sein de la modernité), et requis aussi une plus grande attention à la problématique de
l’émergence. Malgré tout, le paradoxe persiste et Rosen suggère que, dans les débats sur les
nouveaux médias, la tendance à définir l’indexical ou l’analogique comme antagoniste au
numérique est une tentative pour dépasser et nier ce paradoxe.
3
Finalement, parce qu’il a
tendance à associer l’indexicaliavec l’histoire et l’historicité, Rosen souhaite attribuer une
certaine forme d’indexicalité aux nouveaux médias afin de prouver leur historicité. Pour lui,
nier tout degré d’indexicalité au numérique revient à refuser toute relation au réel et donc à
exclure toute potentialité à l’histoire. Bien que nous soyons d’accord avec le constat de Rosen
sur l’existence d’un paradoxe temporel au ur de la problématique des nouveaux médias,
nous doutons de la nécessité de mettre en place un moment fondamental (l’index, l’analogue,
ou un contact avec le réel) afin de penser de manière temporelle et historique. Son analyse
soulève donc des questions importantes. Est-ce que l’on a besoin d’un discours sur les
origines pour penser le mouvement et la transformation? Un discours moderne ou
moderniste est-il la meilleure manière de comprendre l’innovation ou la transformation?
Cet article aborde le problème de la répétition. Dans les deux premières sections, nous nous
pencherons sur les nouveaux médias en relation avec l’histoire du cinéma (c’est-à-dire, le
prétendu cinéma indexical, analogique, fondé sur la photographie). Nous nous intéressons
premièrement à une des pistes de réflexion portant sur la relation entre les nouveaux médias
et le cinéma dans The Language of New Media par Lev Manovich. Il ne s’agit cependant pas de
réduire la richesse de son propos à une simple formule. Mon propos consiste plutôt à montrer
comment l’insistance sur la nouveauté historique des nouveaux médias est souvent fondée et
garantie par l’idée d’une clôture historique du cinéma. Considérer le cinéma analogique
comme un système clos et cohérent a comme conséquence que le cinéma peut servir de
fondation et d’origine non reconnues au cinéma digital. Ceci nous mène à ce que nous
appellerons une répétition fatale l’idée de l’inévitabilide certaines formes de clôture et
de systématisation, de la fin comme à la fois complétion et destruction historique. La
1
Philip Rosen, Change Mummified: Cinema, Historicity, Theory, University of Minnesota Press, 2001, p.303-304.
2
Reinhart Koselleck, Futures Past: On the Semantics of Historical Time, MIT Press, 1985.
3
Rosen, Change Mummified, p. 314.
Thomas Lamarre
Transtext(e)s
跨文本
60
deuxième section analysera le film de Sakaguchi, Final Fantasy : The Spirits Within (2001)
comme exemple de répétition fatale.
La deuxième partie de cet article se tourne vers les études récentes sur le film à ses débuts, qui
nous donnent une image très différente du cinéma passé et présent. Ces études accentuent la
force ou le potentiel du film, présentant le cinéma comme divergent à ses origines. Elles
mettent donc en place un modèle différent pour penser la relation entre les anciens et les
nouveaux médias. Une autre forme de répétition apparaît ici, qui n’est pas fondée sur la
répétition de tendances systématiques implicites dans la forme, mais plutôt dans une
tendance de potentialisation complice de la forme que nous nommerons répétition sérielle.
Elle est cruciale pour comprendre l’impact des nouveaux médias sur les films d’animation et
les séries cultes produits pour un public de masse, auquel nous nous intéressons
particulièrement. La dernière section utilise Metropolis (2001), film d’animation réalisé par Rin
Tarô, afin d’y puiser une autre façon d’imaginer la relation entre le cinéma et l’animation
numérique.
La systématisation des formes filmiques
The Language of New Media de Lev Manovich fait allusion au problème de la répétition
historique lorsqu’il remarque que les nouveaux médias n’ont pas encore produit leur version
de The Birth of a Nation. Cela revient à dire que les nouveaux médias n’ont pas encore créé
d’objet fondateur qui pourrait consolider un langage propre analogue au langage
cinématographique établi.
4
Il suggère donc la possibilité que les nouveaux médias soient
limités d’une certaine manière, voire destinés, à répéter l’histoire du cinéma.
Le point de vue de Manovich sur l’histoire du cinéma évoque quelque chose proche de la
tragédie. Le cinéma, en tant que révolution au sein des médias, a inévitablement produit The
Birth of a Nation contre lequel l’avant-garde a perpétué les possibilités révolutionnaires du
film (A Man with a Movie Camera). Peut-être est-ce moins une tragédie qu’une fatalité.
L’histoire du cinéma exprime la fatalité des formes, une systématisation inévitable qui ruine
la promesse du cinéma alors même qu’il dépeint le futur à travers les failles que l’avant-garde
trouve dans le présent.
Des lignées vénérables d’études cinématographiques ont étayé cette interprétation de
l’histoire du cinéma comme révolution manquée. Le film fatal se cline en de nombreuses
versions. Noël Burch remet en question une vision selon laquelle les caractéristiques même de
la caméra détermineraient l’échec de l’expression cinématographique. Il s’interroge sur les
travaux de :
« Marcelin Pleynet, Jean-Louis Baudry et d’autres [qui] décrètent que les propriétés
optiques de l’objectif photographique (et, donc cinématographique), cette technologie
monoculaire tout droit issue de l’idéologie bourgeoise, étaient comme un « péché originel
» du septième art, une fatalité historique inhérente à sa nature, et ne pouvant être libérées
par des pratiques subversives. »
5
Ces critiques considéraient que les propriétés des lentilles, de l’appareil photographique et
cinématographique, retranchaient inévitablement le cinéma dans des formes spécifiques de
représentation. Cependant, Burch conçoit une autre version de la fatalité du cinéma. Il
avance, au contraire, qu’il n’y avait rien d’inévitable concernant l’essor de certains modes de
représentations de l’espace et du volume; bien qu’aujourd’hui ce mode puisse paraître
4
Manovich, The Language of New Media.
5
Noël Burch, La Lucarne de l’infini: Naissance du langage cinématographique, Nathan, 1991, p.155.
Les films d’animation numérique et la répétition du cinéma
跨文化
Transcultures
61
hégémonique, ce n’était pas une conséquence inévitable des propriétés de l’appareil
cinématographique. Burch parle « d’un mode institutionnalisé de représentation », pour
souligner le fait que le mode hégémonique de représentation cinématographique est le
produit de pressions institutionnelles, qui sont elles-mêmes liées à des préoccupations
financières (le capitalisme). En d’autres mots, les préoccupations socio-économiques
« conditionnent » la direction prise par la représentation cinématographique. La lentille
monoculaire n’a pas simplement contraint le cinéma à reproduire l’idéologie bourgeoise.
Malgré tout, nous faisons face à une révolution manquée, sans doute un peu moins fatale,
puisque Burch recherche des alternatives aux origines du mode institutionnalisé de
représentation.
David Bordwell, Janet Staiger et Kristin Thompson offrent une autre vision, moins
polémique, moins désespérée, une vision en apparence neutre et empirique de la fatalité du
cinéma dans la systématisation : la mise en place d’un « style cinématographique classique »,
l’ultime film fatal. Contrairement à Burch, ils ne mettent pas l’accent sur la manière dont les
préoccupations socio-économiques conditionnent l’expression filmique, mais reconnaissent
les développements historiques parallèles. Selon la description de Miriam Hansen :
«[ils] conçoivent le cinéma classique comme système intégral et cohérent, un système qui
met en relation un mode spécifique de production (fondé sur des principes fordistes
d’organisation industrielle) et une série de normes stylistiques interdépendantes,
élaborées autour de 1917 et demeurées en place plus ou moins jusqu’en 1960.»
6
Il en résulte le style hollywoodien classique qui est structuré :
« par des motivations et par une cohérence des causalités, du temps et de l’espace; par
une clarté et une redondance qui guide les opérations mentales du spectateur; par des
séries formelles de répétitions, de variations, de rime, d’équilibre et de symétrie ; et en
général par la composition unitaire et bien délimitée.»
7
Dans ces discours sur l’émergence d’un langage, d’un code, d’un style ou d’un mode de
représentation cinématographique standardisé, le cinéma semble condamné à l’échec, à
revenir sur sa promesse, à saboter sa propre révolution ou, du moins, à être forcé d’accepter
cette inévitable systématisation et cette standardisation. Ces histoires qui décrivent et
problématisent la standardisation de l’expression cinématographique soutiennent l’idée d’un
cinéma clos et complet qui, à son tour, hante et habilite les débats sur les nouveaux médias.
Manovich, par exemple, prend pour acquis que le cinéma est devenu un système (un langage,
un code, ou un style) complet, cohérent, essentiellement clos et intelligible. Apparaît alors la
question de la répétition historique. Est-ce que le cinéma numérique est condamné à répéter
le cinéma, à devenir un système clos, à créer son propre Birth of a Nation?
Animer la fin du cinéma
Final Fantasy : The Spirit Within (2001), un film inspiré d’une série extrêmement populaire de
jeux vidéo, semble avoir été conçu afin de remplir les critères du « cinéma numérique par
excellence », annoncé par Manovich deux ans auparavant dans son article « What is Digital
Cinema? » (1999). Il écrit :
« En principe, avec suffisamment de temps et d’argent, on peut créer ce que sera le
cinéma numérique par excellence : quatre-vingt dix minutes remplies par 129 600 images
entièrement peintes à la main à partir de rien, mais qui sont impossibles à distinguer de la
6
Miriam Bratu Hansen, “The Mass Production of the Senses : Classical Cinema as Vernacular Modernism”, in
Reinventing Film Studies, sous la direction de Christine Gledhill et Linda Willams, Arnold, 2000, p.336.
7
Hansen, 336.
Thomas Lamarre
Transtext(e)s
跨文本
62
photographie traditionnelle; »
8
De la même façon, les créateurs de Final Fantasy insistent :
« Aucun modèle de référence n’a été utilisé, aucun transfert numérique à partir d’être
humain réel n’a été fait afin de créer ces personnages; ils ont tous été construits à partir de
rien depuis l’ordinateur. »
9
Dans les deux cas, le cinéma numérique par excellence suppose la reproduction de l’action
telle qu’elle se présente dans la réalité (live-action), fondée sur la photographie ou sur le
cinéma analogue.
La relation entre le cinéma et l’animation numériques reste difficile à comprendre. Tant de
termes semblent caractériser cette relation. Cette abondance de termes indique une certaine
perplexité. Est-ce de la reproduction, de la simulation, de l’incorporation, de la recréation, de
l’inspiration, de l’évocation, de la transformation, de la sublation ?
Il est essentiel pour Manovich de distinguer les nouveaux médias des anciens par rapport à
leur relation au réel. Ce qui est important est que le cinéma, parce qu’il est indexical, entre en
contact et saisit le réel. A peu de choses près, son interprétation de la relation entre analogue
et numérique correspond à l’avis général, tel que le résume Rosen :
« Tandis que l’inscription analogique est relativement continue et dépend d’un contact
physique entre différentes substances (la peinture de l’artiste sur une toile, par exemple),
l’inscription numérique est relativement discontinue et dépend d’un code en apparence
arbitraire d’éléments rationnels et discrets (les chiffres). »
10
Mais alors, que saisissent les nouveaux médias, si ce n’est le réel? Les nouveaux médias
saisissent les autres médias. Ils sont fondamentalement omnivores, ce qui est selon Manovich,
une partie de leur problème.
Une question fondamentale sur les médias et la médiation est ici soulevée.
11
Si un média peut
incorporer ou subsumer tous les autres, peut-il aussi servir de médiateur à l’ensemble de
leurs relations? Quel genre de synthèse est-ce, si toutefois cela en est une? Le résultat est-il
simplement une machine géante, en pleine expansion, qui écrase tout sur son passage — à la
manière de ces conglomérats éclectiques qui apparaissent si souvent à la fin de nombreuses
productions de Otomo Katsuhiro (tel que Akira ou Roujin Z), qui implosent au ralenti en
révélant leurs pièces détachées ? Ou encore, les nouveaux médias sont-ils capables d’être les
médiateurs de tous ces éléments hétérogènes? Les nouveaux médias sont-ils par excellence la
machine hégélienne de l’omni-médiation? Ces questions à propos des médias et de la
médiation méritent une attention particulière.
Pour ce qui est du cinéma numérique, c’est un exemple bien particulier parmi les nouveaux
médias dont le but est de saisir le cinéma. Donc, comme l’animation, il est éloigné d’un cran
(au moins) du contact avec le réel. Son but est bien de saisir le cinéma, de le reproduire ou de
8
Lev Manovich, “What is Digital Cinema”, in The Digital Dialectic: New Essays on New Media, MIT Press, p.173-192.
Le chapitre 6 de The Language of New Media, “What is Cinema”, reprend le même argument, en mettant l’accent sur
«l’art de l’index».
9
Cette idée est considérée suffisamment importante pour l’inclure dans les remarques liminaires du DVD qui sont,
par ailleurs, assez brèves.
10
Rosen, Change Mummified, p.302.
11
Dans Remediation : Understanding New Media (MIT Press, 1999), Jay Bolter et Richard Grusin suggèrent que le média
peut être défini comme «ce qui remédie» (p.19). Cependant, parce qu’on ne sait pas si l’on doit comprendre la
médiation au sens classique du terme, leur étude soulève un certain nombre de questions posées ici, essentiellement,
est-ce que les médias médiatisent au sens classique du terme?
Les films d’animation numérique et la répétition du cinéma
跨文化
Transcultures
63
le simuler. C’est précisément le but de Final Fantasy. Son objectif est de faire un cinéma « à
partir de rien », c’est-à-dire sans le média analogique qui définit le cinéma. Le but est de faire
« un cinéma sans cinéma » réalisé à partir « d’un cinéma à travers l’animation ». Mais, si l’on
saisit le cinéma indexical, est-ce que l’on reproduit aussi son contact avec le réel? Est-il
amputé ou transformé, ou est-ce qu’on s’en est éloigné? Est-ce vraiment de la médiation?
Il est révélateur de noter que les spectateurs attentifs de Final Fantasy ont tout de suite réalisé
que la fabrication des acteurs de toutes pièces à partir d’un ordinateur, telle que leurs
créateurs l’avaient prétendue, était trompeuse. Le problème réside dans l’utilisation par les
réalisateurs de capteurs de mouvements. Comme nous le rappelle le texte de la jaquette du
DVD, la capture de mouvement fut effectuée grâce à « un membre de l’équipe de production
en costume moulant noir bordé de 37 marqueurs qui simulait des mouvements réels, captés
par 16 caméras spéciales reliées à des écrans d’ordinateur. » Les programmeurs utilisaient
ensuite ces données pour créer des squelettes en trois dimensions qui servaient de base pour
le design et l’animation des acteurs numériques. En d’autres termes, comme beaucoup de
spectateurs le firent remarquer sur des critiques en ligne, il ne s’agissait pas du cinéma
numérique par excellence ; des caméras avaient été utilisées. Bien que les cinéastes n’eussent
pas filmé de véritables acteurs par des moyens photographiques, ils avaient saisi les
mouvements de véritables personnes afin de mieux créer des acteurs qui bougeaient avec
réalisme, c’est-à-dire de façon à respecter les conventions cinématographiques. Final Fantasy
avait donc trompé ceux qui avaient considéré l’expression « à partir de rien » de façon
littérale.
On pourrait prétendre que la capture de mouvement est tout simplement un bon exemple de
la tendance qu’ont les nouveaux médias à utiliser la photographie et des éléments de live-
action comme un média parmi tant d’autres. En d’autres termes, le numérique peut utiliser
l’analogique, mais seulement comme un composant numérisé parmi tant d’autres.
Cependant, si certaines personnes qui ont vu Final Fantasy ont parlé de tromperie, c’est parce
que la saisie analogique du réel — même sous la forme d’une capture de mouvement — n’est
pas seulement un autre média numérisé parmi d’autres. C’est en quelque sorte une
condition fondamentale de ce cinéma numérique par excellence. L’insistance des cinéastes sur
le fait qu’aucun véritable acteur n’avait été utilisé ne fait qu’augmenter notre méfiance.
Un problème similaire hante l’éloignement par rapport à l’indexical. Les médias indexicaux
revêtent toutes les caractéristiques fondatrices une relation stable au réel, fondée sur leur
contact avec celui-ci, qui offre des points de référence stables et aussi une identité et une
histoire. Les nouveaux médias, par contre, ne touchent pas au réel et ne le mettent pas en
images. Les médias numériques génèrent plutôt des images à partir de chiffres, comme
distanciés de l’emprise du réel. De plus, puisque n’importe quel ancien média peut être
numérisé, les nouveaux médias desserrent la prise que les anciens médias ont sur le réel, en
les ouvrant aux manipulations et aux transformations qui jettent le doute sur leur emprise sur
la réalité. Les médias numériques génèrent des réalités au lieu de les enregistrer. En fait, les
nouveaux médias semblent menacer la logique des origines.
Cependant, Manovich, au moment précis où le lecteur pense que les nouveaux médias
pourraient nous mener par-delà la logique des origines ou la remettre profondément en
cause, la photographie et le cinéma live-action viennent à la rescousse. Les médias indexicaux
demeurent afin de fournir la preuve qu’il y a un réel quelque part, qui peut être touché et
saisi même si les nouveaux médias ne lui sont pas directement reliés. En d’autres termes,
l’indexical continue à fournir un fondement à cette version des nouveaux médias — dans une
version du réalisme qui nie la capacité des médias indexicaux à construire quelque réalité que
Thomas Lamarre
Transtext(e)s
跨文本
64
ce soit. C’est en ce sens que le langage des nouveaux médias est tributaire de notre capacité à
imaginer la fin du cinéma. Cependant, ceci signifie la fin dans les deux sens du terme. Cette
fin est à la fois la disparition du cinéma et son achèvement ou son apogée.
Final Fantasy suppose un mouvement presque identique à celui dont parle Manovich. A partir
d’un grand nombre de registres différents, le film prétend pouvoir nous mener par-delà la
logique des origines. Premièrement, en plus d’éviter le besoin d’endroits réels comme lieux
de tournage, le film déstabilise les relations avec un lieu de production. Ce film a été produit
partout et nulle part, des bribes d’information ont été transmises électroniquement entre des
ordinateurs situés à différents endroits au Japon et aux États-Unis. Deuxièmement, les
conventions narratives utilisées par les créateurs semblent puiser à la fois dans les jeux
vidéos, les films d’Hollywood et les animations japonaises. Il semble que Sakaguchi, qui avait
déjà développé l’histoire pour les jeux vidéo de la série Final Fantasy, ait travaillé avec deux
scénaristes américains, Al Reinhart et Jeff Vintar, afin de donner une teinte hollywoodienne à
son histoire « japonaise ». En effet, en réponse à ceux qui ont perçu cette histoire comme
essentiellement japonaise (et donc difficile à comprendre pour les Occidentaux), Sakaguchi
avance qu’elle a été écrite à Hollywood. Bien sûr, des doutes subsistent quant à la nature
supposée des conventions narratives japonaises et de leur capacité à s’affranchir de
l’hégémonie hollywoodienne et des conventions cinématographiques internationales (et du
risque qu’elles deviennent incompréhensibles). Mais, l’argument selon lequel l’histoire elle-
même a été produite dans différents lieux à travers le monde, demeure — sans point de
repère, lieu, ou source unique. Troisièmement, le nom de l’héroïne du film, Aki Ross, suggère
qu’elle est à la fois japonaise et américaine. Bien sûr, d’autres éléments pourraient fournir
d’avantage d’information sur ses origines, mais dans le film, la nature des origines n’importe
pas autant que la capacité d’Aki Ross à avoir plusieurs origines. Durant le film, par exemple,
elle porte en elle un extraterrestre qui est emprisonné à l’intérieur d’un champ de force situé
dans sa poitrine, ce qui lui permet d’ouvrir sa conscience de l’espace au-delà de la terre, sur
une autre planète. C’est donc à travers ces trois éléments que le film remet en question la
logique des origines en démultipliant ses endroits de production et ses origines.
Quatrièmement, et ceci est d’autant plus important, ce film raconte l’histoire d’une extinction
violente et du bouleversement d’une origine. Dans ce film, une planète rouge est détruite
après un événement qui n’est pas sans rappeler un holocauste nucléaire, cependant, ces
habitants, déportés sur la Terre (la planète bleue) par l’explosion, survivent sous une forme
spectrale. Ces fantômes, qui se nourrissent de l’esprit des humains, en viennent à menacer de
détruire aussi la vie sur Terre. De façon assez littérale, le film envisage la fin d’une planète à
la fois comme une annihilation et un achèvement. Les anciens habitants de la planète rouge,
autrefois en guerre, forment dans la mort une chaîne de vie fantomatique; il forme un tout
unitaire, bien que malveillant — un vestige de vie spectrale fondu en un à l’échelle planétaire,
chaque créature étant liée aux autres de façon inquiétante. Parce qu’elles ne sont plus
apparemment en guerre les unes contre les autres, les créatures chassent maintenant les
hommes. Le film essaye de montrer comment la Terre peut atteindre une certaine unité, elle
aussi — une unité bienveillante et régénératrice — qui sera en opposition avec le danger
spectral que représentent les fantômes. Évidemment, plusieurs humains devront mourir tout
au long du film avant que la Terre puisse atteindre sa belle unité sur Gaïa. À la fin, l’issue de
la bataille entre la vie verte et bleue et les spectres rouges dépendra de la victoire de la
guérison sur la destruction, de l’empathie sur la colère, de l’amour sur la haine. Et c’est
seulement parce que Aki Ross vit avec un organisme extraterrestre à l’intérieur de son corps,
tout près de son cœur, qu’elle comprendra le sort tragique des envahisseurs et qu’elle pourra
résoudre le conflit entre les deux peuples tel que nous venons de le décrire.
Les films d’animation numérique et la répétition du cinéma
跨文化
Transcultures
65
Afin d’assurer que la réalisation finale de l’unité sous-jacente à la vie sur Terre ne soit pas
perçue autrement que comme bienveillante, de nombreux adversaires sont structurés autour
d’archétypes fascistes et militaristes qui, les yeux remplis de haine et le visage défait par leurs
pulsions violentes, proposent d’attaquer leur propre planète dans le but d’annihiler les
envahisseurs fantômes. La fin proposée par les méchants est tout simplement une fin, une
destruction totale. La fin proposée par les gentils est, quant à elle, une apogée de la vie. Cela
rend possible la conception d’une bonne et d’une mauvaise mort — une mort mythique,
créatrice, qui permet de racheter les fautes, contre une mort militaire, destructrice, qui
conduit à l’annihilation. La bonne fin demande elle aussi la mort, mais d’un type tout à fait
différent : le sacrifice de soi pour les autres. Le héros (Grey) doit se sacrifier pour assurer que
l’unité de la vie puisse régner. C’est seulement avec la perte du bien-aimé, ou plutôt son
incorporation à l’esprit de Gaïa, que l’amour atteint ses objectifs. La logique sous-jacente du
film étant une logique de fin, il y a néanmoins beaucoup plus de mort que de vie.
Au final, Final Fantasy raconte l’histoire de la vie qui perd violemment ses origines, mais qui
survit malgré tout. Du point de vue des envahisseurs fantômes, c’est une histoire d’origines
absentes ou, plus précisément, d’origines traumatisantes. Leur terre natale n’a pas tout
simplement disparu, elle a été perdue de façon traumatisante. Dans le film, la terre natale des
humains est continuellement sous la menace de disparaître. Ce discours de la perte suggère
une logique psychanalytique à l’intérieur de laquelle la crainte de la perte devient plus
traumatisante que la perte elle-même dont la reconnaissance pourrait servir à faire
apparaître le processus de reniement implicite dans la répétition mélancolique de la perte.
Malgré tout Final Fantasy est plus proche de la thérapie « New Age » que de la psychanalyse.
En définitive, il y a une guérison et une rédemption plutôt qu’un déplacement, des signes de
refoulement et des masques. La fin est une fin, sous la forme de la rédemption et du salut de
la Terre. Plus précisément, le film imagine la rédemption de la terre natale, d’une origine,
mais à l’échelle mondiale.
L’histoire de Final Fantasy pète donc le problème de la fin qui est implicite dans la notion
même de production d’un cinéma numérique qui n’a pas recours au média
cinématographique — un cinéma réel fait à partir de rien, c’est-à-dire un réel sans origine. La
narration fait écho à la production, au sens les deux sont structurées autour de la création
d’un monde — pas seulement le monde du film (ses lieux, ses acteurs, ses actions), mais aussi
le monde filmique (sa réalité) à partir de rien. Tout le cinéma devra être généré sans le
cinéma. Autrement dit, la forme cinématographique doit être générée en l’absence de son
média, de sa matérialité. C’est comme si une matrice originaire avait été perdue. Il en résulte
un nouveau média emprisonné dans une quête paniquée de ses origines.
Dans le film, cette quête des origines (pour l’esprit qui se cache à l’intérieur) attire notre
attention sur l’effet spécial répété sans cesse — celui des formes digitales humanoïdes qui,
ironiquement, ont puisé leur vivacité chez un acteur réel à partir de capteurs de mouvement.
En d’autres termes, l’angoisse des origines nous oblige à revenir dans ce lieu étrange le
corps numérique puise son mouvement, sa vie, d’un véritable humain. C’est alors le
problème du réel à l’intérieur du cinéma numérique qui transforme l’histoire de Final Fantasy
en une quête pour des signes de vie — une recherche désespérée pour Gaïa.
L’intérêt de Final Fantasy se situe dans sa capacité à explorer de façon concrète le problème du
réel cinématographique. Le projet qui consiste à « faire du cinéma sans cinéma » dépend de la
fin du cinéma. L’impasse à laquelle est confronté ce projet peut être expliquée facilement :
pour que le cinéma numérique entre en relation avec le réel, il doit échouer. Si ce film avait
produit une simulation numérique vraiment parfaite, personne ne le considérerait différent
Thomas Lamarre
Transtext(e)s
跨文本
66
du cinéma traditionnel. En d’autres termes, le cinéma numérique doit répéter le cinéma dans
la différence. Ce projet demande donc une double perspective dans laquelle nous verrions du
cinéma sans voir le cinéma — d’où les analyses du film à partir du concept d’étrangeté (Livia
Monnet) ou de rotoscoping (Mark Langer).
12
Le problème de Final Fantasy est qu’il ne semble
jamais vraiment capable de savoir comment évoquer sa différence vis-à-vis du cinéma, ou du
moins de situer cette double perspective, dans le but de transmettre ainsi la signification de
l’importance de la différence numérique. Le film donne l’impression globale d’une tentative
vaine de dépasser le cinéma.
Final Fantasy nous indique aussi une impasse importante à laquelle les nouveaux médias
vont être continuellement confrontés dans leur relation avec le cinéma, et en particulier avec
ce qui relève de la production de longs métrages et de séries télévisées. De la même manière
que les animations sur celluloïd et les autres formes d’animation, le cinéma numérique
continuera à répéter le cinéma. (Peut-être devrions-nous appeler cette interface entre cinéma
et animation : « cinémation »). L’animation digitale ou « cinémation » continuera de
déplacer son attention vers la capture de mouvements, le mouvement et la vie — et donc vers
des questions d’animation et de génération au lieu des questions d’enregistrement et de
duplication. Et tandis que les médias numériques déplacent notre attention des questions de
l’index et du réel vers celles du mouvement et de la vie (de l’animation), ils auront tendance à
se fixer sur le côté humain. Le problème du traitement de l’humain devient, encore une fois,
une problématique centrale. Comme le montre Final Fantasy, voir l’homme comme une
limite physique plutôt que comme un pouvoir affectif pourrait très bien résulter en une quête
désespérée des origines, à l’intérieur de laquelle les anciennes identités et les vieilles histoires
sont à la fois désavouées et réécrites. Dans cette perspective, Final Fantasy ne représente pas
une révolution diatique qui pourrait renverser la souveraineté cinématographique et
engendrer son propre Birth of a Nation. Sa prétention à produire un nouveau monde
commence et se termine plutôt avec le renouveau mythique d’un monde des plus anciens.
C’est pourquoi je pense qu’il est important de rendre compte de la problématique des
nouveaux médias en tant que répétition historique — il y a, après tout, différentes façons de
répéter le cinéma et des façons différentes de répéter le cinéma.
Réinventer la potentialité perceptuelle du cinéma
Les appels à l’histoire qui sont au cœur de la refonte des études cinématographiques
aujourd’hui, sont au mieux compris comme une tentative de modifier l’histoire du cinéma en
déconstruisant l’histoire tragique du déclin du cinéma. Et c’est Deleuze qui me vient ici à
l’esprit dans sa réponse à Marx. Au début du 18
Brumaire de Louis Bonaparte Marx écrit:
« Hegel fait quelque part cette remarque que tous les grands événements et personnages
historiques se répètent pour ainsi dire deux fois. Il a oublié d’ajouter : la première fois
comme tragédie, la seconde fois comme farce.»
13
Et Deleuze répond:
«Il y a un tragique et un comique de répétition. La répétition apparaît même toujours
12
Livia Monnet, dans “Invasion of the Movie Snatchers”, suggère que l’effort de Final Fantasy pour construire un
réel cinématographique résulte en une répétition étrange: le cinéma hante l’animation digitale (Cf. Science Fiction
Studies, 31:1, Mars 2004). Mark Langer analyse Final Fantasy en fonction de la fin de l’histoire de l’animation, ce qui
signifie, selon lui, la fin d’une frontière entre l’animation et le cinéma live-action; il attire l’attention sur les effets
hyperréels générés par ordinateur qui ont brouillé ces frontières. Voir asifa.net/SAS/articles/. Récemment, à la
conférence du SAS à Farnham (2003), il a signalé une autre forme d’ « impossibilité » ou d’étrange dédoublement de
l’animation : le rotoscoping. En fait, nous pourrions voir Final Fantasy comme un lieu unique de double vision dans
lequel le numérique essaie de supplanter l’indexical, ce qui génère des effets étranges au sein même de son échec.
13
Karl Marx, Le 18 Brumaire de Louis Bonaparte, Éditions Sociales, p.15
Les films d’animation numérique et la répétition du cinéma
跨文化
Transcultures
67
deux fois, une fois dans le destin tragique, l'autre dans le caractère comique. »
14
Une grande quantité d’études sur les premiers films et les films muets ont découvert une
époque avant que le cinéma ne soit cinéma, avant que les images animées ne soient
construites d’un point de vue discursif et codifié intentionellement comme une forme de
divertissement différent des autres formes de spectacle tels que les spectacles de magie, le
vaudeville, les entresorts, les lanternes magiques. En réalité, le cinéma a toujours été une
farce, une comédie.
Un aspect crucial des études récentes sur les débuts du cinéma est la redécouverte (c’est-à-
dire la ré-invention) de la force du cinéma, avec un sens nouveau ou renouvelé de l’impact de
disruption et de transformation du cinéma sur la perception et sur la communauté, une force
oubliée dans l’importance accordée au défaut fatal et au déclin tragique du cinéma. Comme le
remarque Scott McQuire :
« Là où plusieurs critiques ont accentué l’impact disjonctif du cinéma sur la perception
humaine, les analyses récentes ont tendance à mettre l’accent sur le rôle du cinéma dans la
production d’un spectateur-sujet unifié […].les premiers auteurs étaient frappés
par la force du déplacement cinématographique opéré par la personnification de la vision
dans le cinéma, les analyses ultérieures ont mis l’accent sur la structure systématique de
cette identification « primaire » comme moyen d’atteindre une forme particulière de
clôture narrative. »
15
McQuire nous rappelle que les expériences et les théories du cinéma à ses débuts sont
diamétralement opposées aux théories cinématographiques qui ont percé après la deuxième
guerre mondiale et dominé le paysage intellectuel à partir des années 1970. Là où les critiques
d’après-guerre ont commencé à considérer le cinéma comme un mécanisme du conservatisme
social, comme une façon de construire et contrôler une expérience cinématographique
normative, les auteurs antérieurs considéraient souvent la potentialité d’un éveil politique ou
d’une subversion culturelle. En somme, le choc engendré par le cinéma promettait au départ
une transformation et une révolution, mais graduellement, la naturalisation et la
standardisation de la perception cinématographique ont été assimilées à des mécanismes de
régulation et de contrôle.
Avec la récente ré-invention des études cinématographiques centrées sur les premières
expériences cinématographiques et théories du cinéma, les commentateurs ont néanmoins ré-
inventé la force perceptuelle du cinéma. Cette ré-invention entraîne des conséquences
importantes sur notre manière de penser les nouveaux médias. En fait, comme l’ont souligné
les théoriciens des débuts du cinéma, le désir de ré-inventer la force du cinéma est issu de la
crise d’un type d’expérience cinématographique lié au cinéma urbain, amené par l’invention
de la vidéo, du home cinema et, ensuite, des DVDs et autres médias numériques.
16
Le 100
e
anniversaire de la naissance du cinéma en 1995 a engendré des réflexions sur sa fin. Ce n’est
pas que les films ont cessé d’être produits, mais les transformations au niveau de la
production, de la réception et de la distribution du cinéma (si l’on peut encore parler de
cinéma) ont été tellement significatives dans les années 1980 que les théoriciens du cinéma se
sont sentis obligés de repenser son identité. À la place du soi homogène et d’une identité
unitaire qui sous-tend la forme classique du cinéma et les modes institutionnalisés de
représentation, les théoriciens ont ré-inventé la force perceptuelle, une notion beaucoup
14
Gilles Deleuze, Différence et répétition, Paris: Presses Universitaires de France, 1968, 25.
15
Scott McQuire, Vision of Modernity : Representation , Memory, Time and Space in the Age of the Camera, Sage
Publications, 1998, p.70
16
Miriam Hansen, “Early Cinema, Late Cinema: Transformations of the Public Sphere”, Screen 34, n. 3 (Automne
1993) p.197-210.
Thomas Lamarre
Transtext(e)s
跨文本
68
moins stable et figée du cinéma. Et, pendant que le cinéma subissait une crise d’identité, les
théoriciens ont découvert qu’elle était divergente à partir de ses origines : elle n’était pas
identique à elle-même. Avec l’avènement de la vidéo et des médias numériques, il ne
semblait plus possible de parler de façon concluante de l’exploitation, de la domestication et
de la systématisation du potentiel cinématographique. Le cinéma apparaissait partout et nulle
part (ou du moins potentiellement) et pas de manière clairement systématique. Maintenant,
alors que l’on télécharge des films depuis Internet et que l’on convertit ces fichiers dans des
formats et des contextes de visionnements différents, comment ne pas reconnaître la force
perceptuelle des nouveaux médias? Le dénouement tragique du cinéma est estompé par
l’entrée en scène de cette économie bien particulière de vol, de don et de sacrifice, de piratage
et d’exorcisme.
Du point de vue des premières expériences et théories du cinéma, il est possible de penser la
relation entre les nouveaux médias et le cinéma d’une autre façon. Le cinéma répète à
l’avance tous les nouveaux médias. La relation entre les nouveaux médias et le cinéma peut
être vue comme une fête ou un rituel, comme une forme de répétition destinée à répéter ce
qui ne peut être répété, le moment où toutes les relations sont connues d’avance, mais
demeurent imprévisibles. Les nouveaux médias appelleraient la force divine et démoniaque
du cinéma, la font sortir de son temple et l’enferment dans toutes les maisons et les lieux de
travail, à chaque coin de rue et peut-être même dans toutes ces amulettes, talismans,
chapelets, ces films téléchargés sur des disques de la grandeur d’un porte-clés, tout cela au
nom du cinéma. Bien sûr, cette vision du cinéma présuppose une certaine liberté (ou vie)
des formes cinématographiques et de leur matérialité, et cette forme est destinée à ne pas
atteindre sa fin (téléologiquement) mais à se répéter (en série).
On peut avancer que cette relation de sérialité entre le cinéma et l’animation ne permet pas
une histoire ou des relations historiques. Si la sérialité rituelle aime le passé, ce n’est pas sous
forme d’histoire. Sa relation au passé est iconique et cosmologique (et souvent fétichiste) sans
préoccupation pour une vérification dans les faits de documents et d’artéfacts. Néanmoins, la
sérialité entraîne bien un mouvement et finit ainsi par produire des sujets. Sa relation avec le
temps ressemble davantage à une capture de mouvements qu’à de l’indexical. Mais on peut
penser que l’index n’est qu’une variation dynamique à partir de la capture de mouvements,
voire l’inverse. N’importe quel mouvement au sein de cette dynamique est considéré
suffisamment réel pour produire un soi (aussi petit soit-il) et donc de fonder des mouvements
conscients et inconscients de subjectivité (mémoire volontaire et involontaire). En ce sens,
même si la répétition sérielle a des relations différentes avec le passé de celles habituellement
considérées comme historiques, elle implique des relations qui peuvent finalement s’avérer
intéressantes quoiqu’inhabituelles.
L’image multidialectique
Le film d’animation Metropolis (2001) est une adaptation sur grand écran du manga Metropolis
(1949) — une œuvre de jeunesse de l’artiste de manga le plus renommés de tous, Tezuka
Osamu — et aussi l’évocation du film muet Metropolis de 1927.
Ce film d’animation a suscité beaucoup d’attention pour avoir rassemblé tant de talents et
tant de différentes visions d’une métropole du futur, habitée par des humains et des robots.
Rin Tarô, le réalisateur, célébré pour ces nombreux dessins animés adaptés de mangas (de
Galaxy Express 999 de Matsumoto Reiji à X de CLAMPS) a collaboré avec Otomo Katsuhirô
comme scénariste du film. Otomo est lui aussi reconnu pour ses talents d’artiste et de
réalisateur de mangas, particulièrement depuis la série Akira et le long métrage qu’il en a tiré.
Les films d’animation numérique et la répétition du cinéma
跨文化
Transcultures
69
Quelle a pu être la connexion entre le style de Rin Tarô et d’Otomo avec le style et la vision
du monde de Tezuka? En plus de ces trois styles caractéristiques (ceux de Rin Tarô, d’Otomo
et de Tezuka), le film d’animation a explicitement mis en contraste une des sources
d’inspiration du manga de Tezuka : le Metropolis de Fritz Lang. En effet, l’histoire écrite par
Otomo est tout autant redevable du film muet de Fritz Lang qu’elle l’est du manga de
Tezuka. Toutefois, l’histoire présente aussi un grand nombre d’idées propres à Otomo. La
scène finale, par exemple, est plus particulièrement marquée par son style que par celui de
Tezuka ou de Lang.
En somme, le film d’animation Metropolis a au moins quatre sources d’inspiration distinctes
qui y sont délibérément évoquées tant au niveau de la narration que dans le style. Cependant,
et malgré l’hommage constant à Tezuka, aucun style ou aucune vision ne semble médiatiser
les autres. En conséquence, le film risque de ne devenir qu’une mosaïque de citations et de
styles, sans autre motivation apparente qu’une refonte rentable des styles de grands maîtres
consacrés. De ce point de vue, l’animation Metropolis peut aussi bien être interprétée comme
simplement une autre tentative de l’impulsion récente de raconter des histoires à travers
différents médias.
Par exemple, le film d’animation Blood : The Last Vampire (2000) n’est qu’un chapitre dans
l’histoire du dernier vampire nommé Saya (qui est aussi tueur de vampires), une histoire
développée à travers trois romans, un manga, un jeu vidéo, tous situés à des périodes
historiques différentes. De la même façon, The Matrix Reloaded est apparu en même temps que
Animatrix (2003), une anthologie de courts métrages d’animation produits par des écrivains,
des réalisateurs et des studios différents qui présente différents points de vue sur le monde de
la Matrice; il y a même eu un jeu vidéo, Enter the Matrix (2003). On peut de façon légitime
associer cette nouvelle tendance à la volonté de capitaliser un film avec des novélisations, des
produits dérivés, des jouets, qui sont devenus le centre de la rentabilité de l’industrie
cinématographique. Les jeux vidéos constituent dorénavant une source majeure de bénéfices
pour un film, et parfois même la source première de bénéfices. Cette tendance à raconter des
histoires à travers plusieurs médias n’est d’ailleurs pas incompatible avec l’utilisation,
aujourd’hui ô combien familière, des films et des séries télévisées pour vendre des jouets. La
série Bionicle (2003) de Lego est le meilleur exemple cent de jouets destinés à l’adaptation
vidéo.
Malgré tout, il y a quelque chose d’intéressant au sujet de cette tendance à raconter comme
une série d’histoires à travers plusieurs médias. Cette forme de sérialisation ne nécessite plus
que la narration soit localisée dans un seul élément ou dans un seul média. La narration est
plutôt dispersée à travers différents médias et est souvent élaborée par différents auteurs,
avec des styles différents souvent d’emblée. Chaque média constitue un niveau différent
qui ajoute quelque chose à l’ensemble de l’histoire. Structurellement, ceci rappelle le
mouvement entre les différents niveaux de certains jeux vidéo. Par contre, dans ces séries
« intermédiatiques », les niveaux ne sont pas même vaguement hiérarchisés ni motivés en
fonction d’un dénouement ou d’une résolution finale. Il y va plutôt de différentes dimensions
d’un puzzle, d’un problème ou d’une quête. Mais, ce n’est peut-être pas sans ressembler à
certains jeux vidéos. Blood apparaît ici comme le précurseur de la série Matrix, et va encore
plus loin. Parce que Blood s’est défait (ou a tenté de se défaire) du contrôle de la vision des
auteurs en laissant aux différents artistes une grande marge de manœuvre dans l’élaboration
de leurs chapitres, tout en maintenant des référents historiques, ou du moins les références à
des événements phares tels que la Révolution française, Shanghai dans les années 1930, les
manifestations étudiantes des années 1960, et ainsi de suite. Le résultat est une production
sérielle de l’histoire ou une sérialisation de l’histoire. Ces séries posent ainsi des questions
Thomas Lamarre
Transtext(e)s
跨文本
70
importantes au sujet de ce qu’est l’histoire, et de l’impact des médias sur l’historiographie.
L’évocation de styles distincts et de médias différents dans l’animation Metropolis est une
variation de cette nouvelle tendance à la sérialisation historique. C’est une variation qui
construit ses couches et ses niveaux à partir d’œuvres antérieures élaborées sur d’autres
supports. À ce niveau, sa logique rappelle celle de la citation. Mais surtout, aux côtés de
citations stylistiques ou génériques, le film cite spécifiquement différentes sources en tant que
médias. Ce qui est particulièrement intéressant au sujet de Metropolis c’est qu’il cherche ensuite
à apporter une cohérence à tous ces styles différents en les organisant autour du problème du
média. On se rend compte graduellement que le film est structuré autour d’une tension entre
l’animation numérique et l’animation sur celluloïd, personnifiée par le robot Tima. Le film se
dégage donc de la logique narrative de médiation (historique) pour mieux se plonger dans
une logique de co-existence (médiatique). Le film évoque donc une rédemption plutôt qu’une
synthèse ou une résolution. Ceci requiert quelques explications.
Quelques unes des images les plus saisissantes du film sont celles le robot Tima, tel un
ange, est baigné par un halo de lumière. Elle nous apparaît pâle et rayonnante, avec une
crinière blonde et des yeux d’un bleu limpide, sur fond des traits sévères de la Ziggurat
imposante de Métropolis. Le désign rectiligne de la Ziggurat est en contraste net avec l’éclat
doux et harmonieux de Tima. La majorité du matériel promotionnel du film mettait l’accent
sur ce contraste. L’image de Tima avec la Ziggurat en arrière-plan apparaît, par exemple, sur
la jaquette d’une réédition du manga de Tezuka, et la couverture du livre promotionnel du
film pousse le contraste un peu plus loin, avec un dessin de profil de la tête de Tima, le visage
doux, angélique, rayonnant, tandis que l’intérieur de son crâne dévoile des courroies, des
roues et autres mécanismes. C’est une représentation astucieuse, bien calculée de la
problématique centrale du film : Tima est un robot qui ressemble entièrement à un humain
tout en trahissant une nature inhumaine. D’une part, elle est une enfant, belle et innocente,
angélique, voire humainement extraordinaire. D’autre part, il y a un autre aspect de Tima,
son côté « caché », sombre, qui découle de sa nature mécanique.
Les dernières séquences du film nous montrent le sombre destin de Tima, lorsque son soi-
disant « père » (son concepteur Duke Red) la prépare à sièger sur le trône au sommet de la
Ziggurat. Il avait demandé que Tima soit conçue à l’image de sa fille décédée tant aimée, mais
afin de l’aider à se rendre maître de la cité et du monde, de la métropole mondiale (selon la
structure générale du film, la métropole figure comme représentation métonymique du
monde). Une suite d’événements permet au robot d’échapper au contrôle de son « père »
pour se réfugier dans la métropole où elle tente d’échapper à ses poursuivants avec l’aide
d’un garçon nommé Kenichi, qui ne sait pas qu’elle est un robot. Durant la scène finale, après
que son père l’a capturée, le contraste entre les deux Tima jaillit et la part mécanique et
démoniaque transperce la peau de la Tima éclatante et angélique. La machinerie envahit son
corps, découvrant ses mécanismes internes, laissant seulement quelques morceaux de son
corps angélique. Toute une suite d’images montrent son visage mi-ange mi-machine. Même
dans les ultimes scènes de destruction, pendant que la Ziggurat tombe, alors que la
démoniaque Tima tente d’attraper Kenichi, on continue de voir des bribes de l’angélique
Tima. Et les créateurs du film n’ont apparemment pas pu s’empêcher de recourir au cliché :
juste avant que le robot ne se précipite dans la mort, il redevient pour un court instant
l’angélique Tima et reconnaît son ami Kenichi. Malgré tout, la force de film réside dans sa
représentation de Tima en tant qu’être presque littéralement déchiré entre deux possibilités,
deux identités, deux natures, et deux mondes.
Le contraste entre les deux Tima sert à organiser et à structurer le film entier. C’est aussi le
Les films d’animation numérique et la répétition du cinéma
跨文化
Transcultures
71
lieu où les différentes sources d’inspiration du film se rencontrent. Le contraste entre les
deux Tima permet à Otomo, le scénariste, d’évoquer ou de ressusciter des images familières
aux amateurs de ses projets précédents (qui sont des icônes d’Otomo) : celles d’une machine
omnivore, mais néanmoins autopoétique qui rappellent Akira, Roujin Z et Spriggan. En
même temps, le contraste permet de garder l’esprit du manga de Tezuka, dans lequelle le
robot Michi incarne la tension entre le démoniaque et l’angélique, entre le mal et le bien, entre
les adultes et les enfants, entre la domination et l’innocence. Cependant, contrairement au
robot Michi du manga de Tezuka qui change son identité sexuelle de garçon en fille et de fille
en garçon, le robot Tima est définitivement une fille. À cet égard, Tima s’inscrit dans la
tradition du robot Futura du Metropolis de Fritz Lang.
17
En fait, le contraste entre les deux
Tima permet à trois différentes histoires de robot de coexister : histoires distinctes mais
apparemment sans contradiction.
Il est important de se rappeler que dans le film de Lang, le mauvais père (Johan Frederson)
construit Futura à l’image de la Vierge Marie, dans le but d’anéantir l’esprit des travailleurs à
qui elle donne l’espoir et le désir d’un avenir meilleur. Le film d’animation Metropolis repose
clairement sur l’histoire d’une exploitation injustifiée de Lang (et de la romancière Thea von
Habou), dans laquelle le conflit entre la tête et les mains (entre les penseurs et les travailleurs)
est résolu par le cœur, ce qui devient très clair à partir de l’histoire d’amour entre Maria et le
fils (Freder Frederson). L’animation Metropolis évoque la révolte des travailleurs contre
l’exploitation comme dans le film de Lang, conjointement avec l’histoire de Tezuka de la
révolte des robots contre la discrimination ainsi qu’avec le scénario d’Otomo des machines
prenant vie et dont on perd le contrôle. Encore une fois, ces histoires coexistent d’une certaine
manière sans contradiction, bien que certains spectateurs puissent penser que l’histoire n’est
pas toujours très claire.
Dans le film d’animation, le cœur ou l’innocence promettent de guérir toute la gamme de
problèmes évoqués par ces différentes histoires, c’est-à-dire, l’exploitation et la discrimination
le complexe militaire industriel. Le «cœur » peut être interprété comme une sorte d’universel
qui permet aux différentes histoires de robot de se combiner harmonieusement. Malgré tout,
même si Metropolis appelle en premier lieu les humains à apprendre à comprendre, à
apprécier et à aimer les robots, il montre tellement de relations différentes aux robots et à la
technologie que le spectateur se retrouve finalement perplexe. Au lieu d’un seul cœur, le film
en possède plutôt plusieurs, existant en quelque sorte tous à travers la double nature de Tima.
C’est dans cette perspective que l’on pourrait dire de l’animation Metropolis qu’elle a
surdéterminé le robot Tima.
18
Par contre, l’animation Metropolis semble étrangement calculée, autant au niveau du style que
de la narration, pour exposer cette surdétermination, pour la porter à la surface. Le film
s’attarde sur l’impossible détermination du robot, qui demeure plein de potentiel tout en
étant « sousdéterminé », presque indéterminé.
19
Dans le film de Lang, par exemple, il est
toujours possible de faire la distinction entre la vraie femme Maria et le robot Futura. Dans
l’animation Métropolis, par contre, même si les deux personnalités de Tima sont distinctes,
17
L’évocation de robot de Lang trouve sa justification dans la postface écrite pour la première édition du manga dans
laquelle Tezuka explique que, même s’il n’avait pas vu le Métropolis de Lang, il avait vu des photographies tirées
apparemment de la scène du film où le robot Futura devient vivant.
18
Voir l’analyse de Louis Althusser sur la surdétermination et la contradiction dans Pour Marx, F. Maspero, 1997.
19
J’ai emprunté le terme de « sousdétermination » (« underdetermination ») au texte de Paul Dumouchel sur Gilbert
Simondon, in “Simondon’s Plea for a Philosophy of Technology”, in Technology and Politics of Knowledge, Indiana
University Press, 1995, p. 225-271. J’aime le terme de « sousdétermination » en ce qu’il implique une proximité avec
celui d’indétermination sans prétendre être la même chose.
Thomas Lamarre
Transtext(e)s
跨文本
72
elles sont inséparables. D’ailleurs, le film n’offre pas de transition psychologiquement justifiée
entre le robot innocent en quête d’amour et le robot qui détruira la ville. Les deux
personnalités coexistent en un seul être, ce qui permet à Tima de catalyser différentes actions
sans en devenir intégralement une part. Ce n’est pas étonnant que la phrase qu’elle répétera
sans cesse tout au long du film est « watakushi dare » ou « qui suis-je? ». Tima est un être sans
origine ou sans identité. Ou plutôt, c’est parce qu’elle possède plusieurs origines que la
question des origines est soulevée.
Le problème des origines multiples est assez différent de celui de la surdétermination
puisqu’il ne demande pas la médiatisation des contradictions. Par exemple, Metropolis ne
présente pas ces différents scénarios comme contradictoires et ainsi ne demande pas de
médiation entre des visions conflictuelles. Il situe plutôt le potentiel du robot comme une
sorte de « sousdétermination », c’est-à-dire, comme quelque chose qui ne détermine pas
activement, tout en n’étant pas complètement passif, quelque chose comme un média en tant
que conditions matérielles.
Le problème de Tima, ses origines multiples, est essentiellement un problème de médias. Il
répond à la situation énoncée par Manovich dans laquelle les différents médias sont
numérisés et combinés. Bien que la numérisation dût être le grand égalisateur qui les
médiatise tous, les différences entre les médias demeurent visibles, palpables, sensibles. Ces
traces indiquent la sousdétermination et non pas la médiation. Elles sont des traces d’un
potentiel matériel, qui est différent de l’index tel qu’il est habituellement décrit. (Je suggère
plus bas que la couleur est une façon d’imaginer cette trace et de prendre en considération
son aspect différentiel.) Dans beaucoup de productions des nouveaux médias, l’idée
principale n’est pas d’aplanir les différences entre les médias. Le but est plutôt de maintenir
l’impression d’un jeu différentiel entre les médias ou les différentes matérialités, même si ces
matérialités sont déjà transformées en une seule matérialité numérique — les nouveaux
médias en tant que multimédia. L’expérience en est souvent celle de médias multiples,
d’origines multiples ou de matérialités multiples. La problématique ici n’est cependant pas
celle du manque d’origines, d’absence de réel ou d’identité telles que les théories de l’index le
sous-entendent parfois. La problématique des nouveaux médias est celle des origines
multiples. Encore une fois, c’est précisément la problématique de Tima, le robot.
20
Comme il arrive souvent avec la multiplicité, la multiplicité de Tima prend la forme d’une
asymétrie productive (elle peut ainsi sembler binaire). Dans Métropolis, c’est le contraste entre
l’innocente, angélique Tima et la Tima mécanique, démoniaque qui maintient la présence
d’origines multiples. De façon significative, ce contraste est rendu par un contraste entre deux
formes d’animation — l’animation sur celluloïd et l’animation numérique. Par exemple, le
plan de l’angélique Tima devant la Ziggurat marque un contraste entre la dimension
numérique créée par l’architecture de la ville générée par un ordinateur et les personnages
aplatis, apparemment en deux dimensions, qui évoquent les surfaces peintes à la main,
caractéristique principale de l’animation sur celluloïd (même si elles sont fabriquées ou
coloriées à l’ordinateur). En général, l’angélique Tima évoque les techniques d’animation sur
celluloïd (indépendamment de l’amélioration numérique de ses couleurs et de son modèle),
tandis que les techniques d’animation numérique sont utilisées pour construire la métropole
comme espace impressionnant et hiérarchisé. Par la suite, durant les séquences de fin, la Tima
démoniaque émerge sous la forme de l’animation numérique. Les courroies et les roues de
20
Les questions de genre sont un problème pour Tima aussi bien que pour Aki Ross. Il est crucial de remarquer que
l’association entre la féminité et la matérialité fait de la femme ou des personnages féminins le lieu par excellence
pour imaginer la matérialité des médias. Si cela perpétue ou non le dénigrement du corps féminin est une question
qui mérite davantage d’attention dans le contexte des nouveaux médias.
Les films d’animation numérique et la répétition du cinéma
跨文化
Transcultures
73
son substrat mécanique apparaissent sous une forme clairement numérique. Les images
promotionnelles d’une Tima scindée en deux combinent astucieusement les techniques
d’animation sur celluloïd et numérique. En d’autres mots, les origines multiples de Tima
impliquent une asymétrie productive entre deux médias. L’ensemble du film est structuré
autour de la question de leur interaction.
Harmoniser l’animation sur celluloïd et l’animation numérique est devenu un problème
technique commun en animation, proche sous maints aspects de la « composition » (ce qu’on
appelle en anglais compositing) du cinéma « analogue » live-action avec l’animation numérique.
Comme d’autres artisans du cinéma, l’équipe de Metropolis a naturellement eu recours à un
grand nombre de techniques pour mieux harmoniser ou « composer » ces différentes couches,
pour camoufler l’écart entre les différentes dimensions évoquées par le style sur celluloïd et le
style analogue. Cependant, et cela peut être considéré comme étant la contribution de Rin
Tarô, le film souligne souvent ce contraste. La différence entre les deux médias demeurent
visible, palpable, et ce délibérément, comme si la tension incarnée par Tima s’était diffuse
dans le monde du film. Ou peut-être apparaît-elle comme la cristallisation de cette tension?
D’une façon ou d’une autre, ce film représente une expérience de médias multiples,
condensés sous la forme d’une asymétrie productive, établie entre l’animation sur celluloïd et
numérique, de la même façon que les deux Tima concentrent les différentes sources de
l’histoire. Le résultat n’est pas sans rappeler l’expérience que Benjamin nomme l’image
dialectique une expérience de la coexistence de temporalités ou de spatialités
incommensurables qui défient la résolution dialectique ou la médiatisation. Plutôt que de
produire des contradictions et une médiation qui catalysent certaines formes d’actions
politiques et de mouvements historiques, l’image dialectique a le grand mérite de brouiller la
reproduction culturelle de la sublation historique. Cependant, elle risque d’enlever au temps
historique et à la narration leur habilité à structurer les événements. Sa grande promesse
s’apparente à la venue d’un temps messianique de la rédemption.
A la place de la médiation, l’animation Metropolis propose quelque chose de proche de la
rédemption. C’est comme si, étant confronté à une expérience de la multiplicité qui défie la
médiation, le film ne peut que s’efforcer de racheter son asymétrie structurelle. Au niveau des
médias, la rédemption prend la forme de l’utilisation des couleurs. Cela revient à dire, qu’au
lieu d’harmoniser parfaitement les couches de celluloïd et les couches numériques en réglant
le problème de la dimension, les artisans de Metropolis ont opté pour la couleur. D’une part,
ils ont utilisé la couleur pour amenuiser la disjonction entre les couches de celluloïd et les
couches numériques, en peignant à la main les architectures numériques et en colorant
numériquement les personnages. D’autre part, avec les programmes numériques, ils ont
laissé les couleurs se développer dans deux directions incompatibles. Par exemple, ils ont
peint des scènes entières de rouge et de vert éclatants, rendant une combinaison de contraste
extrêmement violent avec des variations extrêmement subtiles (une infinité de tons de rouge
et de vert). En d’autres termes, tandis que les couleurs semblent apporter un certain niveau de
médiation (sous la forme de compositing), sa fonction première est de répéter l’asymétrie
inhérente à l’expérience des médias multiples, sous la forme de super-contrastes et de
variations infinies. Parfois, le film ne peut être regardé que si l’on prend en considération les
couleurs, leurs croisements divisant sans besoin de s’arrêter sur les contradictions ou les
médiatisations. Les couleurs font naître des profondeurs sans dimension, dans lesquelles
deux, trois ou quatre couches peuvent coexister. Cela fait référence à une autre sorte de temps
ou de profondeur qui promet de racheter la coexistence troublante de multiples médias, des
origines, des identités, des mondes et des histoires multiples.
Mais, pour revenir à la question qui hante Rosen, est-ce qu’il est réellement possible de parler
Thomas Lamarre
Transtext(e)s
跨文本
74
d’histoire ou de relations historiques? Au lieu d’une relation entre l’ancien et le nouveau,
entre le passé et le présent, l’animation Metropolis suggère que, au cœur des nouveaux médias
il y a une non-relation entre le vieux et le nouveau. La question nous mène précisément vers la
non-contradiction et la non-médiation, vers la répétition comme (non)relation. Les nouveaux
médias ne sont pas de bon augure pour l’histoire, comme façon de valider des documents
fondés sur des traces indexicales du passé qui sont déterminantes (si ce n’est qu’en dernière
instance). Les nouveaux médias se dirigent tout de même vers un passé qui est
potentiellement moins passif, un passé qui ne se satisfait pas de jouer le rôle de fondation
dans le but de maintenir les priorités temporelles pour les actions présentes. Au lieu d’une
répétition fatale de la mort des systèmes antérieurs, la répétition historique engendrée par les
nouveaux médias implique une répétition sérielle et s’ouvre au festival, au rituel et au mythe.
Bien sûr, les spectateurs et les artisans du cinéma peuvent être forcés d’assumer une destinée
tragique selon laquelle le nouveau n’est véritablement nouveau que pour autant qu’il n’ait
jamais été vieux.
ResearchGate has not been able to resolve any citations for this publication.
ResearchGate has not been able to resolve any references for this publication.